L’Étoile du berger (extrait), par Fernand Dumont.

 
La courte existence de Fernand Dumont fut une pure expérience surréaliste. Né à Mons en 1906, la lecture du Manifeste a sur lui une importance décisive, comme la rencontre avec André Breton deux ans plus tard. De son vivant, ne paraissent que les poésies d’À ciel ouvert1, les contes de La Région du cœur2 et Le Traité des Fées3. Dans une lettre à Achille Chavée, datée du 13 juillet 1939, il dit vouloir adjoindre aux deux premiers ouvrages une étude, La dialectique du hasard au service du désir, à laquelle il travaille depuis l’année précédente et qui pourrait clore le « cycle subjectif ». Il en achève l’écriture en avril 19424. Le 15 du même mois, il est arrêté à Mons par la police allemande. Il écrit alors le cycle de poèmes La Liberté5 et son livre-testament, L’Étoile du berger6. Il meurt autour du 15 mars 1945 dans le camp de Bergen-Belsen.

C’est le dernier chapitre de L’Étoile du berger que je vous offre de lire. Dans sa préface à Dialectique du hasard au service du désir, Louis Scutenaire reprend des mots écrits en 1943:

« Le seul homme qui m’ait donné la sensation (peut-être illusoire, je m’empresse de l’admettre) de la sincérité totale dans chacun de ses gestes, paroles et actions privées que je lui vis ou entendis est le poète Fernand Dumont, auteur d’une étonnante analyse personnelle qui a pour titre Dialectique du hasard au Service du Désir.

Cette sincérité m’effraie, d’abord pour moi qu’elle risque de blesser, puis pour Dumont lui-même, car je n’arrive pas à imaginer par où se sauve, lorsque sa façade est assiégée ou qu’elle s’obstrue, un homme qui n’a point de porte de derrière. »

 

Maintenant que la chose est à jamais finie, que votre doux visage est entré dans la nuit, très lentement entré dans la nuit des années, qu’il flotte entre deux eaux comme un noyé perdu parmi les voiliers morts et les rêves éteints, maintenant que la cendre est dispersée aux quatre vents et qu’il ne reste rien des traces du foyer, maintenant que vous êtes devenue tellement étrangère et si mystérieuse que je ne parviens plus à vous imaginer vivante – je ne sais même pas si vous vivez encore – permettez-moi de vous parler à voix perdue et de vous dire ici tout ce que je vous dois.

À peine vous avais-je quittée qu’un grand vide se fit autour de moi. Certes, je n’étais pas malheureux. J’étais même – dans une très faible mesure il est vrai – presque heureux. Plus exactement, j’étais satisfait. Oui, satisfait comme on peut l’être, par exemple, au lendemain d’une opération, sur un lit d’hôpital, le corps meurtri mais délivré. Bien sûr, je n’étais pas brillant. Délivré oui, mais absolument vide. Ineptes, les journées défilaient devant mes yeux comme des êtres sans visage. Je ne les reconnaissais plus. Tout ce qui m’animait, tout ce qui me portait, tout ce qui m’entraînait: votre sourire du matin, vos passages de midi, vos longs signaux du soir, une lettre de vous, ce que j’avais à vous écrire, un rendez-vous prochain, votre invisible intervention dans le moindre de mes gestes, votre continuelle présence dans ma pensée, tout avait disparu. Me restaient un grand vide et l’amer sentiment d’avoir perdu la grâce.

Cependant, parmi la ville, la jeunesse allait et venait à portée de la main, éblouissante comme jamais. On était au début du printemps. À midi, par centaines, sous le soleil léger, les jolies écolières s’égaillaient dans les rues, et rien qu’à les voir passer, je croyais qu’il me suffirait de choisir pour que tout recommence, très lentement, comme avec vous.

Dois-je dire que la vie fit rapidement justice d’une telle illusion? Il fallut changer de ton, de langage même. Vous m’aviez accoutumé à la confiance, à la sincérité. Je trouvai des minauderies, des mensonges, un air irrespirable. L’amour, tel que vous me l’aviez donné à connaître, l’amour était absent de ces vaines démarches, des ces bulles de savon, de ces enfantillages.

Vous retrouver? Je n’y songeais même pas. Ce n’était plus possible. Certes, nous nous rencontrâmes encore. Vous m’en aviez prié, rappelez-vous, dans une lettre si déchirante que, vraiment, quelques semaines après ce que j’avais eu la cruauté de vous faire subir, ne pas vous accorder la toute petite grâce que vous me demandiez eût été monstrueux.

