La Guerre d’Éthiopie: un inconscient italien, par Olivier Favier.

 

L’Italie rend hommage à un criminel de guerre.

Le 11 août dernier, un mausolée au Maréchal Rodolfo Graziani a été inauguré dans sa ville natale d’Affile, à 70 km de Rome. La région l’a financé à hauteur de 230 000 euros. En Italie, personne ou presque n’a relayé ce curieux évènement.

Avec Mario Roatta, Rodolfo Graziani est le plus grand criminel italien de la seconde guerre mondiale. De 1943 à 1945, il a été Ministre de la défense puis des Forces armées de la République Sociale Italienne, inféodée aux nazis. En 1948, il a été condamné à 19 ans de prison et libéré quelques mois plus tard. Président d’honneur du parti néofasciste MSI, il est mort chez lui, à Rome, en 1955.

Depuis octobre, les réactions à gauche se sont multipliées, exigeant la destruction du monument. Aujourd’hui Rodolfo Graziani n’est plus seulement perçu comme un chantre du “nazifascisme”. On rappelle aussi son action en Libye et en Éthiopie: elle lui a valu par deux fois le surnom de “boucher”.

La période libyenne a été largement évoquée dans le film de Moustapha Akkad, Le Lion du désert, en 1981. Le film, interdit en Italie, a été diffusé sur la plateforme privée Sky, après le séjour historique de Mouammar Kadhafi à Rome, en 2009.

Gabriella Ghermandi dans le spectacle « la petite fille qui demeure » (La bambina che resta), où le récit est entrecoupé d’extraits d’un livre dont elle évoque ainsi la genèse. Photo: Mario di Bari.

Une tardive culture postcoloniale.

La campagne éthiopienne, dont on sait qu’elle fut le sommet du consensus fasciste en Italie même, demeure un conflit sans image et sans imaginaire. Un Temps pour tuer, unique roman d’Ennio Flaiano, futur scénariste de Federico Fellini, est l’une des rares œuvres publiées à distance de quelques années, en 1947.

Cette conquête, qui a rassemblé quelques 400 000 militaires italiens, est considérée par nombre d’historiens comme la répétition générale de la seconde guerre mondiale. Mais sa mémoire est restée confinée dans le secret des familles.

Il faut attendre 1996 pour que le ministre de la défense italien reconnaisse l’usage des bombes à ypérite sur les populations civiles. Le puissant journaliste d’opinion Indro Montanelli, ancien officier en Éthiopie, a alors présenté ses excuses pour avoir nié des faits depuis longtemps établis et documentés par l’historien Angelo Del Boca.

En 2007, paraît le roman de Gabriella Ghermandi, Reine de fleurs et de perles, aussitôt reconnu comme un des plus beaux fleurons de l’italophonie naissante, quand son auteure, née en Éthiopie, est en fait au trois-quart d’origine italienne. Ce qu’elle dit de la guerre et des cinq années d’occupation trouve néanmoins un large écho dans le milieu universitaire, signe aussi que l’institution s’intéresse désormais aux études postcoloniales.

L’argument est désormais convoité par la littérature populaire. Le roman de Carlo Lucarelli, La huitième Vibration, en 2008, est traduit en français, malgré de nombreux clichés et un exotisme douteux.

L’historien Angelo del Boca (né en 1925) dans le film de Luca Guadagnino, Inconscio italiano (2011). À l’arrière plan, la reproduction d’une célèbre tapisserie éthiopienne représentant la bataille d’Adoua (1896), première défaite d’une puissance coloniale lors d’une bataille rangée. L’Italie renonça pendant trente-neuf ans à toute velléité de conquête en Abyssinie.

Des spécialistes parlent à un cinéaste.

Bien plus intéressant est Inconscio italiano (Inconscient italien), le documentaire de Luca Guadagnino présenté au festival de Locarno en 2011, et montré pour la première fois en France lors de la séance d’ouverture des 7èmes Rencontres du cinéma italien de Grenoble, en novembre 2012.

Luca Guadagnino, auteur de deux longs métrages remarqués, Melissa P (2005) et Amore (2009), a passé sa prime enfance en Éthiopie. Son film est découpé en deux parties.

La première est une suite de six entretiens filmés de façon intimiste. L’historien Angelo del Boca ouvre ce cycle de conversations. « J’étais terrorisé à l’idée qu’il refuse » concède le réalisateur, tant le fondateur des études postcoloniales italiennes règne encore en maître sur le territoire qu’il a créé.

