L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos.

 
Le propre du chasseur est de chasser, comme celui du menuisier est de menuiser. Le propre du bon soldat sera donc de faire la bonne guerre. Tout apprentissage a pour aboutissement  prévu l’exercice du métier choisi, et le cordonnier qui apprit pendant des années à façonner une paire de chaussures se consumera de grand dépit si on ne lui en donne point à faire. J’insisterai: de bonnes bouteilles n’en sont vraiment que lorsqu’on les boit, et, pareillement, de bons soldats ne révèlent leur excellence qu’à l’usage. Comme l’architecte aspire à construire des maisons, tout colonel qui aime son métier, brûle de produire son régiment, dès qu’il est instruit, sur un champ de bataille. La légitimité de ces aspirations professionnelles est si évidente qu’elle n’est nulle part contestée. Un champ en friche, une bande de chômeurs vaguant par les rues, des machines immobilisées, sont des spectacles qui nous choquent car ils témoignent d’un désordre alors que nous avons presque tous souci d’une bonne ordonnance du monde.

Répétons-le pour conclure: toute chose n’existe qu’en fonction de la fin pour quoi elle a été créée.

Sans causes précises, sans raisons discernables, notre régiment s’ennuyait. Les bleus avaient achevé leurs classes et commençaient à prendre la garde avec les anciens. Ils égalaient ces derniers dans le maniement d’armes, l’escrime à la baïonnette, les exercices de tir, la gymnastique et la théorie. Ils avaient appris à cirer au bâton les cuirs noircis de l’équipement, à plier et écraser la cravate bleue selon le rite consacré, à casser la visière de leur képi d’une certaine manière qui était le chic suprême. Ils avaient parcouru toutes les routes du département de jour et de nuit. Le service en campagne, simulacre passionnant de la guerre, n’avait plus de secrets pour eux ; ils savaient comment on doit utiliser tous les obstacles du terrain pour progresser vers l’ennemi ou ralentir son avance. Après les patientes démonstrations individuelles dans la cour du quartier, il y avait eu les exercices d’ensemble conduits par le caporal et le sergent, puis l’école de compagnie et, enfin, celle de bataillon. La science militaire était désormais en eux et plusieurs en tiraient quelque vanité. Ainsi, le prêtre nouvellement ordonné se sent ivre de porter en lui la moelle des livres sacrés. Tout en muscles, jeune, alerte, coquet même et reluisant, fier de sa prestance, le régiment comblé accueillait les acclamations de la tourbe civile avec un secret dédain. C’est qu’il commençait à être blasé. Les satisfactions qu’il pouvait tirer de cette ville n’auraient bientôt plus de saveur pour lui car elles étaient sans progrès possible. Le régiment bâillait, soupirait, avait du vague à l’âme. Il eût voulu changer d’air. L’imprévu, la fantaisie manquaient à sa vie. La répétition quotidienne des mêmes gestes vains, des mêmes nourritures, des mêmes plaisirs et des mêmes tracasseries lui devenait insupportable. Il y aurait bien dans quelques semaines les manœuvres, cette grande aventure, mais quelques semaines, n’est-ce pas toute une éternité pour un régiment qui crève d’ennui dans une puante caserne ? Et puis, quoi, les manœuvres, ce n’était là encore qu’une parodie dérisoire. On n’y visait plus des silhouettes en carton, oui, sans doute ; on tirait sur de vrais bonshommes, mais avec des cartouches à blanc ! On mettait baïonnette au canon, on se précipitait pour la charge finale en poussant des cris frénétiques, mais toujours, au moment même où on allait enfin être récompensé de son effort, le clairon sonnait la fin de l’attaque. On était comme des locomotives maintenues sous pression, mais toujours bloquées par les freins; comme des dogues tenus en laisse et qu’on excite en leur montrant la ratière où grouillent les proies. Toutes les troupes, toutes les forces jetées en avant pour quelque assaut océanique étaient chaque fois ma!trisées au plus fort de leur élan par un poing impitoyable qui les tenait rassemblées comme un faisceau de guides. Jeu puéril de la mer jetant l’armée de ses vagues vers le ciel et les reprenant sans cesse pour les engloutir dans sa masse amorphe.

La discipline dont on sentait moins bien la nécessité, n’était plus supportée avec la même aisance qu’autrefois et le bât blessait aujourd’hui plus d’une épaule. Souvent, les ordres devaient être répétés plusieurs fois pour être finalement exécutés avec une nonchalance qui n’avait plus aucun rapport avec le zèle d’antan.

