Malédiction, par Henri Guilbeaux.

 
Prompt, souple, audacieux, sur la grande cité vogue un aéroplane,
par-dessus les rues populeuses ronronne son moteur téméraire,
et curieuse et guouailleuse, le contemple et l’interroge la foule.
Tout à coup sans qu’on la voie et telle une pomme d’automne détachée de l’arbre choit une bombe;
elle s’écrase, éclate et coule son suc destructeur:
bruit sourd -bris sec de vitres- sifflement aigre du bois qui s’arrache.

Prompt, souple, audacieux et calme, sur la cité vogue un aéroplane.
A tous les carrefours se conglomère et gesticule la foule.
Comme des épis qu’impérieusement dresse le vent se haussent les têtes,
Tout à coup exclamations, cris, gémissements: un vieillard, une femme, un enfant chancellent.
D’un mur qui se crevasse, s’effritent et s’éparpillent des fragments de pierre.
la foule murmure et arc-boute de courroucés et menaçants bras.

Oiseaux guerriers, vous précipitez dans l’air le désastre et la ruine;
les hommes inoffensifs, vous les triturez par la poudre et le feu
ne soyez pas maudits;  mais maudite soit la  guerre, maudits ceux qui l’ont propulsée;
honnis soient tous les vils et sournois préparateurs de la catastrophe.

Et les escadrilles d’avions qui là-bas irradient l’incendie et le meurtre!
Et la flotille aventureuse de dirigeables coupant  les vagues de l’air et versant nuitamment des bombes!
O science violée abominablement et sans remords  par les hommes!
O science souillée et corrompue par les artisans  des atroces massacres!
O science chassée des laboratoires et menée avec brutalité sur les champs de bataille,
comme une vierge douce et tendre livrée à une  section de soldats saoûls.
O science pareille à la femme superbe et irrésistible devenue instrument de crime!
Œuvrez avec patience, cherchez, inventez encore, savants, physiciens et chimistes;
votre labeur n’enfante pas le bien de l’humanité,  mais sa scientifique et honteuse  extermination.
A la guerre sont tyranniquement soumis votre  jeune et forte science et votre zèle alerte.

Aviateurs français, allemands, marins de l’air,
ne soyez pas maudits!  mais que soient anathémisés-lâchement abrités-les ordonnateurs du saccage!
Et vous qui avec violence discourez sur la barbarie et la férocité-ô pharisiens,
ô pharisiens, rappelez-vous les crimes de Fourmies, de Narbonne et de Villeneuve-Saint-Georges,
évoquez, à cette heure, les exécrables forfaits qu’accomplirent gouvernants et capitalistes;
remémorez-vous les charges et les massacres,
la dure et ignominieuse immolation de ceux qui  crurent un jour à vos lois!
qu’on relate sans nulle omission les plus récentes expéditions coloniales,
et que sur votre vaste écran soient projetées les inouïes atrocités marocaines.
Que sans nulle exception, ils soient honnis, ils soient maudits!
ils soient maudits tous ceux qui ordonnent tuerie, massacre et destructions,
les oppresseurs de l’humanité trop longtemps tolérés!

Poème extrait du recueil Du champ des horreurs, Genève, Éditions de la revue Demain , 1917.

Tullio Crali (1910-2000), Bombardamento Aereo, 1932. Les futuristes, qui ont massivement soutenu l’intervention de l »Italie dans la première guerre mondiale et un fascisme naisannat dont ils préfiguraient les valeurs, devinrent les artistes officiels du régime. « L’aeropittura », qui donna lieu à un manifeste en 1929, est caractéristique de l’évolution rhétorique du mouvement. Rappelons que le premier bombardement aérien de l’histoire est précisément l’oeuvre d’un pilote italien durant la guerre italo-turque pour la conquête de la Libye en 1911.

