Du féminin universel : « les femmes s’exposent » à Houlgate jusqu’au 8 août 2021, par Olivier Favier

 
Pour la quatrième année consécutive, des femmes photographes, pour beaucoup œuvrant dans le champ documentaire, exposent leurs images dans les rues d’Houlgate, une station balnéaire en bord de Manche, entre Cabourg et Deauville. Le festival est né de la volonté de compenser la scandaleuse sous-représentation des femmes parmi les photographes exposé.es, publié.es et récompensé.es. Cette édition constitue, sur un format exigeant et ramassé – treize autrices présentant douze images chacune – l’un des ensembles les plus enthousiasmants que l’on peut découvrir cet été en matière de festival photographique.

Les yeux d’Adèle Haenel -leur vert immense- fixent une mer obstinément bleue. On se demande qui des deux finira par l’emporter. Il en sera ainsi jusqu’au début du mois d’août, tant que seront accrochées, le long d’une contre-allée du front de mer d’Houlgate, les douze portraits choisis de Julie Glassberg, dont celui de Tony Disco, une figure locale de Coney Island photographiée pour le New York Times. « J’ai mis le même soin à photographier ce monsieur que je l’ai fait avec une star, et pour Adèle Haenel, j’ai eu beaucoup de chance, quarante minutes, c’est très rare d’avoir autant de temps, c’est pour ça que j’ai pu m’approcher d’elle avec un 50mm, et obtenir cette complicité. » confie-t-elle tout d’un souffle. N’attendez pas d’elle, la photographe, qu’elle fasse étalage de son talent. Il faut dire que ses images sont de celles qui se passent de tout commentaire. Si vous vantez ses prouesses de coloriste, elle répond cinéma: « J’aime beaucoup Wong Kar Wai, et David Lynch… ce sont mes Dieux… »

Ce jeune prodige est l’une des trouvailles de Béatrice Tupin, ex-cheffe du service photo du Nouvel Observateur et fondatrice du Festival « Les femmes s’exposent » , et de son équipe de passionnées. Parmi les treize photographes sélectionnées, quelques unes ont comme elle une petite trentaine d’années et des parcours qui imposent le silence, à moins de les résumer en trois mots : puissance, courage, maturité.

Regards prodiges

Émilienne Malfatto a reçu cette année le prix Goncourt du Premier Roman, pour Que sur toi se lamente le Tigre (Éditions Elyzad, 2020) récit de la dernière journée d’une jeune Irakienne condamnée à mort par son frère aîné pour être tombée enceinte hors mariage. La force de son écriture, elle la puise dans la fréquentation assidue d’une région marécageuse du Sud de l’Irak, que ses photographies magnifient comme « Le dernier Éden ».

Lys Arango est espagnole mais vit à Paris, par intermittence, quand elle ne sillonne pas l’Amérique latine et l’Afrique de l’Ouest. Son combat est de témoigner de la malnutrition. Là où tant d’autres avant elles ont choisi la dramatisation du noir et blanc, le grand-angle et le voyeurisme spectaculaire, elle privilégie l’intime, la couleur, une composition soignée qui témoigne d’une longue fréquentation des maîtres de la peinture flamande. Les personnes qu’elle révèle à nos yeux nous attirent, l’univers qui les entoure, même s’il ne les nourrit plus, s’impose d’abord par sa noblesse et sa proximité. C’est seulement à l’instant où nous les retrouvons un gros sac roulé en boule sur le dos, leurs enfants à leur suite, que nous comprenons que toute vie ici est devenue impossible et que plus au Nord, aux États-Unis, l’espoir existe de manger un jour à sa faim. Ce regard est le premier, sinon le seul, qu’on devrait porter sur la migration.

Charlène Florès est arrivée à Hong-Kong au début de l’année 2020 et elle a vécu la révolte des étudiants contre l’emprise du voisin chinois -pour rappel, Hong-Kong devra rejoindre la Chine en 2047, mais la joie des retrouvailles n’est pas vraiment partagée. Photographier des manifestations condamne la plupart des photographes à produire des images répétitives. Sur ce terrain saturé de clichés, elle est parvenue à saisir les tensions à l’œuvre chez les protagonistes, de jeunes femmes et de jeunes hommes dont beaucoup sont aujourd’hui en prison. Elle a fixé leurs regards lourds du destin qui les attend, comme celui de ce manifestant qu’on arrête et qui fixe l’objectif pour qu’on ne l’oublie pas, au cas où les autorités souhaiteraient le faire disparaître.  Une image révèle le paradoxe d’une révolte radicale mais raisonnée: on y voit un stade occupé par des contestataires respectant la distanciation sociale en temps de pandémie. On voudrait en sourire, jusqu’à l’instant où l’on comprend que tous ces gens depuis ont été arrêtés.