« Vive l’anarchie « 

Creusant le bois de la pointe d’un canif, lettre par lettre, avec application, Bourderon grava ces trois mots sur sa patience. Cette stupide mais inoffensive gaminerie, découverte quelque temps après lors d’une revue d’installage, lui valut quinze jours de prison, dont huit de cellule. Michaut et Lafollette, soldats exemplaires jusque là, s’étant saoulés à mort et ayant fait du bouzin en ville attrapèrent en même temps leur première punition. Plusieurs hommes, coup sur coup, arrivèrent en retard à l’appel du soir. Trouillot, fusil d’élite, espoir de la compagnie qu’il représentait aux épreuves du tir d’honneur, pris tout à coup on ne sait dequelle folie, se mit, dédaignant les cibles, à viser les corbeaux hantant le champ de tir. C’est à peu près à cette époque que le caporal Morel fut cassé de son grade et expédié dare-dare à Biribi pour avoir répondu au lieutenant Germann qui lui faisait de justes observations : « Je vous emmerde à pied et à cheval ». On avait étouffé l’affaire, qui aurait pu avoir des conséquences beaucoup plus graves, en considération des antécédents irréprochables de Morel. Pas de doute, il y avait un relâchement inquiétant dans la discipline et on pouvait en relever chaque jour de nouveaux indices. Des soldats, d’une éducation un peu débraillée, mais qu’on avait réussi à tenir pendant des mois, devenus soudain plus audacieux, se permettaient à l’égard de leurs supérieurs des privautés inadmissibles. On pensa, en haut lieu comme on dit, que le moment était venu de faire un exemple. Un évènement imprévu en fournit l’occasion. Un soldat, dans un bouchon de la ville, eut une vilaine histoire avec un certain Pirot, un sergent rengagé, un sale biscuit d’une rosserie proverbiale. Aucun des témoins ne put dire exactement ce qui s’était passé. Il y avait eu d’abord une altercation et à ce sujet tout le monde était d’accord. Il y avait eu ensuite un échange de coups entre tous les soldats, une douzaine environ, qui setrouvaient alors dans le débit et les témoignages concordaient encore sur ce point. Les mémoires avaient gardé une lucidité parfaite de l’affaire jusque là, mais une sorte de brouillard semblait leur en cacher la suite si malheureuse. Pirot, relevé tout sanglant, fut transporté à la caserne sur un brancard. L’inventaire de la victime donna: “Trois dents brisées, plusieurs ecchymoses, un poignet démis et une blessure pénétrante au-deesus du téton droit, blessure attribuable à un instrument contondant; le tout sans préjudice des complications toujours possibles en pareil cas.” Pirot accusa formellement Chapelard. lequel reconnut lui avoir donné un coup de tête mais seulement après en avoir reçu un coup de poing capable d’assommer un taureau. « Il a même essayé de me faire le coup de la fourchette », précisa-t-il. Les deux hommes se retranchèrent dans leurs affirmations et il fut impossible d’obtenir quelques éclaircissements des autres témoins. Un simple troufion ne peut pas avoir raison contre un gradé. Et il arriva ce qui devait arriver. Chapelard passa au falot, devant le conseil de guerre si vous aimez mieux. Il se défendit comme un beau diable. « Taratata! Des balançoires, tout ça. Vous mentez! » lui dit l’officier accusateur. Autant se mettre à prêcher des arbres que de chercher à se justifier devant un conseil de guerre. Et puis aussi, quoi, il faut bien le dire, la haine du biffin pour le rempilé est trop connue pour qu’on puisse la nier. Chapelard, ce pelé, ce galeux, paya pour tout le régiment. Condamné à mort! Chapelard serait fusillé! Chacun reçut la nouvelle sur ses épaules comme un seau d’eau glacée. Le colonel, comte de LaMarfée et de Bois Joli, qui avait, sans trop en avoir l’air, eu vent de bien des choses, jugea l’occasion favorable pour laisser retomber une patte solide sur son régiment près de lui échapper. Il réunit ses trois bataillons dans la cour du quartier autour du drapeau qu’il avait fait extraire de sa gaine pour donner plus de solennité encore à la cérémonie. À cheval et l’épée à la main, il prononça un discours d’une brièveté inaccoutumée, mais qui donna la chair de poule à plus d’un d’entre nous ». Il sut prêter à ses paroles, destinées surtout aux fortes têtes, la pénétration du plomb fondu. D’impérieux commandements suivirent, les armes furent présentées au drapeau, et on entendit un seul claquement quand tous les fusils des douze compagnies retombèrent. La clique nous envoya une volée de coups de clairon en manière d’assaisonnement et ce fut tout. C’était assez. Dorénavant, nos pensées pouvaient voyager; la vision du prochain châtiment de Chapelard leur imposerait une orientation de tout repos. La discipline vit revenir les beaux jours d’autrefois. Nos chefs nous sentirent aussi soumis dans leurs mains que l’argile peut l’être dans celle du modeleur.

-Rien à faire, dit Bourderon en astiquant ses boutons à l’aide d’une belle patience neuve qu’il avait achetée de ses deniers.

-Rien à faire, confirma Leroux. On ne se bat pas avec une locomotive en marche.

-Ils nous ont bien.

-Ils nous ont toujours eus et nous auront toujours.

-C’est écœurant.

-C’est comme ça.

On apprit ensuite que le Président de la République avait gracié Chapelard et commué sa peine en celle des travaux publics. Mais la nouvelle n’intéressa personne. On avait presque oublié cette histoire dont on subissait toujours les conséquences, pourtant.

La vie à la caserne depuis le petit discours du colonel était devenue intenable. Les gradés, du caporal au capitaine, nous harcelaient sans répit et s’ingéniaient à inventer chaque jour quelque persécution nouvelle. C’était le dressage en grand; mais ce qui nous arrivait étant mérité nous n’avions qu’à filer doux, sans piper, ce que nous faisions. Quant à prétendre que nous acceptions en souriant le régime qui nous était imposé, personne n’y eût songé, pas même nos ponctuels tortionnaires.

La coercition n’est pas une bonne méthode et ceux qui ne craignent pas d’y recourir ont rarement à s’en louer. L’homme est une machine aux rouages si délicats qu’il y a danger à vouloir en forcer le rendement. Ce que le despote obtient de ses sujets contre leur volonté, il le paie au centuple tôt au tard.

Le régiment dompté se pliait sans broncher à tous les caprices de ses rudes belluaires et les ordres, avant même d’être complètement énoncés, étaient déjà exécutés. C’était un plaisir pour les connaisseurs de voir la troupe manœuvrer dans la campagne, marcher au pas à travers la ville et se livrer le samedi au nettoyage à fond des casernements. Pourtant, le régiment s’ennuyait plus que jamais. Il n’était pas heureux. La contrainte qui enserrait tous ses hommes dans une cuirasse trop étroite l’empêchait de donner libre cours à son ressentiment mais n’en détruisait pas la cause. Le régiment souffrait, car il portait toujours en lui ces velléités inavouées qui le tourmentaient depuis de longues semaines déjà. Maté à la caserne, les soupapes scellées, la gueule cadenassée, le régiment ne retrouvait un peu d’aisance qu’après cinq heures du soir, quand il se répandait dans la ville. Par une réaction bien compréhensible, il donnait complète satisfaction à tous ses appétits, buvant, bâfrant,traquant les femelles; cela tous les jours pendant trois heures et sans qu’une seule minute fût perdue. Les hommes, débraillés et avinés, lâchaient de formidables gueulées et tenaient des propos qui terrifiaient la bourgeoisie locale. Les trois beuglants de la ville ne désemplissaient pas. La troupe, abreuvée d’amertume, s’enfonçait avec une fureur désespérée dans les délices de Capoue. Le grand caf’-conc’ des Miroirs faisait tous les soirs le maximum. Cerises à l’eau-de-vie, vieux marc, fine Champagne et menthe verte, aramon, tord-boyaux et casse-pattes, sirops multicolores, le raide et le doux, le corrosif et le dulcifiant, se succédaient sur les tables autour desquelles se pressaient les soldats avides de noyer leur tristesse dans le cloaque des pires jouissances. Cinquante lampes électriques, au bas mot, et peut-être bien une centaine, multipliées à l’infini par les glaces ornant les murs de la salle, jaillissant des gerbes de cuivre et des corolles en celluloïde, courant en guirlandes le long du plafond, prodiguaient aux yeux ravis des spectateurs la sécurité et toutes les joies de la lumière.