Pour aller plus loin: Écrit aux balbutiements de la guerre aérienne, ce poème se révèle terriblement prophétique, y compris dans ses allusions aux atrocités marocaines, avant même les premiers bombardements au gaz de l’armée espagnole. La terrible ironie de l’histoire veut qu’Henri Guilbeaux, ardent pacifiste et défenseur de la révolution de 1917, se range dans les années 30, après avoir vu à l’œuvre les horreurs du stalinisme, parmi les zélateurs de Mussolini. Ses derniers propos font état d’une conscience quasiment délirante, qu’une vie de luttes a finalement brisée. Voici quelques livres sur l’histoire des bombardements au vingtième siècle:

  • Sven Lindqvist, Une histoire du bombardement, Paris, La Découverte, 2012 (précédente édition aux éditions Le Serpent à plumes en 2002 sous le titre Et maintenant tu es mort… Le siècle des bombes.). L’auteur restitue, dans une démarche tant littéraire qu’historique, un siècle d’histoire des bombardements, et restitue notamment la part capitale des guerres coloniales.
  • Howard Zinn, La Bombe. De l’inutilité des bombardements aériens, Montréal, Lux, 2011. Excellent ouvrage autour du bombardement d’Hiroshima et sur ceux de Royan, les 14-15 avril 1945, auquel participa l’auteur. Ces bombardements dépourvus d’utilité stratégique à quelques semaines de la capitulation sont demeurés célèbres pour l’utilisation « pionnière » du napalm, déjà expérimenté sur Tokyo en février.
  • Gert Ledig, Sous les bombes, Paris, Éditions Zulma, 2006. Un roman tout entier construit autour d’un bombardement aérien allié sur une ville allemande, durant la seconde guerre mondiale. Paru en 1956 en Allemagne, ce livre extraordinaire passa inaperçu jusqu’à sa réédition en 1999.
  • Kurt Vonnegut, Abattoir 25, Paris, Seuil, 1971. Sur le bombardement de Dresde.
  • Joseph Heller, Catch 22, Paris, Grasset, 2004. Voir aussi le film homonyme de Mike Nichols (1971).
  • W.-G. Sebald, De la destruction comme élément d’histoire naturelle, Arles, Actes Sud, 2004.
  • Jörg Friedrich, L’incendie. L’Allemagne sous les bombes 1940-1945, Paris, de Fallois, 2004.
  • Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, Le Seuil, 2008.
  • Voir enfin cet article de Jacques Pauwels sur le blog « Jolimai »: Retour sur la destruction de Dresde.

Dresde, fin 1945. Photo: Richard Peter.

Voir aussi sur ce site:

  • L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux. Un souvenir du climat des jours de l’entrée en guerre, à rapprocher des souvenirs de Gabriel Chevallier.
  • Aux peuples assassinés, par Romain Rolland. Un des textes publiés dans la revue Demain d’Henri Guilbeaux.
  • Tu vas te battre (poème), par Marcel Martinet. Texte écrit aux premiers jours de la Grande Guerre.
  • Tout n’est peut-être pas perdu suivi de Les morts (poèmes), par René Arcos. Par le futur cofondateur de la revue Europe.
  • Dans la tranchée (poème), par Noël Garnier.
  • Le Noyé (poème), par Lucien Jacques.
  • Éloignement (poème), par Marcel Sauvage.
  • Malédiction (poème), par Henri Guilbeaux. Un texte prophétique sur les bombardements aériens, qui laisse entendre en 1917, qu’en matière de guerre industrielle, le pire est encore à venir.
  • Au grand nombre (poème), par Pierre Jean Jouve. Un poème de jeunesse d’un auteur qui marquera ensuite une rupture totale avec la première partie de son œuvre.
  • Chant d’un fantassin suivi de Élégie à Henri Doucet (poèmes), par Charles Vildrac. Un des piliers de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, fervent pacifiste.
  • L’illumination (poème), par Luc Durtain. Un très grand poète oublié, l’ensemble du recueil, consultable en ligne, vaudrait d’être réédité.
  • Requiem pour les morts de l’Europe (poème), par Yvan Goll. Poète franco-allemand -né en fait dans l’Alsace-Lorraine occupée- qui adopte d’emblée une position pacifiste. Inventeur du « surréalisme » dont la paternité lui sera disputé par André Breton qui le juge trop classique, il meurt dans l’oubli. Il peut être considéré comme un des rares poètes expressionnistes écrivant en français.
  • Frans Masereel, par Luc Durtain. Sur le graveur et peintre flamand dont l’œuvre est indissociable de l’engagement pacifiste.
  • Discours de Pierre Brizon le 24 juin 1916. Premier discours de rupture avec l’Union sacrée, trois députés socialistes votant pour la première fois contre les crédits de guerre.
  • L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos. Une nouvelle d’une grande force satirique, par le cofondateur de la revue Europe.
  • L’Adieu à la patrie (poème), par Luc Durtain. À mes yeux, peut-être, le plus beau poème qu’on ait pu écrire sur cette guerre.

Frans Masereel, La Feuille n°213, Gand, 8 mai 1918.

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