Corps d’état, l’affaire Moro (extrait), par Marco Baliani.

 

9 mai 1978, via Montalcini, Rome. À l’aube. Aldo Moro.

Ils l’ont mitraillé, une rafale dans le pyjama et le maillot de corps, alors qu’il venait à peine de se réveiller, comme un retraité romain.
Ils l’ont réveillé et l’ont emmené en bas, dans le garage. Que lui auront-ils dit, ce matin-là ? Qu’ils le libéraient ? Qu’ils étaient parvenus à un accord ? Ou bien ils lui ont dit simplement de les suivre, comme ça.
Aldo Moro aura t-il compris que c’était la fin ? Il aura vu pour la première fois ses geôliers à visage découvert, et alors oui, il a dû comprendre. Peut-être n’y aura-t-il pas cru, oui, pendant un instant il sera resté comme étonné que ce calvaire, maintenant, se termine comme ça, dans un garage, en pyjama, si anonymement, et que ce soit aux gardiens de l’abattre.
Peut-être Aldo Moro avait-il tout compris depuis le début, peut-être savait-il n’avoir aucun choix, aucune issue, qu’il était devenu soudain un pion justement, qu’il n’était plus le maître du jeu, lui qui savait bien ce qu’était le pouvoir, comment l’on fait se déplacer les hommes, comment on les utilise.

Le même jour, 9 mai 1978, dans les environs de la gare de Cinisi, Sicile. À l’aube. Giuseppe Impastato.

Ils l’ont bourré de T.N.T. et ils l’ont fait exploser sur les voies, près de la gare. Peppino Impastato1 les a vus venir vers lui, à visage découvert. Il les connaissait tous, c’étaient les mêmes qu’il dénonçait chaque jour au micro de sa radio, eux, les ouvriers de la mafia.
Il n’a pas le temps de réagir d’une manière ou d’une autre, ils lui tombent dessus, l’insultent, le frappent jusqu’au sang.
Ils font pleuvoir sur lui des coups de pieds, de poings, de sabots, ils le mordent, il y a plus de violence que nécessaire dans ces gestes parce que ceux qui les commettent à présent veulent se venger de lui, de lui qui a osé parler, de lui qui a eu le courage de les dénoncer, eux, et ça, c’est quelque chose qui leur paraît intolérable. À leurs yeux maintenant il doit devenir une chose, une chose à écraser, à annihiler, il doit devenir un paquet plein de peur, qu’on remplit de T.N.T. comme on bourre de la paille dans un sac.
Peppino Impastato à présent a perdu connaissance.
Oui, je veux croire cela, qu’il a perdu connaissance, qu’il n’a pas senti que l’on traînait son corps dans ce calvaire de voies, derrière la gare, près de son village qui sommeille.

Via Montalcini, dans le garage.

Les terroristes maintenant sont face à Aldo Moro. Se sont-ils regardés dans les yeux ?
Celui qui a tiré le premier a-t-il pressé fortement la détente ?
Aurait-il pu s’arrêter juste avant, ne pas le faire ?
Ou alors non, ou alors c’est toujours comme ça, à ce point de la partie les mains bougent toutes seules, comme des mains mécaniques. Elles tremblent pourtant, elles tremblent ! Alors il faut les rendre plus fortes, plus dures, on revêt sa cuirasse, jusqu’à avoir en face de soi non plus un homme mais seulement une forme, une fonction de quelque chose, une chose. Comme si l’on exécutait un ordre du Destin, et alors la victime doit être vraiment ainsi, sans défense, en maillot de corps, même s’il lui reste encore une lueur de confiance dans les yeux.
Ils tirent. La décharge arrive comme une libération. On tire plus que de nécessaire, comme, en d’autres temps, le couteau sacrificiel serait entré et sorti plusieurs fois dans le corps de la victime. Ils tirent. Aldo Moro est projeté en arrière par la violence rapprochée des coups. Il porte ses mains à sa poitrine par instinct, pour se protéger. Il tombe, il s’écroule.
À terre, le corps devient déjà encombrant, une chose.
Les terroristes maintenant concluent l’acte sacrificiel, ils l’habillent, comme s’ils faisaient des obsèques, à la hâte, parce que maintenant le temps a repris son cours et que tout se précipite.
Ils le déversent dans le coffre d’une auto, une Renault de couleur rouge, puis le recouvrent d’une couverture, pas entièrement cependant, son visage défait reste dehors, comme s’il dormait, comme ceux-là qui, écrasés de fatigue, ont été vaincus par le sommeil dans le train qui les ramènent chez eux.

Cinisi, sur les voies.

Ils le traînent, le poussent, l’insultent. Ils rient même, comme s’ils étaient des dieux, comme s’ils tenaient entre leurs mains la destinée des hommes. Ils rient.
Sur ces visages que le soleil a noircis il n’y a aucune pensée nouvelle. Ils exécutent seulement une sentence qu’un autre a prononcée, mais ils doivent prendre plaisir aussi à la mettre en œuvre, c’est leur revanche contre cet intellectuel, ce cocu, ce communiste, qui jase à la radio sur la mafia et sur les adjudications.
Il faut frapper un bon coup pour faire comprendre à qui le pouvoir appartient, il faut que l’air résonne, que l’on sente vibrer la terre. Ainsi on n’entendra plus cette voix qui dit, qui parle et qui dénonce.
Ils le laissent là, sur les voies.
Peppino Impastato explose dans un grondement, un nuage démembre son corps, de telle sorte qu’on ne puisse pas le recomposer, qu’il s’évanouisse, qu’il disparaisse, qu’il n’ait jamais existé.