Certes, on attendait toujours avec impatience l’entrée en scène de Clara la gommeuse, toute étincelante de paillettes métalliques, la jupe relevée à mi-cuisses, la poitrine éblouissante sous le blanc-gras, garce ravigotante comme une poivrade et d’un chien irrésistible; on la bissait avec frénésie et les mains des mâles savaient s’employer quand elle se glissait entre les tables pour faire la quête. Pas de doute, Clara était un fin morceau et elle inspirait un vigoureux appétit à un tas de pauvres bougres travaillés par des fringales rarement assouvies: mais c’était surtout pour la blonde Gisèle Dorée qu’on accourait en foule au concert des Miroirs. Deux grands yeux candides jouant à merveille de leurs longs cils, une bouche menue et fragile, un profil comme il n’y en avait pas deux dans la ville, de fiers mollets laissés en liberté au-dessus des chaussettes, maints trésors habilement suggérés par un costume tissé d’or et de roublardise, telle était la perle du caf’-conc’ qui mettait en émoi toute la chiennerie militaire et civile. Il émanait de toute sa petite personne un parfum de vierge effarouchée que humaient avec force les narines poilues des vieux négociants de l’endroit et celles des jeunes soldats tourmentés par des rêves au-dessus de leur condition. Quel délire s’emparait de nous quand Gisèle, aux petits seins pommés, attaquait de sa voix enfantine et fraîche comme une source son grand succès: « L’amoureuse trop exigeante ». C’était une chansonnette d’apparence inoffensive, mais farcie de sous-entendus à la cantharide qui eussent fait rougir une mère maquerelle. Tout le monde la savait par cœur, m.ais on l’entendait toujours avec un ravissement nouveau. Et plus d’un gros drapier de la ville s’en pourléchait en secret les badigoinces. On la redemandait tous les soirs. L’adorable Gisèle, baissant les yeux et tortillant son royal fessier, accompagnée par tous les auditeurs, répétait le refrain le plus fameux autant de fois qu’on le voulait. Elle ne quittait jamais la scène sans avoir envoyé de nombreux baisers à l’auditoire… et ses paupières battaient de sentir toute cette salle râlant devant elle comme un gorille en rut. Cette fille tourna le ciboulot à plus d’hommes qu’elle n’avait de cheveux sur la tête. Je fus moi-même près de succomber, et j’eus une peine infinie, ainsi qu’un grand mérite, à ne pas me laisser entraîner à commettre quelque sottise irréparable. Cette sottise fut accomplie avec enthousiasme par un fringant sous-lieutenant, haut et raide comme un mât, qui enleva la belle, déserta, fit des faux, et finalement, ruiné, cocu et déshonoré, se pendit dans une chambre d’hôtel.

Mais il n’y avait pas que le café des Miroirs dans la ville. Je pense aux nombreuses gargotes et petits débits où nous attendaient toujours le classique bifteck aux pommes, le fromage gras, le vin lourd, le schnick, la saoulerie rapide à bon compte et ces chères filles de salle qui nous résistaient juste le temps indispensable à la croissance parfaite de nos désirs. Je pense aussi à ces maisons discrètes, surtout à celle tenue par Madame Régina, de beaucoup la plus luxueuse et où les permissionnaires de minuit avaient l’illusion de vivre des heures dignes de la décadence romaine. La troupe, depuis sa crise morale, laissait beaucoup d’argent et de forces dans cet établissement. On s’aperçut bientôt qu’elle y laissait aussi sa santé et toute la fleur du régiment, ignoblement polluée, dut entrer à l’hôpital. Les salons où présidait Madame Régina furent bouclés par ordre de l’autorité militaire. Plusieurs autres établissements, dont le café des Miroirs, à la suite d’aventures fâcheuses, durent fermer boutique à leur tour. Le régiment chercha ailleurs la fange désormais indispensable à sa vie. Ses déportements, cultivés en secret, n’en devinrent que plus redoutables. Il y eut coup sur coup plusieurs scandales vite étouffés, mais qui firent long feu dans l’intimité des ménages. Il y eut, entre autres, une répugnante affaire de messes roses où furent compromis quelques-uns des jeunes gens et quelques-unes des dames les plus huppées de la ville. Et on ne savait qu’une partie de ce qui se passait. Putaud, par exemple, l’ordonnance du commandant de Février, aurait pu en dire long sur les occupations de la commandante. En ce moment même, où le commandant en permission voyageait pour affaires, il s’en passait de belles dans la villa du boulevard de la Trinité. Disons seulement que tous les matins, le pauvre Putaud, qu’une telle impudeur indignait, devait cirer les chaussures de Valombelle que celui-ci avait le front de déposer devant la porte de la chambre où il était couché avec la commandante! Valombelle! un simple soldat comme lui, un ajourné, une fausse-couche, un petit crevé! Et Putaud devait également apporter tous les matins le chocolat aux deux tourtereaux encore au lit! Il tremblait de colère et de frayeur à la fois en songeant à tout ce qui arriverait fatalement un jour ou l’autre. Il avait raconté l’affaire à Mercier, son intime; mais celui-ci s’était borné à rire d’une drôle de façon, ce qui avait déplu à Putaud. Le vaniteux Mercier, se rengorgeant comme un pigeon au soleil, conseilla à Putaud de ne pas s’en faire et finit par lui avouer qu’il faisait avec la femme du lieutenant ce que Valombelle faisait avec celle du commandant. Oh! il n’était pour rien dans l’histoire, c’était cette diablesse de femme qui lui avait fait des avances. Les rendez-vous avaient lieu dans la chambre de Mélanie, la bonne, qui était bien contente de rendre quelques services à Madame si gentille avec elle. Et Mercier avait ajouté: « C’est Leroy qui marche avec Mélanie. Des fois, ils nous gênent bien un peu; mais on s’arrange. On a mis un paravent dans la chambre. Ça excite beaucoup Madame. »

