Quand la France s’inventait en Syrie (1), par Olivier Favier.

 

Première partie: La prise de Jaffa, ou le premier massacre colonial moderne (mars 1799).

 

« En Égypte, je me trouvais débarrassé du frein d’une civilisation gênante. Je rêvais toutes choses et je voyais les moyens d’exécuter tout ce que j’avais rêvé. »

 Napoléon Bonaparte[1]

 

Au salon de 1804, entre la proclamation de l’Empire et le Sacre, Antoine-Jean Gros présente un tableau de sept mètres sur cinq au musée du Louvre, tout juste rebaptisé musée Napoléon. Le Premier Consul lui en a fait commande l’année précédente. Le peintre, qui l’a suivi durant la campagne d’Italie, est demeuré à Gênes pendant l’expédition d’Égypte. Cela ne l’a pas empêché de peindre La Bataille de Nazareth pour le salon de 1802, validant ainsi le nom donné par Bonaparte lui-même aux échauffourées de Liouba. Au salon de 1806, il présentera encore La Bataille des Pyramides. Mais c’est bien le tableau de 1804, Les Pestiférés de Jaffa, qui assoit sa réputation d’artiste officiel. Au lendemain d’un banquet donné en l’honneur de l’artiste, Vivant Denon, directeur du musée, témoigne dans son rapport des liens étroits entre l’art et le pouvoir : «Si votre majesté eût pu être témoin de leur émotion, de leur enthousiasme pour vous, elle aurait vu que cette classe d’êtres si faciles à mouvoir, si difficiles à gouverner, ne s’alimente que de gloire».[2]

Les Pestiférés de Jaffa est un lieu commun de la légende napoléonienne. Dans une structure néoclassique empruntée au serment des Horaces, le général en chef ouvre les bras comme l’Apollon du Belvédère. Il touche le bubon d’un malade, quand le chirurgien en chef Desgenettes essaie de l’en dissuader. Le décor original, un monastère arménien transformé en hôpital de fortune, fait place à la cour d’une mosquée. À l’arrière-plan, on voit la brèche ouverte par l’armée républicaine. Sur la citadelle de Jaffa, un immense drapeau tricolore surplombe la fumée d’un canon, elle aussi démesurée.

Quand le général Bonaparte rentre d’Italie en décembre 1797, l’heure est à un combat sans merci contre l’Angleterre. Le Directoire voudrait porter la guerre sur l’île et marcher sur Londres, mais il n’en a pas les moyens. La France peut au choix attaquer en Allemagne pour intensifier le blocus européen et y détruire l’influence anglaise, ou faire une expédition dans le Levant pour menacer le commerce des Indes. L’Orient substitue du reste par du rêve les idéaux flétris de la révolution. Le 9 mai 1798, Bonaparte s’adresse à la flotte de Toulon: «Le génie de la Liberté, qui a rendu la République dès sa naissance l’arbitre de l’Europe, veut qu’elle le soit des mers et des contrées les plus lointaines ».[3]

Le propos est encore mystérieux. Ce n’est qu’un mois et demi plus tard, après la conquête de Malte, que le général en chef dévoile en pleine mer à ses troupes le but de leur expédition. Dans un discours empreint de morale républicaine, il rappelle entre autres choses le nécessaire respect de l’existence et de la religion des peuples avec lesquels ils vont vivre. De manière plus surprenante mais significative, il fait aussi référence à Alexandre Le Grand, qui a fondé la ville où ils vont accoster.