Vingt-cinq ans ont passé depuis ce 9 mai 1978.

D’Aldo Moro chacun de nous a fixé dans sa mémoire l’image d’un corps renversé entrevu par le coffre ouvert d’une voiture, une Renault de couleur rouge.
De Peppino Impastato, de cet homme de ma génération, ce camarade, de celui qui était allé mener sa bataille en Sicile, parmi les siens, luttant contre la mafia, de lui qui fut tué le même jour qu’Aldo Moro, aucune image n’est restée pour notre mémoire. Après vingt ans, par la confession d’un repenti de la mafia nous avons su enfin ce que nous imaginions tous depuis longtemps, que ce sont ceux du clan Badalamenti qui ont tué Peppino Impastato, ceux-là même qu’il dénonçait tous les jours au micro de Radio Aut2, dans une campagne quotidienne d’information.
En vingt ans de fausses routes, on l’a fait passer d’abord pour un suicidé, puis pour un terroriste qui était allé mettre du T.N.T. sur les voies, et sur la ligne de Cinisi3 encore, une ligne hautement fréquentée !
Il aura fallu vingt ans pour approcher la vérité.
D’Aldo Moro en revanche que savons-nous ? Où, quand, comment, par qui a-t-il été tué, qui l’a retenu prisonnier, tout semble très clair. Mais en même temps nous sentons et nous savons que tout n’a pas été dit, que la vérité est encore loin, et que les choses cachées pèsent plus encore que celles qui sont visibles. Mais sur toute la boue qui recouvre ces jours, sur les vérités passées sous silence, sur les mystères irrésolus, les chantages, on a parlé et écrit pendant tellement d’années. Je voudrais raconter autre chose.

Traduit par Olivier Favier.

Tiré de Marco Baliani, Corps d’état, Éditions de l’amandier, 2012. Cet extrait a été préalablement publié dans la revue Frictions. Édition italienne: Marco Baliani, Corpo di stato, Il delitto Moro, Milan, Rizzoli, 2003. Spectacle créé en Italie en 1998, pour le vingtième anniversaire de la mort d’Aldo Moro, sur les marches du Forum, à Rome, à l’endroit supposé de l’assassinat de Jules César.

Le corps d'Aldo Moro, le 9 mai 1978. La renault 4 de couleur rouge était garée via Fani, à égale distance des sièges des deux grands partis rivaux, la Démocratie chrétienne et le Parti communiste. "Je regarde cette auto. La 4L était, par antonomase, la voiture des années 70. La voiture du Mouvement consommait peu, elle ne coûtait pas beaucoup, elle était utilisée par les uns et par les autres, elle passait de main en main, c’était une voiture de gauche, avec ce dur levier de vitesses au tableau de bord qui donnait l’impression de conduire un tram, qui te cassait les bras, avec ces amortisseurs qui te faisaient tanguer à chaque virage, comme dans une barque. C’était dans cette voiture que nous avions fait nos premiers on the road, que nous avions fumé nos premiers pétards, écouté la musique de ces années-là, toujours trop serrés à l’intérieur, sur des sièges incommodes. Je la regarde maintenant, et je vois que ça aussi, d’une certaine façon, ils nous l’auront pris. Cette voiture maintenant est un corbillard, mais on n’y célèbre pas seulement les funérailles d’Aldo Moro." Marco Baliani

 

Pour aller plus loin:

  • Un excellent papier d’Éric Valmir sur son blog de France infos, évoquant les nombreuses zones d’ombre autour de cette affaire. On y trouvera notamment des extraits de film et quelques précieuses références bibliographiques.
  • Emmanuel Amara, Nous avons tué Moro, Paris, Patrick Robin, 2006 (malheureusement épuisé).  Dans ce livre, le journaliste français recueille le témoignage inédit de Steve Pieczenik, ancien membre du département d’état américain.
  • Concernant le texte de Marco Baliani, une mise en espace a été proposée à la Comédie de Reims le 4 décembre 2010 par Ludovic Lagarde.  Par ailleurs l’auteur sera présent à Grenoble du 17 au 19 novembre 2011. Jeudi 17 novembre à 18h30, lecture de Corps d’état, à la Bibliothèque centre ville, suivie d’une rencontre avec l’auteur. Vendredi 18 novembre à 19h30, lecture en italien par l’auteur au théâtre de poche. Samedi 19 novembre à 15h, Acteurs, auteurs et narrateurs : le théâtre-récit dans la nouvelle dramaturgie italienne. Avec les auteurs Laura Curino, Marco Baliani. Rencontre présentée et animée par Olivier Favier et Juliette Gheerbrant, traducteurs. Dans la rubrique théâtre-récit de ce site, on trouvera un entretien et d’autres textes de Marco Baliani.
  • Sur la thématique du corps du pouvoir, je renvoie au livre de Marco Belpoliti, Le corps du chef, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2011, à mon article sur le site Italinscena, ainsi qu’à deux extraits des textes de Daniele Timpano publiés sur ce site, Duce en boite et Risorgimento Pop.
  1. L’histoire tragique de Peppino Impastato a été racontée dans le film de Marco Tullio Giordana , I cento passi, Italie, 2000, 114mn.  []
  2. Littéralement Radio Alternative (Ndt). []
  3. Cinisi, commune à 35 kilomètres à l’ouest de Palerme, sur laquelle se trouve l’aéroport Falcone-Borsellino. []

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