Le commerce prospérait, était heureux, et se rendait fidèlement, comme à un pèlerinage, au jardin anglais où la musique du 504 donnait un concert tous les dimanches pendant la belle saison. Eyraud, le célèbre parfumeur, suivi de sa femme et de ses cinq filles, ne manquait jamais d’assister à la cérémonie. Et il était toujours le premier à applaudir dès que le morceau était achevé. Le gaillard, aussi, faisait de bonnes affaires, et les nouveautés ne tardaient pas à filer de ses vitrines. Les « Brises du cœur » et les « Effluves du Harem », aussitôt que déballées, étaient enlevées par les belles dames et les élégants sous-offs qui se les disputaient. Je vis un jour la jeune femme du préfet abandonner un flacon biscornu à un sergent blond et flexible qui n’était entré dans le magasin que pour lui. Il y eut un charmant assaut de galanteries et la dame obtint sans trop de peine que le beau garçon acceptât d’emporter le flacon convoité. Quelle jeune dame patriote n’eût pas senti grandir en elle la passion du sacrifice à la vue d’un aussi brillant militaire ?

Le colonel et les officiers de son état-major n’ignoraient pas complètement à quelle mollesse dangereuse succombait le régiment et, même, ils avaient eu connaissance de plusieurs histoires dont le caractère inquiétant ne leur avait pas échappé. Mais si la troupe donnait en ville les signes de la plus fâcheuse corruption, elle restait à la caserne soumise, appliquée, solidement dans la main de ses chefs. Sans aucun doute le régiment était prêt à accomplir cet effort qui était sa seule raison d’être et qu’on pouvait toujours être amené à lui demander tout à coup. Il n’y avait donc pas lieu d’intervenir une seconde fois. Un chef doit rester sévère tout en évitant d’irriter ses hommes mal à propos.

Il y eut encore de beaux jours ou, plus exactement, de belles nuits, pour les militaires.

Trois semaines à peine nous séparaient des grandes manœuvres, mais bien des accidents pouvaient encore arriver avant notre départ. L’été accablant de cette année-là, avec ses orages presque quotidiens, nous maintenait dans une atmosphère chargée de soufre et d’électricité. Nos nerfs exaspérés vibraient au moindre heurt comme des cordes à violon trop tendues. Il y eut un quatorze juillet qui devait compter dans les fastes de la garnison. Après la revue et le repas d’usage offert par le gouvernement à ses défenseurs éventuels, les hommes, tous libres jusqu’à minuit, se ruèrent vers les plaisirs familiers. La ville les attendait comme la terre desséchée attend la crue annuelle du fleuve qui doit la féconder de son limon. Dans les débits reluisants, lavés, astiqués, fraîchement sablés, décorés d’écussons, de drapeaux et de guirlandes en papiers multicolores, dans les cafés et les concerts où on avait fait des merveilles, les patrons, les manches retroussées, les patronnes remises à neuf et rayonnant aux comptoirs, les garçons en plastron impeccable, les filles en corsages fleuris, leurs cheveux gaufrés et ornés de rubans, attendaient avec impatience ces chers militaires qui ne pouvaient manquer de se montrer prodigues un pareil jour. Le café des Miroirs avait obtenu l’autorisation de rouvrir ses portes à la troupe. Toutes les punitions avaient été levées. Il ne devait y avoir que des visages heureux le jour de la fête nationale. Toutes les fautes passées seraient donc oubliées et le pardon accordé à tous les pécheurs. Madame Régina rouvrit également ses volets, mais sans autorisation. On voulut les lui faire refermer. Elle allégua que les drapeaux ficelés aux barres d’appui des fenêtres l’en empêchaient. Réponse habile, car il était impossible d’attenter au patriotisme d’une citoyenne en l’obligeant de dépavoiser. Madame Régina s’enhardit et laissa la porte de sa maison entr’ouverte, sans doute à seule fin qu’on puisse voir de quelle magnifique façon elle en avait décoré le vestibule. Au-dessus de la porte, cachant l’énorme numéro, un écusson tricolore balançait au vent ces mots: « Honneur et Patrie”. L’insigne professionnel s’effaçait modestement sous la pancarte où flamboyaient, en lettres d’or, les trois mots prestigieux. Alignés par rang de taille, bien rincés et essuyés, les verres montaient la garde sur tous les comptoirs et n’attendaient qu’un signe pour se mettre en marche. Des piles de disques avaient été disposés près des phonographes. Plus d’une belle achevait de se bichonner dans le secret du cabinet de toilette. Un orage nocturne avait abattu la poussière et lavé les pavés de la ville. Une buée chaude montait de la terre; et de tous les arbres, tilleuls, vernis du Japon et platanes encore humides, tombaient des senteurs accablantes. Le vieux canon de Solférino gronda sur les remparts. Signal attendu! Tous les cœurs s’ouvrirent comme des roses rouges à midi. Les vitres de la ville tremblèrent vingt et une fois. Les cloches sonnèrent. De jolies mains se croisèrent sur des poitrines trop tumultueuses. Minute sacrée! Tous les orchestres à la fois attaquèrent la Marseillaise. Branle-bas général! Des myriades de gosses, bien décrassés et pommadés, amidonnés, enrubannés, vêtus de blanc, de bleu et de rose, des grappes de jeunes filles et des bandes de jeunes gens, de vieilles rombières aussi et tous les vieux grigous de la ville, dégringolèrent des maisons. Les balançoires portèrent les belles filles au cœur défaillant jusque dans les nuées et les malins, guettant le nez en l’air, virent des choses charmantes. La verroterie des manèges étincela au soleil. Les tirs crépitèrent. L’odeur oncteuse des beignets frits dans la graisse de toutou se répandit. Et la poussière dorée des grands jours monta comme un autre encens vers le ciel embrasé. Chaque conscience trouva vite l’abîme où elle était appelée à succomber ce jour-là. Le soleil luit pour tout le monde et la bonté de Dieu est infinie. Chacun trouva chaussure à son pied; chacun put sans trop de mal étancher sa soif et il n’est pas exagéré de dire que toutes les flammes furent couronnées. Bien avant la nuit, le régiment, repu, fourbu, écrasé par la joie excessive, était comme un champ de blé ravagé par une trombe subite. Les fronts gouttaient, les oreilles, toutes gonflées, tournaient au violet. Le sang en ébullition sonnait la fanfare dans les artères. Les voix étaient à bout de souffle. Plus d’un bambocheur, l’œil éraillé, la langue empâtée et les jambes en coton était près de demander grâce, mais la première mesure d’un quelconque piston rendait à tous du nerf et de l’élasticité. Ceux qui paraissaient les plus éreintés bondissaient comme des balles de tennis chaque fois que la musique les conviait à une nouvelle polka. À minuit moins un quart, tout un peuple, heureux et fier de ses institutions, dansait encore sur la place de l’êvêché éclairée par des lampes à acétylène et des milliers de lampions. Mais il fallut bien se séparer. Ce fut le prétexte à un chahut échevelé qui marqua le paroxysme de la fête. Renversant les tables et les verres, vociférant et chantant, piétinant la vaisselle brisée, brandissant toutes ses mandibules et tendant ses deux mille gueules rouges pour un dernier baiser, le 504 dit au revoir à la cité pâmée et regagna ses casernements.

