Tout n’est peut-être pas perdu, par René Arcos.

 
Tout n’est peut-être pas perdu
Puisqu’il nous reste au fond de l’être
Plus de richesses et de gloire
Qu’aucun vainqueur n’en peut atteindre;

Plus de tendresse au fond du coeur
Que tous les canons ne peuvent de haine
Et plus d’allégresse pour l’ascension
Que le plus haut pic n’en pourra lasser

Peut-être que rien n’est perdu
Puisqu’il nous reste ce regard
Qui contemple au-delà du siècle
L’image d’un autre univers.

Rien n’est perdu puisqu’il suffit
Qu’un seul de nous dans la tourmente
Reste pareil à ce qu’il fut
Pour sauver tout l’espoir du monde.

Le Sang des autres, 1919. Illustré par huit gravures hors-texte de Frans Masereel.

Illustration de Frans Masereel pour Le sang des autres, 1919.

Les Morts…

Le vent fait flotter
Du même côté
Les voiles des veuves

Et les pleurs mêlés
Des mille douleurs
Vont au même fleuve.
Serrés les uns contre les autres
Les morts sans haine et sans drapeau,
Cheveux plaqués de sang caillé,
Les morts sont tous d’un seul côté.

Dans l’argile unique où s’allie sans fin
Au monde qui meurt celui qui commence
Les morts fraternels tempe contre tempe
Expient aujourd’hui la même défaite.

Heurtez-vous, ô fils divisés!
Et déchirez l’Humanité
En vains lambeaux de territoires,
Les morts sont tous d’un seul côté.

Car sous la terre il n’y a plus
Qu’une patrie et qu’un espoir
Comme il n’y a pour l’Univers
Qu’un combat et qu’une victoire.

Le Sang des autres, 1919. Illustré par huit gravures hors-texte de Frans Masereel.

Illustration de Frans Masereel pour Le sang des autres, 1919.

Depuis la guerre, les casernes absorbaient avec frénésie et ne rendaient plus rien. C’était une goinfrerie sans exemple dans l’histoire. Fini, le lent dressage des hommes. On raillait aujourd’hui l’ancien système, ce méticuleux travail d’orfèvre, burinant, ciselant et polissant la matière précieuse. On en était au fondu et à l’estampage. C’est qu’il fallait faire vite. Les commandes pleuvaient et on ne savait plus où donner de la tête. On avait bientôt parlé d’une crise d’effectifs. Envoyez-nous des bonshommes, encore des bonshommes, toujours des bonshommes suppliaient de là-bas les détaillants.
Alors, à la patience d’antan, avait succédé une hâte fébrile. Marches, exercices, écoles de tir, alertes nocturnes, ça bardait, il fallait voir. On nous gavait au galop de nourriture, de science militaire et de couplets patriotiques. On nous poussait comme des fruits de serre. Tant et si bien qu’au bout de quelques semaines, armés, vêtus et harnachés de neuf, nous étions mûrs pour le sacrifice. On était arrivé à couler un canon en quelques jours et à former un héros en moins de deux mois.

Extrait du roman Caserne (Paris, F. Rieder, 1921), qu’on peut lire en ligne sur le site Open Library.


Pour aller plus loin:

Voir aussi sur ce site:

  • L’assassinat de Jean Jaurès, par Henri Guilbeaux. Un souvenir du climat des jours de l’entrée en guerre, à rapprocher des souvenirs de Gabriel Chevallier.
  • Aux peuples assassinés, par Romain Rolland. Un des textes publiés dans la revue Demain d’Henri Guilbeaux.
  • Tu vas te battre (poème), par Marcel Martinet. Texte écrit aux premiers jours de la Grande Guerre.
  • Tout n’est peut-être pas perdu suivi de Les morts (poèmes), par René Arcos. Par le futur cofondateur de la revue Europe.
  • Dans la tranchée (poème), par Noël Garnier.
  • Le Noyé (poème), par Lucien Jacques.
  • Éloignement (poème), par Marcel Sauvage.
  • Malédiction (poème), par Henri Guilbeaux. Un texte prophétique sur les bombardements aériens, qui laisse entendre en 1917, qu’en matière de guerre industrielle, le pire est encore à venir.
  • Au grand nombre (poème), par Pierre Jean Jouve. Un poème de jeunesse d’un auteur qui marquera ensuite une rupture totale avec la première partie de son œuvre.
  • Chant d’un fantassin suivi de Élégie à Henri Doucet (poèmes), par Charles Vildrac. Un des piliers de l’expérience de l’Abbaye de Créteil, fervent pacifiste.
  • L’illumination (poème), par Luc Durtain. Un très grand poète oublié, l’ensemble du recueil, consultable en ligne, vaudrait d’être réédité.
  • Requiem pour les morts de l’Europe (poème), par Yvan Goll. Poète franco-allemand -né en fait dans l’Alsace-Lorraine occupée- qui adopte d’emblée une position pacifiste. Inventeur du « surréalisme » dont la paternité lui sera disputé par André Breton qui le juge trop classique, il meurt dans l’oubli. Il peut être considéré comme un des rares poètes expressionnistes écrivant en français.
  • Frans Masereel, par Luc Durtain. Sur le graveur et peintre flamand dont l’œuvre est indissociable de l’engagement pacifiste.
  • Discours de Pierre Brizon le 24 juin 1916. Premier discours de rupture avec l’Union sacrée, trois députés socialistes votant pour la première fois contre les crédits de guerre.
  • L’alerte, récit d’avant-guerre, par René Arcos. Une nouvelle d’une grande force satirique, par le cofondateur de la revue Europe.
  • L’Adieu à la patrie (poème), par Luc Durtain. À mes yeux, peut-être, le plus beau poème qu’on ait pu écrire sur cette guerre.

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