Chant d’un fantassin, par Charles Vildrac.

à André  Bacque

Je voudrais être un vieillard
Que j’ai vu sur une route ;
Assis par terre au soleil
Il cassait des cailloux blancs
Entre ses jambes ouvertes.

On ne lui demandait rien
Que son travail solitaire.
Quand midi flambait les blés,
Il mangeait son pain à l’ombre,

Je connais dans un ravin
Obstrué par les feuillages
Une carrière ignorée
Où nul sentier ne conduit.

La lumière y est furtive
Et aussi la douce pluie;
Et un seul oiseau parfois
Interroge le silence.

C’est une blessure ancienne,
Étroite, courbe et profonde
Oubliée même du ciel ;

Sous la viorne et sous la ronce
J’y voudrais vivre blotti.

Je voudrais être l’aveugle
Sous le porche de l’église :

Dans sa nuit sonore il chante !
Il accueille tout entier
Le temps qui circule en lui
Comme un air pur sous des voûtes.

Car il est l’heureuse épave
Tirée hors du morne fleuve
Qui ne peut plus la rouler
Dans sa haine et dans sa fange.

Je voudrais avoir été
Le premier soldat tombé
Le premier jour de la guerre.

Les membres du groupe de l'Abbaye en 1906. Charles Vildrac est le premier à gauche. À côté de lui René Arcos, derrière lui Albert Gleizes.

ÉLÉGIE A HENRI DOUCET

Tué le 11 mars 1915 (extrait)

Pendant trente ans ton père a fabriqué
Des fusils Lebel, à la Manufacture;
Et maintenant qu’elle est finie, la guerre,
Le voici retraité.

Il trouve encore à s’employer aux champs,
Mais il est triste ; il pense à son fils mort;
Il pense au temps où il t’aidait le soir
A broyer tes couleurs, à tendre tes toiles;
Au temps où le dimanche, au petit jour,
Vous partiez à la pêche ensemble.

Et son métier aussi, lui manque:
Le voici dévêtu de la vieille habitude;
Il n’aima pas en vain sa tâche tant d’années.

Mais comme il ne sait pas démêler ses regrets
Ni penser au delà de ses mains travailleuses,

Cœur trop simple, il confond dans la même tendresse
Son temps de père heureux et les jours sans reproche
Où ses doigts ajustaient d’innombrables fusils
Semblables au fusil qui tua son enfant.

Poèmes extraits de Chants du désespéré (1914-1920), Paris, Nouvelle Revue Française, 1920.

Voir aussi sur ce site:

  • L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux. Un souvenir du climat des jours de l’entrée en guerre, à rapprocher des souvenirs de Gabriel Chevallier.
  • Aux peuples assassinés, par Romain Rolland. Un des textes publiés dans la revue Demain d’Henri Guilbeaux.
  • Tu vas te battre (poème), par Marcel Martinet. Texte écrit aux premiers jours de la Grande Guerre.
  • Tout n’est peut-être pas perdu suivi de Les morts (poèmes), par René Arcos. Par le futur cofondateur de la revue Europe.
  • Dans la tranchée (poème), par Noël Garnier.
  • Le Noyé (poème), par Lucien Jacques.
  • Éloignement (poème), par Marcel Sauvage.
  • Malédiction (poème), par Henri Guilbeaux. Un texte prophétique sur les bombardements aériens, qui laisse entendre en 1917, qu’en matière de guerre industrielle, le pire est encore à venir.
  • Au grand nombre (poème), par Pierre Jean Jouve. Un poème de jeunesse d’un auteur qui marquera ensuite une rupture totale avec la première partie de son œuvre.
  • Chant d’un fantassin suivi de Élégie à Henri Doucet (poèmes), par Charles Vildrac. Un des piliers de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, fervent pacifiste.
  • L’illumination (poème), par Luc Durtain. Un très grand poète oublié, l’ensemble du recueil, consultable en ligne, vaudrait d’être réédité.
  • Requiem pour les morts de l’Europe (poème), par Yvan Goll. Poète franco-allemand -né en fait dans l’Alsace-Lorraine occupée- qui adopte d’emblée une position pacifiste. Inventeur du « surréalisme » dont la paternité lui sera disputé par André Breton qui le juge trop classique, il meurt dans l’oubli. Il peut être considéré comme un des rares poètes expressionnistes écrivant en français.
  • Frans Masereel, par Luc Durtain. Sur le graveur et peintre flamand dont l’œuvre est indissociable de l’engagement pacifiste.
  • Discours de Pierre Brizon le 24 juin 1916. Premier discours de rupture avec l’Union sacrée, trois députés socialistes votant pour la première fois contre les crédits de guerre.
  • L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos. Une nouvelle d’une grande force satirique, par le cofondateur de la revue Europe.
  • L’Adieu à la patrie (poème), par Luc Durtain. À mes yeux, peut-être, le plus beau poème qu’on ait pu écrire sur cette guerre.

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