Italbanais (extrait), par Saverio la Ruina.

 
– Papa, on va où ?
– Et bien, on va dans l’endroit le plus beau du monde.
– Et c’est quoi cet endroit le plus beau du monde?
– L’Italie.
– Et c’est comment l’Italie?
– Et bien, c’est un endroit très beau l’Italie, il faisait.

Je lui posais toutes ces questions ingénues que peut poser un enfant qui n’avait jamais rien vu du monde.

– Et pourquoi c’est un endroit très beau ?
– Mais parce qu’en Italie il y a les villes les plus belles du monde : Florence, Rome, Venise. Il n’y a rien de plus beau qu’être italien.
– Et pourquoi il n’y a rien de plus beau qu’être italien ?
– Mais parce qu’en Italie on est tous peintres, musiciens, chanteurs.

Qu’en fait, c’était les choses que, lui, racontait à maman et que maman m’a raconté à moi. Et que moi ensuite, j’ai raconté à ma femme et qu’après ma femme j’ai raconté aussi à mes enfants. « En Italie, on est tous peintres, musiciens, chanteurs », disait papa. Au point que quand après on est vraiment retournés en Italie, en descendant du train à Rome moi je m’attendais à un orchestre, avec les gens qui jouaient de la musique, qui dansaient et qui chantaient. Mais, en fait, personne ne jouait de la musique, personne ne dansait et encore moins ne chantait, au lieu de ça ils nous ont gardés cinq jours à la préfecture de police sans dire un mot, et si on protestait ils nous regardaient carrément de travers et toujours sans un mot.

– Mais regarde-les ces Albanais … , disaient les policiers.
– Il n’y a rien de plus beau qu’être italiens, disait papa.

Puis la sirène se mettait à sonner et je courais vers le camp pour répondre à l’appel du soir.

J’ai commencé à me rappeler de ce camp qu’ils avaient construit exprès pour nous, pour nous et pour ceux comme nous, ennemis du régime, parce que c’est comme ça qu’ils nous appelaient. Ils nous en voulaient à cause de la guerre. Ils nous en voulaient depuis que Musolino1 avait envahi l’Albanie. Parce que là, il y avait plus de cent mille soldats italiens pendant la guerre. Et il y avait aussi vingt-cinq mille civils italiens à cette époque. Et un de ces cent mille soldats italiens était mon père. Mais à la fin de la guerre, une partie seulement à réussi à rentrer dans son pays parce qu’il n’y avait pas assez de bateaux pour tout le monde. Et quand, après, la dictature a commencé en Albanie, ils ont fermé les frontières et à l’intérieur des frontières ils nous y ont tous enfermés : animaux, objets et personnes. Et mon père aussi ils l’ont enfermé. Et avec mon père ils ont enfermé aussi les autres soldats et civils italiens qui étaient restés. Et depuis lors, l’Albanie est restée blindée, depuis lors, plus personne n’a pu y entrer ou en sortir.

Parce qu’en 46, l’Europe ils l’ont divisée comme un stade de football : d’un côté, les supporters de l’Amérique, et de l’autre, les supporters de la Russie. L’Italie, qui était pour l’Amérique, était d’un côté et l’Albanie, qui était pour la Russie, de l’autre. Au milieu, ils ont tracé une ligne et malheur à celui qui la franchissait. Et si quelqu’un la franchissait, ils le disqualifiaient à jamais, c’est à dire qu’ils le tuaient. Puis, ils ont dit que la ligne n’était pas assez sûre et ils y ont mis un rideau en fer. Puis, ils ont dit que même le rideau en fer n’était pas assez sûr et ils y ont mis un mur en ciment. Puis, ils ont dit que même le mur en ciment n’était pas assez sûr mais les autres ont répondu « oui, mais bordel qu’est-ce qu’on met à la place du mur? » Et ils se sont arrêtés.

Mon père a rencontré ma mère et ils se sont mariés. Et il est resté en Albanie jusqu’en 51, que d’ailleurs c’est l’année où je suis né. Et ça a été aussi l’année où a explosé la bombe à l’ambassade russe. La bombe a explosé et tout a explosé. Ils disaient que ça ne pouvait être que les Italiens à avoir fait ça, qu’y avaient qu’eux pour faire sauter des bombes et des pétards. Ils les ont tous arrêtés, ils les ont fait passer en jugement et ils les ont condamnés : « espions italiens qui le faisaient pour les Américains pour le compte du Vatican », ils ont dit. « Indésirables », ils ont ajouté. Et ils les ont expulsés.

