Au grand nombre, par Pierre Jean Jouve.

Pour Fernand Desprès

À toi qui viens vers le blessé,
Qui poses le canon du revolver entre ses yeux,
Et tires;
À toi qui fusilles ton ami
Sans vouloir le reconnaître;
À toi qui fais sauter la tête au soldat de garde endormi;
À toi qui lances dans l’air la bombe anonyme;
À toi qui nettoies la tranchée,
Ô ivre,
Tournant et retournant le couteau
Afin que ce ne soit bien lavé de sang vivant,
Afin qu’il n’y ait plus une seule prière vivante;

À toi, soldat de tous pays,
À toi, professeur
Qui écris – les mots empoisonnés comme des plaies,
Les mots de fausseté, d’ordure et de sang qui coule;
À toi, prostituée derrière les batailles
Qui baises les cadavres de demain, et pourris ceux qui reviennent de la mort;
À toi, prostitué, riche et maître banquier,
Pour qui précisément sont tuées cette nuit cent mille jeunes vies;
À toi, gouvernant hilare, aux mains pleines
D’ambitions, de lâchetés et d’argent sale,
Ô Bête couverte d’honneurs!
(Te voilà dans le crime jusqu’aux yeux; le crime emplit la terre et l’esprit; le crime est dieu;
Tiens-toi ferme au milieu de la houle et ferme les yeux sur les morts,
Sur ceux-là qui sont véritablement tes morts;
Que le crime soit toujours plus grand, que le peuple soit toujours plus malade,
Que le crime soit implacable -comme une peste ou le glissement d’un mont;
Qu’il détruise en dix années l’ouvrage de centaines d’années,
Et puisses-tu sauver tes os, ô gouvernant, dans la tourmente!)
À vous tous,
Je ne vous jette pas une pierre de haine;
Je vous contemple avec des yeux clairs, car le doute n’est pas pour mon coeur un étranger;
J’attire sur vous tous une lumière inhabituelle.
J’ai de vous tristesse et humanité -quand bien même vous me haïriez,
-Et vous me haïssez, je le sais,
Je marcherai demain en tête des victimes.

Ô vous tous,
Je sens que si je ne vous aime point -par quelque voie détournée,
Il me manque le plus précieux;
La vie me manque et n’est-ce pas le plus précieux?
Je sens que si je ne fonde pas, sur vous aussi,
La grande cité des divins compagnons,
La grande cité du monde ne sera jamais fondée.
Et le malheur, et l’esclavage, et la mort continueront comme par le passé.

septembre 1916

Extrait de Poème contre le grand crime, Genève, 1916, Éditions de la Revue Demain.

 

Félix Édouard Vallotton, Verdun Tableau de guerre interprété projections colorées noires bleues et rouges terrains dévastés, nuées de gaz, 1917. Huile sur toile, 114 x 146 cm Paris, Musée de l’Armée. Œuvre présentée dans le cadre de l'exposition 1917 du centre Georges Pompidou Metz du 26 mai au 24 septembre 2012.

Pour aller plus loin:

Voir aussi sur ce site:

  • L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux. Un souvenir du climat des jours de l’entrée en guerre, à rapprocher des souvenirs de Gabriel Chevallier.
  • Aux peuples assassinés, par Romain Rolland. Un des textes publiés dans la revue Demain d’Henri Guilbeaux.
  • Tu vas te battre (poème), par Marcel Martinet. Texte écrit aux premiers jours de la Grande Guerre.
  • Tout n’est peut-être pas perdu suivi de Les morts (poèmes), par René Arcos. Par le futur cofondateur de la revue Europe.
  • Dans la tranchée (poème), par Noël Garnier.
  • Le Noyé (poème), par Lucien Jacques.
  • Éloignement (poème), par Marcel Sauvage.
  • Malédiction (poème), par Henri Guilbeaux. Un texte prophétique sur les bombardements aériens, qui laisse entendre en 1917, qu’en matière de guerre industrielle, le pire est encore à venir.
  • Au grand nombre (poème), par Pierre Jean Jouve. Un poème de jeunesse d’un auteur qui marquera ensuite une rupture totale avec la première partie de son œuvre.
  • Chant d’un fantassin suivi de Élégie à Henri Doucet (poèmes), par Charles Vildrac. Un des piliers de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, fervent pacifiste.
  • L’illumination (poème), par Luc Durtain. Un très grand poète oublié, l’ensemble du recueil, consultable en ligne, vaudrait d’être réédité.
  • Requiem pour les morts de l’Europe (poème), par Yvan Goll. Poète franco-allemand -né en fait dans l’Alsace-Lorraine occupée- qui adopte d’emblée une position pacifiste. Inventeur du « surréalisme » dont la paternité lui sera disputé par André Breton qui le juge trop classique, il meurt dans l’oubli. Il peut être considéré comme un des rares poètes expressionnistes écrivant en français.
  • Frans Masereel, par Luc Durtain. Sur le graveur et peintre flamand dont l’œuvre est indissociable de l’engagement pacifiste.
  • Discours de Pierre Brizon le 24 juin 1916. Premier discours de rupture avec l’Union sacrée, trois députés socialistes votant pour la première fois contre les crédits de guerre.
  • L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos. Une nouvelle d’une grande force satirique, par le cofondateur de la revue Europe.
  • L’Adieu à la patrie (poème), par Luc Durtain. À mes yeux, peut-être, le plus beau poème qu’on ait pu écrire sur cette guerre.

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