Le 1er juillet 1798, ce sont vingt-cinq mille hommes qui débarquent en Égypte et marchent sur le Caire. Un mois plus tard, la flotte qui les a portés est détruite par l’amiral Nelson dans la baie d’Aboukir. Coupée de ses bases, malgré une écrasante supériorité en terrain découvert, l’armée d’Orient doit faire face à un pays difficilement contrôlable. Le Caire se révolte en octobre. En décembre, la peste frappe Alexandrie. Un courrier est intercepté: il révèle que les Ottomans préparent une expédition. Bonaparte passe aussitôt à l’offensive. En cas de coup d’état royaliste, il espère rentrer en France, mais en l’absence de navires, la voie maritime est pour le moins compromise. Dans ce contexte, comme il le confiera plus tard, et à plusieurs reprises, il envisage une conquête de l’Empire ottoman et un retour en France par Constantinople. Mais celui qui se veut un nouvel Alexandre rêve aussi de s’emparer des Indes et d’y bâtir un Empire. Avec un corps expéditionnaire de treize mille hommes, l’un ou l’autre projet requiert une forte armée locale. Quoi qu’il en soit, les Britanniques prennent la menace au sérieux.

El-Arich, dans le Sinaï, est prise le 20 février 1799 après un siège de treize jours. Les assiégés capitulent dans des conditions très favorables, mais les accords sont aussitôt trahis par les Français. Les Mamelouks sont envoyés en Égypte, les mercenaires engagés de force. Délié de toute promesse, le reste des troupes part en Syrie rejoindre Djezzar Pacha -le « boucher »- maître de la région. À Gaza, prise sans combat le 24 février, les Français trouvent vivres et munitions. Le 28, Ramallah est l’objet de quelques pillages malgré l’absence de résistance. Mais les montagnards , que les Français appellent les Naplousains, ne faiblissent pas. La percée de Bonaparte se réduit bien vite au seul littoral. Aux avant-postes, l’aide de camp Eugène de Beauharnais parvient en vue de Jérusalem. Il est aussitôt rappelé. L’effort doit être porté tout entier sur Djezzar, replié dans Saint-Jean d’Acre. Dernière étape sur la route, Jaffa est assiégée le 3 mars 1799. Le 7, le chef d’état-major Berthier entame des négociations à la demande du général en chef. Le parlementaire envoyé pour exiger la reddition est décapité, sa tête brandie en haut des remparts.[4] Le général en chef se voit contraint d’ordonner l’assaut. Les troupes se rendent maîtres d’une grande partie de la ville en trois heures. Bonaparte résume ainsi les vingt-quatre heures qui suivent: « La fureur du soldat était à son comble, tout fut passé au fil de l’épée; la ville, ainsi au pillage, éprouva toutes les horreurs d’une ville prise d’assaut. »[5] Sur les cinq mille hommes de la garnison, deux mille meurent au combat ou durant les pillages. Les autres trouvent refuge dans « de vastes bâtiments, (…) formés d’une grande tour entourée de constructions.»[6]

Les aides de camp Beauharnais et Croisier, envoyés en reconnaissance, obtiennent leur reddition contre promesse de leur laisser la vie sauve, « malgré l’arrêt de mort prononcé contre toute la garnison de la ville prise d’assaut ». À leur retour, Bonaparte s’emporte en apprenant la nouvelle: « Que veulent-ils que j’en fasse? Ai-je des vivres pour les nourrir? Des bâtiments pour les transporter en Égypte et en France? » Les aides de camp font savoir qu’ils se sont trouvés en bien mauvaise posture. « Il fallait mourir et ne pas m’amener ces malheureux! » leur est-il répondu. Les exécutions commencent le 8 mars et se poursuivent jusqu’au 10. Pour épargner les munitions, la tâche est achevée à la baïonnette. Un unique témoignage publié en 1979, dix-neuf lettres écrites par François Bernoyer, chef de l’atelier d’habillement de l’armée d’Orient, laisse entendre qu’un sort semblable est réservé aux femmes ramenées au camp par les soldats pour en faire le commerce.