On ne sut que le jour suivant ce que la fête nationale avait coûté et rapporté à la ville. L’argent avait coulé à flot en de nombreuses caisses et certains bas fermés par une jarretière avaient eu beaucoup de peine à le contenir ; mais si la recette avait été satisfaisante, le matériel avait beaucoup souffert. Le café des Miroirs annonçait à lui seul plus de cent verres brisés. Il y eut pire. Plusieurs pensionnaires de Madame Régina, qui avaient essuyé toute la journée, héroïquement et sans faiblir, le feu de la garnison, durent entrer dès le lendemain à la clinique du docteur Robert. De nombreuses dames et de très jeunes filles devaient également avoir par la suite quelques raisons de se souvenir de cette chaude journée.

Les lampions étaient à peine décrochés que quelques boutiquiers lésés, plusieurs maris outragés, de respectables ménagères et les papas de maintes jeunes filles résolurent d’écrire au colonel pour lui exposer leurs griefs. La presse locale avancée reprit sa fielleuse campagne d’antan contre la « Grande Muette” et parla du 504 en termes si ignominieux que plusieurs incidents se produisirent dans la même journée entre des officiers et des rédacteurs des feuilles anarchistes.

Le colonel jugea-t-il qu’il fallait enfin tenter un grand coup? N’y eut-il là qu’une simple coïncidence? Il ne fut pas possible de le savoir. Toutefois, voici ce qui se passa. La fête nationale avait eu lieu un mardi. Dans la nuit du lundi suivant, entre deux heures et deux heures et demie du matin, le clairon sonna le réveil. Nous pensâmes aussitôt qu’il s’agissait encore d’une de ces insipides marches de nuit et nous nous levâmes en maugréant. Le sergent parut bientôt en caleçon sur le seuil de notre carrée.

-La mobilisation ! cria-t-il avec un visage tout illuminé. Les paquetages sur les lits, au galop! et tous les hommes au magasin.

-La mobilisation? questionna le cabot stupéfait.

-Oui. L’ordre vient d’arriver au quartier. Nous filons dans une heure ou deux.

-Contre qui?

-Est-ce qu’on sait ! Mais c’est sûrement contre l’Allemagne. Fallait bien que ça arrive. C’est pas trop tôt.

-Ah! m… ince alors.

La première émotion de la surprise passée, le caporal lâcha sa joie qui bondit comme un jeune chien.

-Hé! les pot’s! La mobilisation. Ça y est. Qu’est-ce qu’on va leur jeter!

Valombelle parut et cria à Putaud:

-Cavale là-bas. Le commandant va arriver par le train de trois heures. Tous les officiers permissionnaires ont été prévenus par dépêche.

-Mercier! demanda un homme de garde. Mercier est là? Le lieutenant Vallet du Gard le fait demander immédiatement.

Le sergent-fourrier se fraya un chemin en jouant des coudes et des poings à travers la masse des hommes.

-Tout le monde marche!

-Et les malingres? objecta Parot.

-Les malingres? M’en fous! Tout le monde marche, je vous dis. C’est l’ordre. Gare aux cossards et aux froussards!

Cinq minutes après, le fourrier revenait :

-Les malingres, sans armes, mais en tenue de campagne, se rassembleront près de l’infirmerie. Et il ajouta: Y a-t-il des musicaux ici?

-La musique? Présent! Présent! crièrent plusieurs voix.

-Irez chercher vos brancards au dépôt des voitures régimentaires.

Les hommes couraient, se bousculaient et s’affairaient.

-Dis donc, Leroy, ça y est, on y va.

-C’est pas trop tôt. Fini tout le bastringue. On commençait à crevoter dans ce patelin.

-On a beau dire, mais la vie de caserne c’est pas une vie.

-Et puis, les mois de campagne comptent double!

-Gare aux petites bochinettes! Je me sens de l’appétit.

-On dit que le vin du Rhin est un peu là .

-Tout le monde au magasin, vint nous crier le juteux avec un sourire presque affectueux qu’on ne lui connaissait pas.

La corde, toujours tirée des deux côtés, hélas se tendait d’une façon inquiétante entre la France et l’Allemagne depuis quelque temps. S’était-elle brusquement rompue? On était fondé à le croire cette nuit-là, au 504, régiment de couverture et… d’élite destiné à l’honneur des premières tournées.