Et avec papa, sur le bateau, nous devions partir aussi, maman et moi. Je dis moi aussi parce que même que si j’y étais pas c’était comme si j’y étais, parce que moi maman m’avait dans le ventre. Mais juste au moment où on allait monter, un policier l’arrête:

– Camarade, il lui a dit, où vas-tu?
– En Italie, a fait maman.
– Non, non, a fait le policier, il n’y a que les hommes qui partent avec celui-là. Femmes et enfants partent avec le deuxième bateau.

Maman elle dit toujours qu’elle a tout de suite compris comment ça allait se terminer, qu’ils ont dû l’arracher à mon père par la force tellement qu’elle s’était agrippée à lui, qu’il a fallu quatre ou cinq personnes. Elle dit qu’elle s’était agrippée si fort que les poches de la veste lui sont restées dans les mains.

– J’attends de recoudre les poches sur la veste, elle a dit à mon père, n’oublie jamais de me rapporter la veste, qu’elle lui a dit en fourrant les poches dans son corsage.

Mais à ce moment-là, qui aurait pu imaginer qu’ils allaient se diviser le monde pendant quarante ans et, avec le monde, diviser les personnes aussi?

– Femmes et enfants partent avec le deuxième bateau, ils avaient dit.

Mais le deuxième bateau, il n’est jamais parti. Jusqu’en 91, il n’est pas parti, que d’ailleurs 91 c’est l’année que nous sommes venus en Italie. Il aura fallu quarante ans pour partir une nouvelle fois.

 

Titre original: Italabanesi (traduit par Federica Martucci et Amandine Melan avec le soutien de la Maison Antoine Vitez).

Photo: Gilles Roudière, Albanie, Shitet (à vendre), 2012.

Pour aller plus loin:

  • Des extraits d’Arrange-toi, de Saverio la Ruina (traduit par Federica Martucci et Amandine Melan).
  • La rubrique théâtre-récit de ce site.
  • Le site de Scena verticale, groupe fondé et dirigé par Saverio la Ruina et Dario De Luca en 1992.
  • Le site de Gilles Roudière, où l’on peut découvrir son reportage sur l’Albanie.
  • Sur les relations entre l’Italie et l’Albanie communiste, Ismail Kadare, Le général de l’armée morte, Paris, LGF, 2011 (première édition albanaise: 1963, française: 1970).
  • Sur ce qui se joue autour des paysages entre Albanie et Salento, aux confins des mers Adriatique et Ionienne, tout a été dit ou presque par Lawrence Durrell, déserteur de « l’île du pudding » pour celle de Prospero (Corfoue). Ce passage donne un excellent contrepoint d’immédiat avant-guerre au texte de Saverio la Ruina, à l’heure où Rome se prépare à coloniser Tirana. C’est chose faite en mars 1939, lorsque l’armée valide politiquement une subordination économique de fait, minutieusement préparée par le régime fasciste:

« Vous vous réveillez un beau matin vers la fin de l’automne et vous remarquez que la teinte de toutes les choses a changé. Le ciel a des nuances de perle plus profondes. Le soleil se lèvre comme une boule de sang, et il y a de la neige sur l’Albanie. La mer est de plomb, apathique, et les oliviers sont d’un gris platine intense. Des feux fument dans les villages, et l’haleine de Maria forme un petit nuage blanc devant sa bouche quand elle emmène ses moutons vers la pointe. Elle reste toute la matinée accroupie parmi les fougères et les myrtes, en chantant de sa petite voix fatiguée de sorcière, tandis que les clochettes de ses moutons tintent tristement autour d’elle. Enveloppée dans une couverture rapiécée, chaussée de vieilles savates de cuir, elle file une laine grossière sur sa quenouille. Plus tard, sur le métier de la remise, Hélène tissera les rudes couvertures de couleur que les bergers emportent avec eux quand ils gardent leurs moutons au début de l’hiver. Maria regarde les jeunes femmes qui cueillent les olives, et crache d’un air méprisant avant de reprendre sa petite chanson – qui parle de deux corbeaux perchés sur un olivier. Au loin, sur le chenal la silhouette noire d’un bateau immobile, comme un insecte posé sur une feuille. Il est temps de couper des bûches pour la grande cheminée que nous avons construite nous-mêmes, et qui empliront notre salle de la riche odeur de cyprès, de goudron, de vernis et d’huile de lin. Il est temps de se préparer aux premières bourrasques. »

 

  1. Manière dans le Sud de l’Italie, volontairement estropiée, de désigner Mussolini.(Ndt) []

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