Donc, je vous revis, mais ne vous retrouvai point. Je me sentais mal à l’aise devant votre douleur, devant cette blessure que je venais d’ouvrir et que, seul, le temps pouvait fermer. Je me sentais coupable, affreusement coupable, et j’en étais profondément humilié.

À la longue, heureusement, votre peine s’adoucit. D’une fois à l’autre, vous alliez visiblement mieux.

Un jour – c’était l’été puisqu’il faisait très chaud – nous suivions à pas lents un boulevard poussiéreux. Vous aviez une entorse mais vous étiez tout de même venue « entre deux trains pour ne pas me faire attendre ». (Quelle leçon!)

Vous traîniez un peu la jambe, et, à vous voir ainsi souffrir, j’avais je ne sais quel vague désir de vous prendre dans mes bras, mais il était déjà trop tard. Nous bavardions gaiement comme de vieux amis, comme si rien ne s’était passé. Vous veniez d’achever vos études. Vous en étiez contente. Vous étiez presque heureuse, vous étiez sauvée…

Pour moi, il en allait tout autrement. J’étais loin d’être heureux. Rien de grand ne me portait. J’avançais dans la vie en bâillant, avec le sentiment d’être quelque chose comme un ange déchu. Cet état de grâce que vous m’aviez fait connaître et que j’avais stupidement perdu, je ne vous dirai pas tout ce que je me suis vu faire pour essayer de le retrouver. C’était une idée fixe, une hantise. De loin en loin, pour quelques heures, pour quelques jours parfois, j’eus l’illusion d’être sur le point d’aimer, mais on eût dit que la vie s’ingéniait à me lancer sur de fausses pistes. On ne comprenait pas ce que je demandais. On croyait que je voulais rire, m’amuser. Pour tout dire, on se moquait de moi. Cela dura deux ans, deux années qui après l’année de feu que vous m’aviez fait vivre, me parurent infinies.

Enfin, vers la vingtième année, au moment même où j’étais plus exaspéré que jamais par la platitude de la vie, comme je revenais d’un séjour particulièrement morne au château solitaire, le cœur affreusement vacant (c’était l’époque où je pouvais m’ennuyer à en crier), je retrouvai soudain, à la seule vue d’un être impeccablement pur, ce que j’avais en vain chercher depuis votre départ.

Certes, j’aurais très mauvaise grâce à ne point reconnaître que quelques très belles années me furent alors données. Je connus l’immense fortune de vivre auprès d’un être exquis tout ce que nous avions à peine timidement effleuré. Pourtant, quelque chose manquait, quelque chose d’essentiel dont, faut-il le dire, je ne me rendis pas compte immédiatement: l’état de grâce que j’avais si heureusement retrouvé s’avéra n’être qu’à demi partagé. J’eus le tort d’insister. Je crus que tant d’amour appellerait l’amour. Ce fut là, sans conteste, l’origine de nouveaux malheurs dont je vous épargnerai le récit. Sachez seulement que je souffris – comme vous aviez souffert – et que je dus passer par une longue suite d’épreuves plus décevantes les unes que les autres avant de retrouver, comme je l’ai définitivement retrouvé, plus étrangement partagé que jamais, ce que j’avais deux fois perdu.

J’ignore si, de votre côté, vous avez suivi la même ligne, – tout, d’ailleurs, m’autorise à présumer que vous ne vous en êtes jamais écartée – mais ce que je sais, ce dont je suis absolument certain, c’est qu’en intervenant au moment décisif, en me faisant passer presque sans transition de l’enfance à l’amour, en m’apportant, comme vous l’avez si merveilleusement apportée, la grande illumination du cœur, en m’inculquant, par contraste, le mépris de tout ce qui n’est pas incorruptiblement dirigé dans le sens de la passion, de sa grandeur et des dures exigences, vous avez pour toujours ORIENTÉ ma vie.

FIN

1er juillet – 28 décembre 1942.

Mons. Prison cellulaire (Section allemande).
Louvain. Polizeigefängnis.

Rémy Van den Abeele, Fragile, Huile sur toile, 1978.

Pour aller plus loin:

  1. La Louvière, Éditions des cahiers de Rupture, 1937, repris dans Fernand Dumont, La Région du cœur, Bruxelles, Labor, 1985 []
  2. Mons, Éditions du groupe surréaliste en Hainaut, 1939, repris dans l’anthologie précédemment citée. []
  3. Anvers, Éditions ça ira, 1942. Repris dans l’anthologie précédemment citée. []
  4. Le livre ne paraît qu’en 1979, chez Brassa, à Bruxelles []
  5. Éditions de la Haute Nuit, Mons, 1948, repris dans l’anthologie précédemment citée. []
  6. Labor, Bruxelles, 1955 []

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