L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux.

 

La guerre tant redoutée, mais à laquelle personne presque n’osait croire, montra tout d’un coup son visage hideux.

Les derniers jours de juillet étaient sinistres. À chaque heure parvenaient des informations peu rassurantes, en dépit de leur ton optimiste. Les clameurs des vendeurs d’éditions spéciales des journaux faisaient rebondir l’inquiétude accumulée. L’homme de la rue passait calme en apparence, mais rongé d’anxiété. Il pensait à son travail, à sa femme, à ses enfants qu’il lui faudrait peut-être quitter subitement. L’atmosphère des bars et des bistrots était plus surchauffée encore et des discussions avinées et sans fin tumultuaient autour du mastroquet en bras de chemise et enchanté des événements qui lui valaient une augmentation sensible de ses bénéfices. Tous ceux qui avaient dans les mains une industrie de guerre ou en rapport avec les fournitures de l’armée ne se sentaient pas de joie.

Le tumulte augmenta encore lorsque parut le décret de mobilisation générale affiché simultanément partout. Ce n’était pas encore la guerre, mais cette fois on la sentait inévitable. Et déjà les stratèges en chambre assignaient scientifiquement à la guerre une durée de quelques mois. La gare de l’Est, qui happait les soldats mobilisés, était devenue une véritable centrale d’émotion. Les saccades que l’on entendait autour de la tour Eiffel, engendrées par le poste de T.S.F., redoublaient et se faisaient plus nerveuses.

Et le soir du 31 juillet, sur les dix heures, on entendit tout d’un coup une sinistre et rauque clameur unanime: Édition spéciale! Assassinat de Jean Jaurès! Je n’oublierai jamais le retentissement de cette clameur en moi, la marée montante de cette rumeur dans Belleville! Chaque fois que s’élevait la vague, toute ma poitrine bondissait, tout mon cœur battait et je sentais partout un fourmillement d’aiguilles. La déclaration de guerre, postérieure de quelques heures, suscita en moi une émotion d’intensité incomparablement moins forte que l’assassinat de Jean Jaurès.

Je n’avais pas pour Jean Jaurès le culte des militants socialistes, Jaurès avait imprimé au Parti Socialiste et à l’Internationale une direction opportuniste. Mais ce bourgeois socialisant était peut-être le seul homme véritablement honnête et le seul député français de valeur, possédant une connaissance profonde de l’histoire contemporaine et capable de tirer par avance les conséquences d’une fait politique, social ou diplomatique. La voix de Jaurès était celle de la fraternité, de la justice; au marxisme dont il n’était pas un adhérent résolu, exclusif, mais où il puisait le meilleur et le plus solide de son argumentation, il ajoutait quelque chose de cet idéal un peu vague et humanitaire de 1848. Mais Jaurès voyait bouger les tentacules de l’impérialisme. Sans s’inquiéter de l’exaspération produite chez les représentants de l’état-major, de la finance et de la diplomatie qui le faisaient souiller chaque jour, il dénonçait les menées impérialistes, les louches tractations, les traités secrets, les alliances contre nature et dirigées contre la paix des peuples. Jaurès était le champion de la liberté, de la fraternité, de la réalisation des principes des Droits de l’Homme plus qu’un révolutionnaire. « Il faut apprendre à cette jeune démocratie le goût de la liberté, – a-t-il écrit quelque part, – elle a la passion de l’égalité, elle n’a pas, au même degré, la notion de la liberté, qui est beaucoup plus difficile et beaucoup plus longue à acquérir. Il faut donner aux enfants du peuple, par un exercice suffisamment élevé de la faculté de penser, le sentiment de la valeur de l’homme et par conséquent du prix de la liberté, sans lequel l’homme n’est pas. » L’idéal de Jaurès était très apparenté à celui de Romain Rolland. L’un et l’autre, le premier sur le plan littéraire, le second sur le plan politique, ont défendu des idées sensiblement les mêmes.

Devant un parti opportuniste, désemparé, prêt à la trahison, le gouvernement fit preuve d’une grande adresse. Il enleva le corps de Jaurès. Sur les murs de Paris il fit afficher une proclamation officielle dans laquelle était déplorée la mort du grand tribun auquel il fit faire à ses frais des funérailles officielles. Ceux qui, chaque jour, avaient dénoncé l’agent de l’Allemagne, affirmant non pas une, mais deux fois, que c’est le devoir de tout gouvernement soucieux de ses responsabilités de flanquer dix balles dans la peau de Jaurès, le jour de la mobilisation, célébrèrent le grand Français! Ironie de l’histoire: l’avenue d’Allemagne devint avenue Jean Jaurès!

Henri Guilbeaux, Du Kremlin au Cherche-Midi, Paris, Gallimard, 1933, pages 11-13.

À son retour en France, en 1933, Henri Guilbeaux est emprisonné au Cherche-Midi. Sa désertion de 1915 lui vaut un procès retentissant, dont il sort acquitté.