Une image d’Irène Jonas sur la plage d’Houlgate, juin 2021. Photo: Olivier Favier.

Hommage à Germaine Chaumel

La liste n’est pas exhaustive. Une même force parcourt la ville entière, des jardins du centre jusqu’à la grève. Toutes les expositions sont gratuites, accessibles à toutes et tous, en extérieur, jusqu’aux images d’Irène Jonas, photographies numériques prises en noir et blanc, paysages oniriques colorisées à la peinture, dont on se prend à rêver de voir les originales, la « matière » qu’immanquablement, elles pourraient nous révéler. Elles racontent un autre rivage, celui du pays bigouden, et les voir ici devant cette mer et ce ciel normands, crée un dialogue qui a tous les traits d’un hommage réciproque.

Il faudrait encore citer les créatures marines de Lynn Wu, captées en macrophotographie, une folle enquête naturaliste qui tendrait à prouver que, comme le Paradis, Shaun et Picasu existent et qu’il sont dans ce monde. Il faudrait plus que tout faire la part belle à deux jeunes étoiles montantes de la photographie documentaire polonaise, Tori Ferenc partie photographier les Travellers de Grande-Bretagne et d’Irlande, et Justyna Mielnikiewicz qui raconte avec un mélange miraculeux d’empathie humaine et de distanciation idéologique le conflit du Haut-Karabagh entre Arménie et Azerbaïdjan, et ne rien oublier de la stupéfiante Katie Orlinsky montrant une Alaska au quotidien bouleversé par le réchauffement climatique, et s’arrêter enfin sur la Bolivie de Sara Aliaga Ticona et sur le Tour de France de Pauline Ballet. L’ensemble offre un vigoureux voyage autour du monde pour un simple jour de flânerie en Normandie.

En résidence, Anne-Charlotte Compan a photographié avec un drone les épis de faîtage, une pièce protectrice et ornementale qu’on trouve au sommet des maisons, en l’honneur, bien sûr, de leurs propriétaires. Cela lui a valu quelques déboires avec les goélands locaux peu disposés à laisser voler son engin à proximité de leurs nids.

Pour finir, on n’aurait pu rendre plus bel hommage à l’une des fondatrices du photoreportage humaniste français, Germaine Chaumel, que de placer quelques unes des ces images des années 1940 parmi toutes ces photographies des années 2010 et 2020. Jusque tard dans sa vie, elle rechignait à toute exposition. « Cela ne m’intéresse pas » répétait-elle à sa fille et à Jean Dieuzaide, qui cherchaient à tout prix à organiser une rétrospective au Château d’eau de Toulouse. Son regard était pourtant l’un des plus beaux du temps. Ses cadrages au rolleiflex touchaient presque immanquablement au sublime. Mieux connu, l’accord parfait entre l’éthique et l’esthétique de ses images aurait fait de son œuvre un cas d’école incontournable.

Germaine Chaumel ne volait rien, demandant toujours à ses modèles l’autorisation de les photographier. Elle ne montrait jamais non plus l’humiliation ou la déchéance, mais  dévoilait sans fausse pudeur ni crainte, les injustices, la misère et la violence du pouvoir – comme cette image qui montre des enfants fascinés par le passage du Maréchal Pétain. Le secret de sa force, elle le tenait peut-être dans ce sourire merveilleux d’intelligence et de complicité, celui qui gagnait en un instant la confiance de ses modèles, le même qu’on peut lire aujourd’hui dans les yeux d’Irène Jonas ou de Lys Arango, de Julie Glassberg ou d’Émilienne Malfatto, lesquelles n’ont pas fini d’ouvrir les nôtres, pour notre plus grand bonheur.

Le sourire de Germaine Chaumel.

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