Éloignement, par Marcel Sauvage.

 
La nuit craque, éclate.
Déjà cicatrisée, la nuit.
Mais lui
Sa tête ouverte, son front qui baille
Et ses hoquets.

Il nous fallait
Courir, marcher encore, aller jusqu’au bout.
La boue glissait entre nos pieds.
Les longs et froids serpents de la boue
Entre nos pieds.

Je suis revenu quatre fois.
Il n’était pas mort. Il respirait
Gémissait comme un enfant
Vomissait du cerveau sur le guéret.
A tâtons, j’ai pris ses papiers collés de sang.

Quand je me suis penché la dernière fois
Sur sa tête éventrée
C’était la mer, il m’a semblé
La mer obscure que j’entendais
Qui se plaignait, douce et lointaine

Comme éternelle au fond des coquilles désertes.

 

Extrait de Quelques choses, Paris, La Veilleuse , 1919   préface de Ph. Lebesgue et trois images de F. M. Berthet.

Le combat au corps à corps était redouté par nombre de soldats même si les blessures par armes blanches restèrent statistiquement marginales.

Dans ses « Réflexions après coup », écrites en préface à son recueil d’écrits sur la guerre, Marcel Sauvage (1895-1985) se fait l’écho d’un antimilitarisme de l’après, tel qu’on en vit beaucoup passé l’armistice. On y retrouve -et le titre de l’ouvrage dit assez le traumatisme- ce besoin de ne pas conclure à l’inutilité d’une guerre qui, à distance, peut à bon droit être considérée comme la catastrophe initiale -c’est d’ailleurs l’intuition suivie par la plupart des auteurs de cette anthologie. Marcel Sauvage l’appelle la « der des der », réussie ajoute-t-il dans un autre passage de cette préface, pour ne plus dire victorieuse:

 « Dans une de ses pensées et maximes, Chamfort écrit: “Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s’aperçoit qu’il faut vivre au jour le jour, oublier beaucou, enfin éponger la vie à mesure qu’elle s’écoule.”

D’autre part, un jeune écrivain, prix Goncourt, affirme: “La vie est faite d’oubli.”

Je regrette, je n’ai pu éponger certaine partie de ma vie. Et j’ai dit non à l’oubli, parce que la vie est également faite de souvenirs et que, malgré tout, les plus tristes sont souvent les plus forts. C’est pourquoi j’ai réuni, dans ce livre, les contes, nouvelles et notes que j’ai écrits en 1914-1918 ou peu après.

Qui se souvient des soldats de 14-18?

Convient-il de se souvenir des combattants de la Marne, de Champagne, de Verdun… d’en appeler une fois encore à l’opinion, pour les derniers survivants qui disparaissent dans l’indifférence?

Peut-on oublier, sinon mépriser, même à longue échéance, la souffrance des hommes qui se sont battus pour une cause qu’ils croyaient juste?

Trop tard, pour juger les résultats d’une hécatombe?

J’ai vu s’éteindre tant de lumière humaine au fond des yeux des camarades moribonds, dans la gadoue des champs ou des tranchées! Leur mort, au bout de leur humble existence, avait toujours, qu’on le veuille ou non, l’aspect d’une défaite soumise aux révisions de la postérité.

Je suis, de foi, antimilitariste, parce que je pense et espère qu’un jour -au-delà des contingences fatales du moment- l’imbécilité humaine et sa férocité conjointe en d’impitoyables volontés de puissance, céderont la place à un véritable esprit de communion et de progrès humanisé, pour aboutir à une paix générale entre les tenants du phénomène humain.

Mais -ce n’est pas contradiction- par un rappel de mémoire, celui en particulier de ma jeunesse, je veux évoquer le souvenir des soldats -partis innocemment pour la der des der- soldats qu’il a été, qu’il est encore de bon ton, en France, de mépriser dans des milieux différents, alors que la folie militariste est promue à l’extrême, par ailleurs, sous des couverts idéologiques, d’autant plus effarants qu’ils sont en majeure partie périmés, dans un climat qu’on dit nouveau, en proie, hélas, aux mêmes appétits de violence que ceux des pires époques de l’Histoire. C’est à quoi je pense chaque fois que je regarde avec une émotion, qui ne va pas sans restriction, la statue banale d’un poilu de village planté sur des plaques de marbre où s’alignent des noms de morts pour la patrie. »

Préface à Le premier homme que j’ai tué, Paris, Grasset, 1976 (livre disponible en format numérique).

Voir aussi sur ce site:

  • L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux. Un souvenir du climat des jours de l’entrée en guerre, à rapprocher des souvenirs de Gabriel Chevallier.
  • Aux peuples assassinés, par Romain Rolland. Un des textes publiés dans la revue Demain d’Henri Guilbeaux.
  • Tu vas te battre (poème), par Marcel Martinet. Texte écrit aux premiers jours de la Grande Guerre.
  • Tout n’est peut-être pas perdu suivi de Les morts (poèmes), par René Arcos. Par le futur cofondateur de la revue Europe.
  • Dans la tranchée (poème), par Noël Garnier.
  • Le Noyé (poème), par Lucien Jacques.
  • Éloignement (poème), par Marcel Sauvage.
  • Malédiction (poème), par Henri Guilbeaux. Un texte prophétique sur les bombardements aériens, qui laisse entendre en 1917, qu’en matière de guerre industrielle, le pire est encore à venir.
  • Au grand nombre (poème), par Pierre Jean Jouve. Un poème de jeunesse d’un auteur qui marquera ensuite une rupture totale avec la première partie de son œuvre.
  • Chant d’un fantassin suivi de Élégie à Henri Doucet (poèmes), par Charles Vildrac. Un des piliers de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, fervent pacifiste.
  • L’illumination (poème), par Luc Durtain. Un très grand poète oublié, l’ensemble du recueil, consultable en ligne, vaudrait d’être réédité.
  • Requiem pour les morts de l’Europe (poème), par Yvan Goll. Poète franco-allemand -né en fait dans l’Alsace-Lorraine occupée- qui adopte d’emblée une position pacifiste. Inventeur du « surréalisme » dont la paternité lui sera disputé par André Breton qui le juge trop classique, il meurt dans l’oubli. Il peut être considéré comme un des rares poètes expressionnistes écrivant en français.
  • Frans Masereel, par Luc Durtain. Sur le graveur et peintre flamand dont l’œuvre est indissociable de l’engagement pacifiste.
  • Discours de Pierre Brizon le 24 juin 1916. Premier discours de rupture avec l’Union sacrée, trois députés socialistes votant pour la première fois contre les crédits de guerre.
  • L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos. Une nouvelle d’une grande force satirique, par le cofondateur de la revue Europe.
  • L’Adieu à la patrie (poème), par Luc Durtain. À mes yeux, peut-être, le plus beau poème qu’on ait pu écrire sur cette guerre.

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