 

Né en 1884 à Verviers en Belgique, Henri Guilbeaux réalise une anthologie de poésie allemande avant guerre. Il est l’ami de Stefan Zweig et de Rainer Maria Rilke. Proche de l’extrême-gauche, il fonde en 1913 un groupe d’amitié franco-allemand, avant de quitter la France pour la Suisse en 1915. Début 1916, il fonde la revue pacifiste Demain qui aura de prestigieux contributeurs, comme Romain Rolland. Il prend part au congrès pacifistes internationalistes de Zimmerwald et de Kienthal en 1915 et 1916, où il fait connaissance de Lénine et Trotsky. Le premier, qu’il regarde d’abord avec méfiance, conquiert vite son amitié. À partir de la révolution de 1917, la revue Demain adopte une position strictement bolchévique. Condamné à mort pour haute trahison, Henri Guilbeaux rejoint l’URSS avant de devenir correspondant de « L’Humanité » à Berlin. Confronté à la réalité du régime soviétique, il est parmi les premiers à dénoncer la dérive bureaucratique et contre-révolutionnaire, sans pour autant donner foi à Trotsky, dont il admire l’intelligence, mais dont il craint la rigidité. Il se livre alors à de surprenants éloges de Benito Mussolini, dont l’idéologie et l’interventionnisme en 1915 sont aux antipodes de ce qu’il a jusque là défendu. Son dernier livre La fin des Soviets en 1937 renvoie dos à dos les totalitarismes staliniens et nazis. Il meurt l’année suivante.

 

Cet autre extrait évoque le poète autrichien Albert Ehrenstein, dont les éditions Circé ont édité en 2008 le recueil de nouvelles Tubutsch. Pour échapper à la guerre,  Ehrenstein a trouvé refuge dans un asile d’aliénés. Henri Guilbeaux lui rend visite avec Stefan Zweig:

Zweig fit en Suisse un séjour de plusieurs mois et habita sur les bords du lac de Zurich? Je le visitai. Il m’invita à l’accompagner dans une maison d’aliénés pour y voir Albert Ehrenstien. Erhenstein qui avait publié deux recueils de vers: Der Mensch schreitDie rote Zeit, collaborait aux publications de caractère nettement pacifiste, il ne voulait pas être soldat. C’est pourquoi il simulait une sorte de folie et il s’était mis en volontairement en observation dans un asile de fous. Nous allâmes quérir Ehrenstein en compagnie duquel nous fîmes une promenade. En quittant l’asile et en y rentrant, nous assistâmes à un spectacle qui n’avait rien de gai et qui me parut une image de l’humanité durant la guerre impérialiste. Dans le jardin se promenaient des simples d’esprit, des idiots, des déments, des dégénérés ayant perdu toute conscience, faisant force grimace, poussant des cris, accomplissant des gestes hystériques. Je n’enviais pas notre ami Ehrenstein d’avoir choisi comme lieu de résidence cet hôtel singulier!

Henri Guilbeaux, Du Kremlin au Cherche-Midi, Paris, Gallimard, 1933, pages 155-156.

Voir aussi sur ce site:

  • L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux. Un souvenir du climat des jours de l’entrée en guerre, à rapprocher des souvenirs de Gabriel Chevallier.
  • Aux peuples assassinés, par Romain Rolland. Un des textes publiés dans la revue Demain d’Henri Guilbeaux.
  • Tu vas te battre (poème), par Marcel Martinet. Texte écrit aux premiers jours de la Grande Guerre.
  • Tout n’est peut-être pas perdu suivi de Les morts (poèmes), par René Arcos. Par le futur cofondateur de la revue Europe.
  • Dans la tranchée (poème), par Noël Garnier.
  • Le Noyé (poème), par Lucien Jacques.
  • Éloignement (poème), par Marcel Sauvage.
  • Malédiction (poème), par Henri Guilbeaux. Un texte prophétique sur les bombardements aériens, qui laisse entendre en 1917, qu’en matière de guerre industrielle, le pire est encore à venir.
  • Au grand nombre (poème), par Pierre Jean Jouve. Un poème de jeunesse d’un auteur qui marquera ensuite une rupture totale avec la première partie de son œuvre.
  • Chant d’un fantassin suivi de Élégie à Henri Doucet (poèmes), par Charles Vildrac. Un des piliers de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, fervent pacifiste.
  • L’illumination (poème), par Luc Durtain. Un très grand poète oublié, l’ensemble du recueil, consultable en ligne, vaudrait d’être réédité.
  • Requiem pour les morts de l’Europe (poème), par Yvan Goll. Poète franco-allemand -né en fait dans l’Alsace-Lorraine occupée- qui adopte d’emblée une position pacifiste. Inventeur du « surréalisme » dont la paternité lui sera disputé par André Breton qui le juge trop classique, il meurt dans l’oubli. Il peut être considéré comme un des rares poètes expressionnistes écrivant en français.
  • Frans Masereel, par Luc Durtain. Sur le graveur et peintre flamand dont l’œuvre est indissociable de l’engagement pacifiste.
  • Discours de Pierre Brizon le 24 juin 1916. Premier discours de rupture avec l’Union sacrée, trois députés socialistes votant pour la première fois contre les crédits de guerre.
  • L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos. Une nouvelle d’une grande force satirique, par le cofondateur de la revue Europe.
  • L’Adieu à la patrie (poème), par Luc Durtain. À mes yeux, peut-être, le plus beau poème qu’on ait pu écrire sur cette guerre.

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