Tous les hommes, ou presque, étaient contents de partir, de fuir l’odieuse caserne, de quitter le bourbier nauséeux où ils croupissaient. Ils voyaient devant eux une vie riche d’aventures et de plaisirs inédits. Le monde et toutes ses proies leur était désormais promis. Ils pensaient très peu à la guerre elle-même.

En bas, dans la cour, le clairon sonnait toujours, s’en prenant aux hommes et aux chefs, sommant les uns, harcelant les autres.

Des sergents brandissant des papiers valsaient d’un bureau à l’autre. Des motocyclistes passaient et repassaient la grille sans arrêt. Une fourragère chargée de paille versa devant les écuries. Les conducteurs, énervés, fouaillaient les chevaux qui se débattaient à terre, les pattes prises dans les harnais et sous les brancards. Des hommes riaient et d’autres s’exclamaient avec des lueurs mauvaises dans les yeux. Je me souvins que j’avais laissé un pantalon de treillis au séchoir et je descendis le chercher. Le ciel fourmillait d’étoiles. Je m’assis sur un bout de mur d’où on voyait couler le fleuve. De la place où j’étais, on n’entendait plus dans la nuit que le bruit des eaux franchissant le barrage. La ville dormait et rêvait sous ses toits, ne se doutant sûrement de rien. Un chat sortit d’un trou d’ombre pour s’y reperdre aussitôt. Je ne désirais rien. Il me suffisait d’être là, d’exister sous le ciel étoile. Toutes les pensées que je formais atteignaient la nue sans effort et s’évanouissaient vers les astres qui étaient à la fois comme leur floraison et leur fin naturelle. Je goûtai cette minute de solitude avec une ferveur religieuse. Oh! sans doute, le songe d’une vie meilleure dans un monde purifié, qui me hantait depuis mon adolescence, était cette nuit-là comme une coupe qui s’éloignait un peu plus de mes lèvres, mais je la suivais toujours des yeux dans l’espace et respirais avec ivresse ce vin que je ne devais jamais boire. Des hommes passèrent près de moi, déjà revêtus de la tenue de guerre. Leurs képis raides d’où pendaient des étiquettes qu’on leur avait interdit de retirer, les faisaient ressembler à de grotesques poupées de bazar. N’était-ce encore cette fois-ci qu’un exercice de mobilisation? Allait-on vraiment partir pour de bon? J’étais de nouveau seul. Alors, obéissant à je ne sais quelle obscure impulsion, j’entrouvrais ma veste, et, fermant les yeux, je tendis avec force ma poitrine vers le ciel lumineux.

Je retrouvai mes camarades, tous en tenue déjà. Ils semblaient dépaysés dans ces uniformes neufs qui puaient la naphtaline. Les sergents, le sac au dos. gueulaient les derniers ordres de chambrée en chambrée.

-À vos rangs! Fixe!

Les officiers arrivaient à leur tour.

Le lieutenant Vallet du Gard fit le tour de notre tôle, examina chaque homme avec minutie et parut satisfait de son inspection. Il frappa dans ses mains, pour nous faire comprendre qu’il allait parler et que nous devions nous apprêter à l’écouter. Geste très rare chez lui et témoignant de son émotion, il avait retiré son monocle et le brandissait entre son pouce et son index. On pressentit qu’il allait prononcer des paroles importantes. Et voici, en effet, ce qu’il nous dit :

-Soldats, je suis bien content, bien content, et j’espère que vous l’êtes autant que moi. Voici que l’occasion nous est enfin donnée d’ajouter quelques pages glorieuses à l’histoire de France. Nous allons montrer à ces mangeurs de choucroute de quel bois nous nous chauffons. Selon nos prévisions, l’affaire sera menée rondement. L’Allemagne ne saurait nous résister plus de quelques semaines. Je vous recommande de rester dignes de l’uniforme que vous portez quand vous serez en pays ennemi. Rappelez-vous que nous ne faisons pas la guerre aux populations civiles. Et n’oubliez pas que vous appartenez au pays qui marche à la tête de la civilisation. Je ne songe nullement à exiger de vous cette continence qu’on ne saurait demander à des hommes de votre âge, je vous engage même à recueillir tous les bénéfices légitimes de vos prochaines victoires, mais je vous conseille en même temps de substituer l’insinuation à la violence. Nous sommes entre hommes et vous me comprenez, n’est-ce pas ? Les femmes allemandes vous recevront d’ailleurs à bras ouverts et elles vous accorderont bien volontiers ce que vous leur demanderez galamment, oui, galamment, à la française, sapristi ! dit en souriant à petits coups notre lieutenant.

Et nous rîmes avec lui, pour le flatter, et aussi parce que nous étions visités par des images assez joyeuses.

-Soldats, dit pour terminer le lieutenant, je vous convie à crier avec moi: Vive la France!

Obéissant immédiatement, nous criâmes tous ensemble : “Vive la France”.

J ‘avais bien entendu Parot bredouiller quelque chose à mes côtés, mais les paroles de cette petite rosse m’échappèrent. Ce dont j’étais sûr, par exemple, c’est qu’il n’avait pas crié avec les autres au commandement. Bourderon, la forte tête, avait, pour sa part, bouffé un bon tiers du vivat et n’avait lâché le reste qu’avec un enthousiasme très relatif.

Mais dans l’ensemble, il n’y avait rien à dire. Les hommes avaient crié de bon cœur. Presque tout le monde était content de partir. Le gouvernement et les classes dirigeantes pouvaient compter sur la troupe. Tout le sang nécessaire serait versé sans marchandage. Mais n’en était-il pas ainsi depuis toujours ?

Toutes les portes claquaient à la fois. On entendait dans les couloirs et les escaliers le roulement ininterrompu des godillots. Les vitres commençaient à pâlir.

Tout le quartier était maintenant sens dessus dessous et l’agitation atteignait à son comble. Les chevaux des officiers, tenus à la main par les ordonnances, piaffaient près du corps de garde.

Un homme, un gaillard monstrueux, qui avait déjà trouvé le moyen de se flanquer une muffée, appuyé à une fenêtre de la cantine, vomissait avec une sorte d’aboiement furieux.

On nous distribua à chacun un petit glossaire franco-allemand qui devait nous aider à nous débrouiller dès qu’on aurait passé la frontière.

