La brebis galeuse (extrait), par Ascanio Celestini.

 
Je suis mort cette année.
Mais le jour de ma mort Nicola est sorti de l’institut avec la clé qu’il a trouvée dans le journal chinois des femmes qui lèchent les hommes nus. Il a ouvert la première porte et il l’a franchie. Il a ouvert la deuxième et il est sorti. Il les a laissées toutes les deux ouvertes et personne ne s’est enfui.
Les pauvres fous qui se sont tapés trente ans ici ne sortent pas même si l’asile est en feu.
Les fous s’enfuient seulement dans les histoires drôles.

Tandis qu’il était dehors il a semblé à Nicola que ce n’était pas lui, mais l’asile en personne qui sortait par la porte. Il lui semblait qu’il sortait avec les jambes bien droites et les mains sur la poitrine. Étendu dans un cercueil, les pieds nus et la tête enveloppée comme ces morts à la campagne, quand on les empaquette dans un mouchoir qui leur fait tout le tour du ciboulot, pour qu’ils n’aient pas la bouche ouverte. L’asile électrique était une dépouille si longue qu’on ne parvenait pas à en voir la tête et les pieds en même temps. Il était long et sec, plus on le tirait en dehors de la porte et plus il en restait à l’intérieur. Il ressemblait plus à un intestin qu’à un mort, un plat de tripes d’agneau qui dans le ventre n’est rien qu’un sac à provisions plein de gras. Un boyau que tu commences à dérouler et qui devient une truc long comme un carême. Nicola regardait ce mort si important et il pensait « comment est-il possible que cet asile de fous ait vécu tous ces siècles et ait grandi autant? S’il était mort avant, un cercueil normal et une tombe quelconque lui auraient suffi. Maintenant au contraire il lui faudra un cimetière rien que pour lui, ou bien ils l’enterreront dans un oléoduc. » Maintenant qu’il était mort, cet asile de fous paraissait ridicule à Nicola. L’institut ressemblait à des ruines antiques et ceux qui étaient dedans étaient un genre de squelettes étrusques.
Un entrepôt d’appareils électroménagers cassés que le docteur soigne à l’électricité comme on donne un coup à un mange-disque quand le disque est rayé.

Nicola pensait que si l’institut était encore là, c’était juste une erreur de la bureaucratie. Comme les tas d’ordures qui restent au milieu de la rue quand la mairie n’arrive pas à se mettre d’accord avec les éboueurs pour les faire ramasser.

Puis il a pris une brique et il l’a traînée jusqu’au milieu de la place. Il s’est assis dessus et il a fait le calcul que le mur le plus près de lui se trouvait au moins à une vingtaine de mètres. Il a pensé que durant les trente-cinq dernières années, il ne s’était jamais assis aussi loin d’un mur. La plus grande pièce de l’Institut, c’était la cantine, mais même si tu t’asseyais au milieu, tu avais toujours un mur que tu pouvais rejoindre avec quatre ou cinq pas. Maintenant en revanche il en fallait bien plus du double pour arriver jusqu’au petit immeuble en face.
Et entre l’immeuble et lui, personne ne passait. Alors qu’à l’institut il y avait toujours eu quelqu’un près de lui, un fou, une infirmière, le docteur ou la sœur qui étaient collés à lui et ne s’éloignaient même pas pour le laisser respirer un peu. Même le peu d’air qu’il y avait à l’institut il fallait le partager avec les autres.
Maintenant au contraire au milieu de la place, entre lui et ce mur il n’y avait rien, pas de voiture garée ou de bennes à ordures, pas un chien, pas un chat, pas un pigeon.
Il y avait l’air frais de cette nuit-là. Et lui, il le respirait pour lui tout seul.
 
Traduit par Olivier Favier. Extrait de Ascanio Celestini, La Brebis galeuse, Paris, Le Sonneur, 2010. Titre original: La pecora nera, Turin, Einaudi, 2008.

 

Le film La pecora nera de et avec Ascanio Celestini est sorti en septembre 2010 en Italie lors de la Mostra de Venise. Il a été favorablement accueilli par la critique, ce qui lui a valu d'être présenté au festival d'Annecy avant de sortir en France le 20 avril 2011 -distribué par Bellissima. L'affiche a été réalisée par Beatrice Alemagna.

