Besoin d’une ville? Appelle Berlusconi (1977), par Camilla Cederna.

 

Le 12 juin 1994, il y a 20 ans, les élections européennes confirmaient le triomphe du « Pôle des libertés – Pôle du bon gouvernement », lequel venait d’accéder au pouvoir deux mois plus tôt, après avoir obtenu la majorité absolue à la Chambre des Députés.

Avec plus de 30% des voix, Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi, devenait la première force politique du pays, et atteignait presque 50% des voix avec ses alliés d’alors, les ex-néofascistes du MSI, refondé en Alliance nationale -Pôle du bon gouvernement- et les régionalistes xénophobes de la Ligue du Nord -Pôle des libertés. Forza Italia et Alliance nationale avaient été respectivement créés et refondés en janvier de la même année.

Aux élections du 25 mai 2014, l’Italie a été avec les autres pays du sud -Grèce, Espagne, Portugal- lesquels ont tous connu, dans un passé plus ou moins récent, de longues périodes de dictature fasciste- parmi ceux qui ont fait mentir la victoire générale des forces conservatrices et/ou d’extrême-droite en Europe. Presque partout ailleurs, abstention ou non, le résultat est là, et le pouvoir de la réaction se renforce.

Les pays qui renoncent en partie à ces mauvais génies -avec de grosses nuances cependant, un populisme pouvant en cacher un autre, comme le Mouvement 5 Étoiles de Beppe Grillo en Italie, à la recherche d’alliance européenne avec des partis d’extrême-droite, ou une gauche éprise de marketing, comme le Parti démocrate de Matteo Renzi, qui rappelle pour beaucoup celle de Tony Blair… ou de François Hollande- sont des pays économiquement, socialement et culturellement exsangues, des pays vidés, pour le reste, d’une large part de leurs forces vives.

Ceux, nombreux, qui n’avaient pas pris la mesure de la catastrophe représentée par les élections de 1994, devraient cependant en tirer la leçon aujourd’hui. Pour peu que le mal ait encore un remède -et il n’est pas du tout dit qu’il soit électoral- il y a désormais une véritable urgence à l’appliquer, si l’on ne veut pas se résigner à 20 ans de malheur et qui sait combien d’années encore pour reconstruire un équilibre acceptable.

Quoi qu’il en soit, en ce triste anniversaire, je ne renonce pas à vous faire découvrir cette première interview réalisée en avril 1977 de celui qui deviendra deux mois plus tard le Cavaliere Silvio Berlusconi. Elle est l’œuvre de la grande journaliste italienne Camilla Cederna.

L’Italie, en ce temps-là, vivait encore sur l’élan d’un espoir porté par « il maggio francese », le mai français. Ébranlé par une suite d’attentats sanglants de l’extrême-droite, affaibli par les services secrets plus ou moins dévoyés de l’État et sa stratégie de la tension, l’espoir sera définitivement brisé, à quelques dix années de distance mois pour mois, avec l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges, le 9 mai 1978, du pain béni pour toutes les réactions.

Dans un décor de luxe, salons en enfilade, prairies de moquette, sculptures qu’on déplace, cuirs, acajou et palissandre, un homme n’arrête pas de parler, pas très grand, avec une frimousse ronde d’enfant à moustaches, dépourvu de rides, et un petit nez de poupée. Costume de grand couturier, léger parfum pour homme, citronné. Si son allure soignée, ses manières aimables, sa continuelle explosion d’idées pourraient plaire à un organisateur de congrès ou de noces, Carlo Emilio Gadda, lui, aurait beaucoup aimé son nom. Il s’appelle en effet Silvio Berlusconi.

Un Milanais qui vaut des milliards, constructeur de centres résidentiels démesurés, aujourd’hui propriétaire de la magnifique villa d’Arcore où ont vécu Gabrio Casati et Teresa Confalonieri (avec une collection de peintres lombards du seizième siècle, et pas le moindre nu, pour ne pas blesser son épouse, très religieuse), autrement dit l’ancienne villa Borletti aux confins du parc de Milan.