-Sac au dos et en bas!

-Sac au dos, répéta le caporal.

En route! Ça y était bien.

Nous avions touché les vivres, les cartouches, le linge de rechange et toutes les fournitures réglementaires. Nous avions passé à notre cou la sinistre plaque d’identité et je sentais encore sur ma peau le froid du métal. Nous étions prêts désormais… et pour toutes les éventualités.

Les officiers quittaient la salle d’honneur où le colonel venait de leur communiquer ses derniers ordres. La joie les transfigurait. Ils se frottaient les mains, riaient bruyamment, se tapaient sur les cuisses. Plus d’un lieutenant et d’un capitaine gémissaient depuis longtemps sur les lenteurs de l’avancement. C’est que les promotions sont rares en temps de paix. Une foule de candidats se disputent quelques misérables vacances. Le métier des armes, même dans les républiques, vaut à ceux qui l’exercent un tel prestige que la noble carrière est de plus en plus encombrée. Toute la fine fleur de l’aristocratie et de la bourgeoisie aspire à porter le pantalon garance, le képi orné aux grands jours d’un bouquet de plumes. La guerre, c’est comme un magnifique repas offert à tous les appétits de plusieurs millions d’hommes -quelque chose comme les noces de Cana, mais avec une succession de tables qui irait de Paris à Berlin -ou si vous aimez mieux, une épreuve sportive monstre qui offre à chacun des concurrents la possibilité de décrocher quelque timbale.

L’histoire nous enseigne que l’échelle des grades peut y être escaladée avec une célérité vertigineuse. Le capitaine de Février tortillait ses moustaches avec cette satisfaction bien naturelle d’un commerçant qui vient de recevoir une formidable commande.

Le régiment se rassemblait dans la cour du quartier. Les hommes blaguaient, se heurtaient de l’épaule, échangeaient de petits clins d’œil plus éloquents que des paroles. Il y eut quelques quolibets bien assénés à l’adresse des malingres, ces pauvres à la porte du banquet.

-Garde à vous! jeta le colonel qui nous parut plus grand sur son cheval.

Il y eut les commandements habituels, la volée brusque des clairons, le salut au drapeau, puis le cri décisif :

-En avant! Marche!

Alea jacta est! Nous partions! Chaque soldat, en franchissant la grille, avait déjà l’impression de pénétrer dans un nouveau monde plein de périls, certes, mais où l’attendaient tous les plaisirs et toutes les émotions de la chasse. Le vin blanc, bu à jeun, amenait un flot de sang dans la plupart de ces jeunes têtes. Les yeux regardaient droit devant eux et les pieds frappaient le sol avec une vigueur inaccoutumée. La ville s’éveillait. Quelques boutiquiers, déployant les volets de leur devanture, parurent frappés de stupeur en nous voyant partir.

-Que se passe-t-il? nous cria l’un d’eux.

-Où allez-vous donc? Serait-ce la guerre? nous demandèrent timidement au passsage quelques bistros et mitrons.

Mais ils ne purent rien tirer de notre silencieux mépris. Qu’avions-nous à faire désormais avec ces grotesques pantouflards? À peine y eut-il quelques baisers discrets à l’adresse des belles curieuses aperçues un instant, en chemise de nuit, sous les rideaux soulevés. Un sang intrépide faisait battre nos tempes, et le frisson du matin communiquait à nos corps en marche une allégresse prometteuse.

Jamais ces hommes ne s’étaient sentis aussi alertes et dispos. Vraiment terribles dans leur obéissance aveugle, ils portaient en eux toutes les propriétés des explosifs. Les chefs n’auraient qu’à faire un geste, ils étaient prêts. On pouvait compter sur eux avec certitude. La machine, patiemment mise au point, fournirait aux premiers essais un plein rendement et les plus belles espérances seraient dépassées. Si on l’avait exigé d’elle, la troupe aurait, sans une hésitation, commencé à se faire la main sur les gens de la ville.

-Pige-moi toutes ces gueules de massacre, me dit Birette quand nous traversâmes la Place Neuve où une bande de mangrelous nous regardaient passer avec des yeux ronds de poule qui a couvé des œufs de canard. Passe-moi le panier de balles et je décroche une rose en papier à chaque coup.

-Ça leur ferait du bien à tous ces fainéants-là d’être un peu étrillés, opina Duranton.

Comme nous venions de sortir de la ville, un cycliste militaire, arrivant on ne savait d’où, remit un pli au colonel.

-Halte! Halte! Formez les faisceaux.

Le commandement fut transmis de compagnie en compagnie.

-Qu’y avait-il? Qu’allait-on faire de nous? Nous étions là deux mille hommes comme des jetons dans un sac prêts à être jetés sur le tapis vert pour le jeu.

Le colonel eut un conciliabule interminable avec ses officiers, puis le commandement attendu retentit enfin: -Sac au dos! Rompez les faisceaux. Nous repartions. Nous ne savions toujours pas où nous allions. Un doute, pourtant, commença à taquiner les plus clairvoyants d’entre nous.

-Sait-on quelque chose de nouveau? demandai- je au sergent.

Mais ce petit péteux laissa tomber ma question sans daigner me répondre.

Nous marchâmes ainsi, au pas, les uns derrière les autres, pendant trois heures et demie. Nous commencions tous à sentir que nous étions refaits. Nous allions, suants, esquintés, strangulés par nos cravates, les pieds gonflés, les épaules meurtries.

Nous nous arrêtâmes pour le déjeuner, en plein soleil, sur une route départementale qui était comme la trace d’une pliure au  lieu de la plaine.

Un quart d’heure après le colonel rassembla le régiment et nous honora d’un de ces petits discours dont il était coutumier.

