Le Mal, 1914 – 1917 (extraits), par René Arcos.

 

Petit-Louis est peintre. Il est aussi trop petit et trop maigre pour aller à l’armée. La guerre éclate et bien qu’il soit réformé, il veut rentrer dans l’aviation. « Mais il n’a pas d’appareil » lui fait-on remarquer. Reste l’infanterie. « Mais il se (sent), à vrai dire, peu d’inclination pour cette arme dont une gloire obscure compense mal les périls trop certains. » Lejeune, son ami pacifiste, finit de l’éloigner d’un enthousiasme guerrier dont le souvenir lui fait honte. Il devient journaliste pour le World Evening Bulletin. Ses voyages sont autant d’occasions de dénoncer une guerre qui se poursuit quand éclate la révolution de 1917.

L’ouvrage est achevé d’imprimer le 31 juillet 1918 par les Éditions d’Action sociale à la Chaux-de-Fonds en Suisse. On y trouve de forts accents autobiographiques. Réformé, l’auteur a été correspondant de guerre du journal américain Chicago Daily News
Il fonde en 1918 les Éditions du Sablier à Genève, puis il prend part avec Romain Rolland à la fondation de la revue Europe. Il en est le rédacteur en chef jusqu’en 1929.

 
Pourquoi la guerre?

« Pour notre juste cause », s’écrient-ils tous aujourd’hui en sellant leur cheval de bataille. Quelle juste cause? mineur de Westphalie qui remontes de ta mine pour te jeter, encore ébloui par la lumière du jour, sur le naïf moujik que son maître pousse à ta rencontre. « Pour la défense de nos libertés, » psalmodie le chœur des esclaves. « Pour notre vérité qui est la seule évidente, reprennent en refrain les gardiens du régime. « Pour la protection de nos biens », pensent tout bas les détenteurs du coffre-fort.

L’Europe déchirée.

Depuis plusieurs mois qu’il collaborait au World Evening Bulletin, Petit-Louis avait parcouru la France dans tous les sens. Il avait vu des ports, des grandes villes de province, des villages blottis au fond des vallées, des gares pleines d’hommes armés, des routes sillonnées par d’immenses convois, des églises où des prêtres parlaient d’espoir au crépuscule à des foules anxieuses, des casernes qui s’emplissaient et se vidaient selon la loi océanique du flux et du reflux, des cheminées d’usines qui souillaient le ciel jour et nuit avec une sorte de fureur obstinée. Il avait vu sortir discrètement des hôpitaux, à l’aube ou à la nuit, par la petite porte de derrière, les cadavres de maints héros. Il avait pénétré dans la forteresse interdite et parcouru les rues aux boutiques closes en compagnie d’un officier froid et songeur; de temps en temps, il fallait entrer dans les maisons pour laisser éclater les obus. Tapi derrière des sacs de grains dans le wagon d’un train de ravitaillement qui s’avançait sans lumière vers la ville détruite, s’avançait et reculait, selon que le bombardement bafouillait ou devenait plus précis, il avait été épargné par l’obus qui tout à coup déchiqueté et enflammé les premières voitures. Au bord de villes endormies, la nuit, à travers une longue succession de toits de verre, il avait vu monter des lueurs qui embrasaient le ciel. Il avait assisté à l’agonie d’un soldat, un enfant, sur une civière, dans une gare sale. Il avait vu des jeunes recrues, dans un terrain pierreux au fond de la Bretagne, se précipiter la baïonnette en avant sur des sacs de terre qu’ils perforaient en hurlant. Il n’avait qu’à laisser descendre ses regards en lui-même pour y retrouver les mille et une images que le fléau y avait déjà déposées.

Toutes les plaintes qu’il avait entendues, les sanglots véhéments, les gémissements entrecoupés de hoquets, les râles au fond des hospices, la mélopée déchirante des blessés, le geignement des veuves, les lamentations des vieilles et des vieux, et aussi le cri rauque des trains aux yeux rouges, et aussi le vent avec son sifflement mauvais de présage par les longs après-midi couleur de cendre, le vent, les trois mers et l’océan aboyant à la mort, la souffrance des êtres, de la terre et des eaux, les mille appels, les mille douleurs du monde dans les tenailles et sur l’enclume, il les portait maintenant en lui, il en frémissait comme un orgue dont tous les tuyaux s’exclament à la fois, et sa chair lavée de larmes était la proie de l’immense et funèbre cacophonie qui montait du patrimoine dévasté.