La figure du maréchal Graziani, vice-roi de l’Afrique Orientale Italienne en 1936, revient dans tous les discours. En 1935, il est à la tête de l’offensive qui part de Somalie. Emilio del Bono commande celle venue d’Érythrée, appuyée par 60 000 ascari, ces auxiliaires dont le souvenir alimentera la haine entre Éthiopiens et Érythréens. Rodolfo Graziani est aussi le premier à utiliser les gaz. C’est lui qui, victime d’un attentat le 19 février 1937, déclenche trois jours de représailles dans Addis-Abeba, connus sous le nom de « massacre de Graziani ». Fait unique dans l’histoire coloniale, il ordonne trois mois plus tard l’éradication de l’élite religieuse du pays. C’est le massacre de Debré Libanos.

Détail du monument du Yekatit 12 à Addis Abeba, en mémoire au « massacre de Graziani », commencé le 19 février 1937 (Yékatit 12 dans le calendrier éthiopien). Angelo del Boca estime que ces représailles firent quelques 6000 victimes en 3 jours. Photo: Wikicommons.

Inconscient italien et cauchemar éthiopien

La seconde partie du documentaire est un modèle de traitement cinématographique et poétique de matériaux documentaires. Il s’agit pour l’essentiel de films puisés dans les archives de l’Istituto Luce. Certaines scènes, comme le mariage de la fille du vice-roi, moment clé de la propagande de la nouvelle Afrique Orientale Italienne, sont déjà évoquées, et en partie montrées, dans la première partie du film. À ce point pourtant, il n’y a ni commentaire ni cohérence narrative: un simple flux d’images sur une musique hypnotique et oppressante, jouant de répétitions furtives, de lectures inversées, d’associations cauchemardesques. Aux villages incendiés et aux bombardements au gaz, font écho les images de propagande sur les soins prodigués par les médecins fascistes aux « indigènes » défigurés par les maladies tropicales.

S’y joignent des fragments d’un « exotisme pur », tirées de l’expédition Franchetti de 1928-1929: lionne et lionceaux se disputant une proie, émeus, zèbres, oiseaux, serpents, crocodiles. À cette nature innocente et cruelle, mémoire enfantine de Luca Guadagnino, vierge de toute présence humaine, se superpose la violence d’une guerre totale et longtemps refoulée, qui en cinq années d’occupation couta la vie à 450 000 Africains.

Telles sont les images que le réalisateur offre à notre regard, comme pionnier d’une éducation nouvelle: celles d’un « inconscient italien » qui depuis un an voyage de festivals en projections militantes, sans être sorti en salles ou sur le petit écran. Ce n’est pas assez, faut-il croire, pour que les Italiens d’aujourd’hui refusent massivement tout honneur au boucher d’Éthiopie.

Pour aller plus loin:

  • La rubrique À l’Ouest d’Aden de ce site, où l’on trouvera des liens vers les articles consacrés à la Corne de l’Afrique, une bibliographie et une filmographie.
  • Un article (en italien) d’Antonio Maria Morone sur le surprenant silence de la presse italienne suite à l’érection du monument au Maréchal Graziani. Le 22 novembre dernier, des silhouettes ornées de commentaires suggestifs ont été accrochées sur le monument: la presse, soudain très réactive, évoque une enquête en cours, et rappelle que les carabiniers ont retrouvé les auteurs des graffitis précédemment laissés sur le monument.
  • Un excellent entretien (traduit en français) entre Wu Ming 2 et Giuliano Santoro, est paru le 10 décembre 2012 sur Article 11.
  • Gabriella Ghermandi,  Regina di fiori e di perle, Rome, Donzelli, 2007. Le premier roman d’une auteure italo-éthiopienne qui se présente comme une grande fresque sur l’Éthiopie de la colonisation à nos jours. Voir le site de l’auteure.
  • Angelo Del Boca, Italiani, brava gente?, Neri Pozza, 2005
  • Elvio Cardarelli, Dove la vita si nasconde alla morte, Ghaleb, 2008. Le journal et les photographies d’un soldat durant la conquête de l’Éthiopie.
  • Luca Guadagnino, Inconscio italiano, (Italie, 2011). Sur la conquête de l’Éthiopie par l’Italie en 1935, le refoulement de l’histoire coloniale italienne et la montée du racisme devant l’immigration récente. Voir une recension avec en lien un entretien écrit et filmé sur le site italien Rapporto confidenziale.
  • Fabienne Le Houerou, Hôtel Abyssinie, avec Patricia Plattner, 52 minutes, 1997, ARTE, CNRS audiovisuel, Télévision Suisse.

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