Allergique aux photographies («sans doute aussi à cause des enlèvements» explique-t-il dans un sourire qui n’est qu’à moitié ironique) il est très satisfait que personne ne le reconnaisse ni à Milan ni dans ce qu’il considère être son joyau, Milano 2. Puisqu’il s’agit de sa première interview, il est content de me raconter sa vie heureuse. Bonne bourgeoisie, un papa directeur de banque qui, le lycée achevé, ne lui donne plus son pourboire hebdomadaire; mais il ne se désespère pas pour autant, et fait plusieurs boulots tout en menant des études en droit: il joue du Gershwin ou chante des chansons françaises durant les fêtes d’étudiants. Ce n’est pas tout, car entre deux succès à l’université, il est vendeur d’électroménager, en pleine ascension: de vendeur à chef de vente à directeur commercial. Après sa maîtrise sur la publicité (note maximum), il commence sa véritable activité en entrant successivement dans deux entreprises du bâtiment.

À vingt-cinq ans il crée un complexe immobilier autour de piazza Piemonte, voici donc la très heureuse opération de Brugherio, un lotissement destiné à la petite classe moyenne, mille appartements qui partent aussitôt; et pris par le plaisir du récit, il donne quelquefois dans le difficile, il dit «comble», macro-urbanistique, architecture chorale, la connotation de mon caractère et la positivité, «natura non facit saltus». Son rêve serait d’être demandé dans le monde entier pour faire des villes, et «appelons Berlusconi» devrait être l’invocation de terres désireuses de s’étendre. De Milano 2, l’énorme quartier résidentiel dans la commune de Segrate, il parle comme d’une femme qu’il aime, pleinement pourvu comme il l’est de chaque beauté et confort, avec cent mille habitants, dont c’est peu dire qu’ils sont satisfaits. Il lit toutes les nouvelles sur l’architecture et l’urbanisme, quelques best-seller de temps en temps, il relit souvent L’Utopie de Thomas More, sur lequel il voudrait écrire un essai. Il se considère comme le contraire d’un promoteur immobilier, mais comme un progressiste, il est catholique et pratiquant, il a voté pour la Dc [ Démocratie chrétienne]; et «si l’urbanisme est ce qui se négocie entre les constructeurs et le pouvoir politique, alors je ne fais pas d’urbanisme». Merci, et voyons ce que les autres disent de lui.

Ils le considèrent comme l’un des plus grands spéculateurs immobiliers de notre temps qui, se servant de grosses protections vaticanes et bancaires, vend les maisons et prend l’argent avant même de les construire, gagnant pour son compte des milliards d’intérêts. Il est lié d’abord avec la base de la Dc (Marcora et Bassetti), ensuite avec son centre, de sorte que le secrétaire départemental Mazzotta lui est dévoué. Son autre point de référence est le Psi [Parti socialiste italien], autrement dit Craxi, autrement dit Tognoli, autrement dit le maire. Voilà qui entre en contradiction avec son aversion pour l’urbanisme comme compromis entre politiciens et constructeurs.

La société de Berlusconi est l’Edilnord, cofondée en 1963 avec Renzo Rezzonico, le directeur d’une société financière basée à Lugano, liquidée en 71 pour des raisons secrètes. C’est alors qu’a été fondée l’Edilnord centres résidentiels avec les mêmes conditions que la compagnie précédente: le même capital social (environ dix mille dollars), la même banque suisse qui fait les prêts (l’International Bank de Zurich), et voici Berlusconi fondé de pouvoir pour l’Italie entière.

En 71 le conseil des Travaux publics déclare que le terrain de Berlusconi est officiellement constructible (acheté pour 500 lires le mètre carré en 63, il est vendu à l’Edilnord à 4250). À Segrate (d’abord administrée par la gauche, puis les socialistes et la Dc) des permis de construire sont cédés à l’Edilnord en échange de substantielles sommes d’argent. Umberto Dragone, alors chef du groupe socialiste au conseil municipal de Milan, pense que l’Edilnord a payé aux partis impliqués cinq à dix pour cent des profits (dix-huit ou dix-neuf milliards) qu’elle attendait de Milano 2. (Il semble que quelques appartements meublés aient été donnés gratis aux adjoints et cadres Dc et socialistes.  En ce qui concerne un cadre socialiste qui vit là avec un mannequin, il est certain qu’il a reçu ce cadeau.)