De l’Aquitaine à la Franche-Comté, du golfe de Gascogne aux Alpes, des sables de la Méditerranée aux murailles granitiques de la pointe du Raz, des Pyrénées aux côtes de la mer du Nord, c’était partout le même exode des mâles vers les cercles infernaux, là-haut. Le monstre ennemi vautré sur la France, les ongles enfoncés dans sa chair, en aspirait tout le meilleur sang avec son million de suçoirs. Devant chaque ventouse il fallait un homme, il fallait toujours un homme. Toute l’énergie du pays se décollait des frontières, affluait à l’intérieur et s’écoulait vers le Nord en fleuves épais. Les oreilles les plus fines entendaient un grand bruit de cascade dans un gouffre insondable, mais personne ne voulait songer aux sources qui se tarissaient de jour en jour.

De temps en temps, les deux adversaires se soulevaient de terre et front contre front, solidement arc-boutés sur leurs piliers d’acier, emplis jusqu’aux sabots de foudre et de tonnerre, crevant le sol sous leur poids et faisant fuir les nuages de leur souffle, essayaient l’un et l’autre d’avancer d’un pas. Le beuglement du vainqueur et la plainte du vaincu faisaient haleter dix nations pendant une semaine, puis la même fatigue ramenait dans leur antre les deux colosses ruisselants de sueur et de sang. Avant la nouvelle étreinte, il fallait panser les membres déchirés, recoller les os brisés, enfouir sous la terre une montagne de fumier et de pourriture, tasser le rapide oubli sur beaucoup de morts auxquels les vivants voulaient songer encore. Il fallait démonter la machine, en nettoyer touts les rouages et changer bien des pièces. Personne ne céderait. Le niveau de la colère montait toujours, emportant les plus timorés dans ses remous. La commune frénésie allumait jusqu’aux vieillards qui brandissaient du haut des tribunes leurs poings gonflés d’un sang réchauffé. De nouveaux combattants s’étaient précipités dans la mêlée comme obéissant à une attraction invincible. Infailliblement, jour par jour, heure par heure, d’autres nations s’en approchaient à leur tour. Chacun voulait frapper, chacun voulait tenir un rôle dans l’œuvre de destruction. Toutes les forces du mal, longtemps tenues en échec, prenaient d’un seul coup une éclatante revanche. L’Europe allait-elle mourir et amener le monde à monter avec elle sur son bûcher? Était-ce là le prélude d’un cataclysme encore inimaginable? Était-ce la fin du monde des hommes?

Mais non, le monde ne mourrait pas pour si peu. Il continuerait à vivre, parce qu’il le faut bien et aussi parce que, malgré tout, il en a bien envie. L’époque seule est mauvaise et se trompe. Que le sang et les larmes coulent aujourd’hui, après-demain ne s’en souviendra plus et reverra l’homme éclater de rire, danser et chanter, alors même que la terre n’aura pas fini de digérer les « autres ».

 

Mort en lâche ou tendre héros? 

Petit-Louis, en rentrant d’Angleterre, avait trouvé chez lui cette lettre navrante de Madame Lejeune, la femme de son ami:

Cher ami,

Mon mari a été fusillé la semaine dernière et j’en ai reçu l’avis officiel il y a trois jours. « Mort en lâche », était-il écrit sur le terrible papier. C’est, paraît-il, la formule en pareil cas. Georges n’avait pas répondu à l’ordre de mobilisation et il a attendu avec sérénité l’arrivée des gendarmes. Il aurait pu fuir, il en avait les moyens; il ne l’a pas voulu. Il a refusé d’endosser l’uniforme militaire malgré de nombreuses et pressantes exhortations. Le dénouement, prévu hélas! ne s’est pas fait attendre; ils l’ont livré aux exécuteurs du conseil de guerre et quelques jours après il tombait sous les balles de ceux-mêmes pour qui il a combattu et souffert toute sa vie. Que vous dire? Je suis aujourd’hui abîmée dans ma douleur et mes larmes. Ils ont tué cet homme bon, honnête, et qui, je peux le dire, n’a jamais eu une pensée basse. Il a succombé dans une lutte inégale, n’ayant pour lui que sa foi et son amour contre leurs codes et leurs fusils. Mais c’est encore lui le vainqueur. J’ai la conviction que le sang de mon tendre héros n’aura pas coulé en vain. On peut fusiller un homme mais pas une idée. Vous savez comme il croyait à la force de l’exemple. L’humanité connaîtra des jours moins sombres et le sacrifice des meilleurs de ses fils n’aura pas été consenti en vain. J’essaierai de former à son image le fils qu’il m’a laissé. J’espère que la haine n’entrera jamais dans son cœur, même pas celle des meurtriers de son père. La tâche qu’il me reste à accomplir près de ce petit enfant que je couvre de baisers du matin au soir est mon seul réconfort en ces heures de souffrance inexprimable.

Jeanne LEJEUNE.

René Arcos par Frans Masereel (1929).

Pour aller plus loin:

  • L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos. Une nouvelle d’une grande force satirique, par le cofondateur de la revue Europe.
  • Tout n’est peut-être pas perdu suivi de Les morts (poèmes), par René Arcos.
  • L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux. Un souvenir du climat des jours de l’entrée en guerre, à rapprocher des souvenirs de Gabriel Chevallier.
  • Aux peuples assassinés, par Romain Rolland. Un des textes publiés dans la revue Demain d’Henri Guilbeaux.
  • Tu vas te battre (poème), par Marcel Martinet. Texte écrit aux premiers jours de la Grande Guerre.
  • Dans la tranchée (poème), par Noël Garnier.
  • Le Noyé (poème), par Lucien Jacques.
  • Éloignement (poème), par Marcel Sauvage.
  • Malédiction (poème), par Henri Guilbeaux. Un texte prophétique sur les bombardements aériens, qui laisse entendre en 1917, qu’en matière de guerre industrielle, le pire est encore à venir.
  • Au grand nombre (poème), par Pierre Jean Jouve. Un poème de jeunesse d’un auteur qui marquera ensuite une rupture totale avec la première partie de son œuvre.
  • Chant d’un fantassin suivi de Élégie à Henri Doucet (poèmes), par Charles Vildrac. Un des piliers de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, fervent pacifiste.
  • L’illumination (poème), par Luc Durtain. Un très grand poète oublié, l’ensemble du recueil, consultable en ligne, vaudrait d’être réédité.
  • Requiem pour les morts de l’Europe (poème), par Yvan Goll. Poète franco-allemand -né en fait dans l’Alsace-Lorraine occupée- qui adopte d’emblée une position pacifiste. Inventeur du « surréalisme » dont la paternité lui sera disputé par André Breton qui le juge trop classique, il meurt dans l’oubli. Il peut être considéré comme un des rares poètes expressionnistes écrivant en français.
  • Frans Masereel, par Luc Durtain. Sur le graveur et peintre flamand dont l’œuvre est indissociable de l’engagement pacifiste.
  • Discours de Pierre Brizon le 24 juin 1916. Premier discours de rupture avec l’Union sacrée, trois députés socialistes votant pour la première fois contre les crédits de guerre.
  • L’Adieu à la patrie (poème), par Luc Durtain. À mes yeux, peut-être, le plus beau poème qu’on ait pu écrire sur cette guerre.
  • La première victime de la guerre, par Gabriel Chevallier (extrait du roman La Peur). Première victime, ou premier héros.
  • La Folie au front. Les traumatisés de la Grande Guerre. Entretien avec Laurent Tatu.
  • Les vases non communicants, par Jean-Bertrand Pontalis. Dans ce texte sur la rencontre manquée entre surréalisme et psychanalyse, Jean-Bertrand Pontalis évoque une expérience fondatrice faite par André Breton alors qu’il travaillait avec les traumatisés de la Grande-Guerre.

 

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