Pour aller plus loin:

  • La bande-annonce du film, sorti en France le 20 avril 2011. Réalisation: Ascanio Celestini. Direction de la photographie: Daniele Cipri. Ingénieur du son: Maurizio Argentieri. Chef monteur: Giorgio Franchini. Scénario: Ascanio Celestini, Ugo Chiti, Wilma Labate. Avec Ascanio Celestini, Maya Sansa et Giorgio Tirabassi. Voir la recension du film sur le site altritaliani.it
  • Un très bel entretien avec François Aubel sur le site evene.fr.
  • Le catalogue de Bellissima film, excellent introducteur du cinéma italien indépendant en France.
  • Un autre extrait du livre sur le site des Éditions du Sonneur.
  • Le site d’Ascanio Celestini, en italien.
  • Le site de Beatrice Alemagna, qui a réalisé l’affiche du film La pecora nera. En français.
  • Radio clandestine, éditions Espace 34, Montpellier, 2009. Extraits (1), (2), (3) sur ce site, avec les dates du spectacle de Dag Jeanneret avec Richard Mitou.
  • Le site de Franco Basaglia, psychiatre à l’origine de la loi 180 de 1978. En programmant la fermeture des asiles psychiatriques, celle-ci marque une avancée majeure des thèses de l’antipsychiatrie.
  • Mario Colucci, Pierangelo di Vittorio, Franco Basaglia, Portrait d’un psychiatre intempestif, Toulouse, Érès, 2005.
  • Le texte de la dite loi 180 traduit en français. Voir aussi cet ensemble de textes en français autour de la dé-institutionnalisation.
  • Un site consacré à Michel Foucault.
  • Une visite d’Edmondo de Amicis, Dans le jardin de la folie / Nel giardino della follia, Rambouillet, L’Anabase, 1993 qui présente les impressions du reporter dans la Villa Cristina, une clinique psychiatrique des environs de Turin à la fin du dix-neuvième siècle. Dans ce texte très simple en apparence, on mesure la distance prise avec les froides tentatives de rationalisation comme celle de l’anthropologue Cesare Lombroso.
  • Dans le film, l’écrivain Massimo Barone fait une fugitive apparition dans le rôle du directeur de l’asile psychiatrique. On lira ses souvenirs des années 1970 sur ce site.

Quelques films autour de l’antipsychiatrie:

  • Raymond Depardon-Sophie Ristelhueber, San Clemente (France – 1980): documentaire sur l’asile de San Clemente, près de Trieste, où Raymond Depardon avait préalablement effectué plusieurs reportages photographiques. L’ensemble de ces reportages donna lieu à un livre publié en 1984 par Robert Delpire et à une exposition au Centre national de la photographie.
  • Marco Bellocchio, Matti da slegare (Fous à délier, Italie – 1975): documentaire autour de l’expérience de Franco Basaglia.
  • Ken Loach, Family life (Royaume-Uni – 1971).

Autres films suggérés par Ascanio Celestini.

  • Vittorio de Seta, Diario di un maestro (Italie – 1972). Ce film, tiré d’un livre d’Albino Bernardini, Un anno a Pietralata, Florence, La Nuova Italia, 1968, raconte, à mi-chemin entre documentaire et fiction, l’expérience d’un jeune instituteur nommé dans la banlieue de Rome, à Tiburtino, et qui se trouve confronté aux rigueurs de l’institution scolaire. Le film fut présenté en 4 épisodes sur la Rai uno, en février et mars 1973, pour un total de 290mn.
  • Paolo et Vittorio Taviani, San Michele aveva un gallo (Saint-Michel avait un coq) (Italie – 1973). À la fin du dix-neuvième siècle, un anarchiste italien, Giulio Manieri, est condamné à mort. Sa peine est commuée en réclusion à perpétuité. C’est le début de dix années de solitude, où il ne cesse de faire ses comptes avec une « révolution » à laquelle il a tout sacrifié.

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