«Le silence n’a pas de prix, voici le paradis du silence» était-il écrit sur la publicité de cette résidence pour la haute et la moyenne bourgeoisie. Mais il n’y a pas de silence. L’aéroport de Linate est à un pas d’ici, un avion en décolle toutes les 90 secondes, les ondes sonores sont intolérables, supérieures à 100 décibels. Aussi l’Edilnord se meut à Rome, manœuvrant les ministères, pour obtenir le changement des routes aériennes. (En quatre ans l’aviation civile avait déjà ordonné six changements de routes pour les appareils de Linate.) Profitant de la proximité d’un hôpital, le San Raffaele, dirigé par un prêtre magouilleur et suspendu de ses fonctions sacerdotales, don Luigi Maria Verzé, envoie aux différents ministères un plan où son Milano 2 apparaît comme une zone hospitalière et la fausse carte sera distribuée aux pilotes (avec la croix dessus, symbole international de la zone protégée), de sorte que l’aviation civile change ses routes, encore une fois.

Quant à don Verzé, il obtient en cinq jours, avec décret signé par le ministre de la Santé Luigi Gui, le remplacement de son institut privé et encore désaffecté en institut de recherche à caractère scientifique (un titre honorifique qui est donné seulement dans des cas exceptionnels), avec comme possibilité annexe d’obtenir des financements. L’État envoie aussitôt six-cents millions, tandis qu’un milliard et demi aurait été versé par la Région. De là une polémique avec Rivolta jusqu’au moment où, il y a deux semaines, l’ancien prêtre est condamné à un an et quatre mois de prison pour tentative de corruption à l’encontre de l’adjoint Rivolta; l’institut est maintenant fréquenté par des étudiants en médecine de l’université qui se plaignent du manque de structures et d’instruments valides.

Autres nouvelles. Berlusconi met en chantier son nouveau Milano 3 dans la commune de Basiglio au sud de la ville, avec des appartements de type «flexible», c’est-à-dire avec des murs qui se déplacent au gré des exigences familiales. En septembre Telemilano commencera à émettre depuis le gratte-ciel Pirelli, une télévision locale avec des débats sur les problèmes de la ville, avec une heure par jour consacrée aux journaux (il possède quinze pour cent du Giornale d’Indro Montanelli).

«Les facteurs anxiogènes sont trop nombreux aujourd’hui, dit-il, ma télé sera optimiste.» Équipe de huit rédacteurs, plus des techniciens et des cameramen, quarante personnes en tout. Il semble que dans tout ce projet il ait été aidé par son ami Vittorino Colombo, ministre des Postes et Télécommunications. Berlusconi avait aussi pensé fonder un cercle culturel dirigé par  Roberto Gervaso; pourtant son idée favorite était celle de créer un mouvement inter-parti adressé aux jeunes émergents, mais pour l’instant il a renvoyé la chose à plus tard. Il aurait même aimé devenir le président du Milan AC, mais la peur de la publicité l’a retenu. Sa plus grande aspiration serait enfin d’être candidat au Parlement européen.

Il tient aussi à cultiver au mieux sa figure de père, en essayant d’avoir des contacts fréquents avec ses jeunes enfants Ce qu’il déplore c’est que le par cœur ait été écarté de l’école primaire; du cœur, lui, il en a mis à ses ouvrages, beaucoup, et dans tous les domaines.

Paru dans L’espresso en avril 1977 sous le titre « Serve una città? Chiama il Berlusconi » [Besoin d’une ville? Appelle Berlusconi] Traduit de l’italien par Olivier Favier.

Silvio Berlusconi dans son bureau du Foro Bonaparte, à Milan, en 1977. On peut voir sur son bureau le revolver qu'il avait pour se défendre contre un enlèvement.

Silvio Berlusconi dans son bureau du Foro Bonaparte, à Milan, en 1977. On peut voir sur la table le revolver qu’il avait pour se défendre contre un enlèvement. Photo: Alberto Roveri.

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