Nous sûmes tout de suite que ce n’était pas encore pour cette fois-ci. Une détente venait de se produire subitement dans la situation politique. L’Allemagne, nous fut-il dit en substance, ayant trouvé devant elle une France énergique, bien décidée à défendre ses droits et son honneur, avait aussitôt baissé le ton. C’était une grande victoire pour notre patrie qui allait y trouver un surcroit de prestige. Mais il ne fallait pas se faire d’illusions; ce n’était que partie remise. Un matin comme celui-ci nous partirions, pour de bon cette fois, et ce serait le plus beau jour de notre vie. « Il n’est pas de plus grand bonheur au monde que de mourir pour son pays, clama d’une voix formidable notre colonel, debout sur ses étriers. Et j’espère que j’aurai bientôt l’honneur de vous conduire à la victoire. Vous allez regagner vos casernements. Soldats, je suis content de vous et je veux vous donner la preuve de ma satisfaction. Demain, par mon ordre, le quartier sera libre toute la journée ». Toute une journée de liberté et de bamboche. Tonnerre! Les hommes en oublièrent aussitôt leur fatigue et leur déception. Ils reprirent le chemin de la ville et de la caserne. Ils n’ignoraient pas qu’une étape de dix-huit kilomètres au moins les en séparait, m.ais le sentiment qu’ils avaient d’accomplir une performance remarquable flattait leur amour-propre et leur redonnait du jarret. Les premiers pas furent pénibles car les membres s’étaient comme ankylosés pendant la pause. Les ampoules se rouvrirent, les écorchures se remirent à saigner et la souffrance crispa plus d’un visage. Mais au bout d’un kilomètre à peine, la chair échauffée fut moins sensible à la douleur. Le moment parut propice à quelques-uns pour tâter d’une petite chanson de marche. Après quelques tentatives sans grand écho, le succès éclata, foudroyant. Tout le régiment, du premier au dernier homme, entonna à pleine gueule, la scie gaillarde :

Meunier, meunier, tu es coca.
Tu es cocu…

La troupe chantait. La troupe donnait à ses officiers un témoignage de son excellent état d’esprit, et ceux-ci souriaient comme pour remercier. Tout était pour le mieux. On avait eu tort de suspecter le bon esprit de ce régiment d’élite. On pouvait être sûr qu’il exécuterait avec un zèle égal, avec une soumission identique, les ordres les plus contradictoires. Il gardait la docilité des liquides toujours prêts à épouser la forme de n’importe quel récipient; on le sentait parfaitement moulé dans la volonté de ses chefs. Le jour de la grande libation n’avait pas encore sonné. Le sang capiteux resterait donc dans les tonneaux jusqu’à ce que les mains crispées sur les robinets en décident autrement.
Clairons sonnants, le drapeau et les fanions flottant au vent, le régiment rentra dans la ville la tête haute. L’averse rigide de ses deux mille baïonnettes éblouissait tous les yeux. La troupe avait respiré pendant quelques heures un air à la fois chargé de phosphore et de miel. Elle se savait destinée à de hautes missions et elle en tressaillait d’une fierté nouvelle.

Spectacle pénible à la fin d’une telle journée, on voyait se traîner au loin, cahin-caha, dans le soleil et la poussière, la petite troupe des soi-disant éclopés. C’étaient surtout, pour la plupart, des mauvaises têtes renommées, toute la bande des rouspéteurs éternels, des tire-au-cul, des incrédules, des anarchistes, plaie des casernes et fléau des sociétés modernes. Mais ils étaient, grâce à Dieu, si peu nombreux qu’on pouvait faire semblant de ne pas les voir. Ils ne méritaient que ce méprisant oubli.

Les soldats avaient regagné leurs chambrées. Dans la salle d’honneur le colonel rayonnait au milieu de ses officiers. Cette journée avait été comme une expérience décisive. On ne devait plus avoir la moindre crainte. Dans une semaine ce serait les manœuvres, le régiment était sauvé.

Nouvelle publiée en appendice au roman Caserne (Paris, F. Rieder, 1921), qu’on peut lire en ligne sur le site Open Library.

Romain Rolland, Frans Masereel, René Arcos, Gand, 1919.

Voir aussi sur ce site:

  • L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux. Un souvenir du climat des jours de l’entrée en guerre, à rapprocher des souvenirs de Gabriel Chevallier.
  • Aux peuples assassinés, par Romain Rolland. Un des textes publiés dans la revue Demain d’Henri Guilbeaux.
  • Tu vas te battre (poème), par Marcel Martinet. Texte écrit aux premiers jours de la Grande Guerre.
  • Tout n’est peut-être pas perdu suivi de Les morts (poèmes), par René Arcos. Par le futur cofondateur de la revue Europe.
  • Dans la tranchée (poème), par Noël Garnier.
  • Le Noyé (poème), par Lucien Jacques.
  • Éloignement (poème), par Marcel Sauvage.
  • Malédiction (poème), par Henri Guilbeaux. Un texte prophétique sur les bombardements aériens, qui laisse entendre en 1917, qu’en matière de guerre industrielle, le pire est encore à venir.
  • Au grand nombre (poème), par Pierre Jean Jouve. Un poème de jeunesse d’un auteur qui marquera ensuite une rupture totale avec la première partie de son œuvre.
  • Chant d’un fantassin suivi de Élégie à Henri Doucet (poèmes), par Charles Vildrac. Un des piliers de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, fervent pacifiste.
  • L’illumination (poème), par Luc Durtain. Un très grand poète oublié, l’ensemble du recueil, consultable en ligne, vaudrait d’être réédité.
  • Requiem pour les morts de l’Europe (poème), par Yvan Goll. Poète franco-allemand -né en fait dans l’Alsace-Lorraine occupée- qui adopte d’emblée une position pacifiste. Inventeur du « surréalisme » dont la paternité lui sera disputé par André Breton qui le juge trop classique, il meurt dans l’oubli. Il peut être considéré comme un des rares poètes expressionnistes écrivant en français.
  • Frans Masereel, par Luc Durtain. Sur le graveur et peintre flamand dont l’œuvre est indissociable de l’engagement pacifiste.
  • Discours de Pierre Brizon le 24 juin 1916. Premier discours de rupture avec l’Union sacrée, trois députés socialistes votant pour la première fois contre les crédits de guerre.
  • L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos. Une nouvelle d’une grande force satirique, par le cofondateur de la revue Europe.
  • L’Adieu à la patrie (poème), par Luc Durtain. À mes yeux, peut-être, le plus beau poème qu’on ait pu écrire sur cette guerre.

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