S’appuyant sur les Mémoires de Bourrienne, de nombreux historiens accréditeront la version d’un conseil de guerre de trois jours ayant précédé les exécutions. Or celles-ci commencent le 8 mars.[7] On ne trouve aucune trace d’une telle réunion, et Bonaparte n’en fait jamais état. Quelques centaines de prisonniers sont épargnés, presque tous égyptiens. Devant le scandale suscité par ces massacres en Angleterre et dans la contre-révolution, Bonaparte cherchera à se justifier, invoquant la gêne représentée par cette masse de prisonniers, et le fait d’avoir reconnu parmi eux neuf-cents combattants présents au siège d’El-Arich, qui n’auraient pas tenu parole. Ce contingent, s’il existait -on a vu que les Français avaient eux aussi trahi leurs promesses- ne pouvait représenter plus d’un quart à un tiers des soldats en présence. La raison du massacre est ailleurs. Bonaparte, admirateur et disciple de Volney, a lu qu’un mamelouk a soumis la Palestine par la terreur vingt ans plus tôt. Confiant dans la portée de son geste, il fait le 9 mars cette déclaration aux Palestiniens: « Tous les efforts humains sont inutiles contre moi, car tout ce que j’entreprends doit réussir (…) si je suis terrible pour mes ennemis, je suis bon et miséricordieux pour mes amis. »[8]

L’armée reprend sa route le 14. Le siège de Saint-Jean d’Acre commence le 19. Mais les soldats de Djezzar ont compris qu’ils n’avaient rien à perdre, et le siège est levé dans la nuit deux mois plus tard. L’armée se replie sur Jaffa, où la peste fait des ravages. Bonaparte ordonne à Desgenettes d’administrer aux malades une dose mortelle de laudanum, mais ce dernier refuse. L’ordre est appliqué par le pharmacien en chef de l’armée. Une trentaine de soldats sont empoisonnés, d’autres abandonnés au Mont Carmel. Des premiers, sept survivront, qui raconteront leurs déboires à l’arrivée des Anglais. Par orgueil semble-t-il, Bonaparte a refusé de leur confier les blessés. La propagande contre-révolutionnaire saura tirer profit de l’événement, portant jusqu’à cinq-cents le nombre des empoisonnés.

Le tableau de Jean-Antoine Gros, fondateur de l’orientalisme et de la propagande impériale, fait référence au deuxième séjour de Bonaparte à Jaffa. L’anecdote est tirée du témoignage de Desgenettes, pourtant peu enclin à la théâtralité. Jacques-Philippe Vioart écrit que, sur la toile de 1804, les Français « ont pris l’air et le caractère du pays ».[9] Conforme à sa légende, entouré d’officiers supérieurs, Bonaparte apparaît comme un être d’exception, respectueux de la hiérarchie mais attentif à chaque soldat. Les ravages de la peste sont montrés sans fard, comme pour fixer la stupeur du public et masquer les responsabilités d’une entreprise hasardeuse et sanglante. La référence à l’Apollon du Belvédère, qui provoque et fait cesser la peste, prend ainsi tout son sens. L’habileté dialectique de la propagande le cède pourtant au syncrétisme. Aux postures antiques et au décor islamique plus encore qu’oriental, il faut ajouter une référence thaumaturgique que Chateaubriand est le premier à souligner, dix ans plus tard, en 1814 : « Dans les arts, même servitude: Buonaparte [sic!]empoisonne les pestiférés de Jaffa; on fait un tableau qui le représente touchant, par excès de courage et d’humanité, ces mêmes pestiférés. Ce n’était pas ainsi que Saint-Louis guérissait les malades qu’une confiance touchante et religieuse présentait à ses mains royales. »[10]

« Les massacres de Jaffa ne firent pas grand bruit en leur temps » écrit Thierry Lentz en 2006, dans le catalogue d’exposition sur Bonaparte et l’Égypte, où l’expédition militaire a la portion congrue.[11] Lors du salon de 1804, l’Anglais John Pinkerton, de passage à Paris, fait état de rumeurs sur les crimes de Bonaparte.[12]. La propagande a porté ses fruits jusqu’à nos jours, en France tout au moins. Mais cette expédition marque surtout un réel tournant dans l’attitude de Bonaparte et dans les idéaux de la « grande nation ».[13]. Débarquée huit mois plus tôt avec des principes républicains, l’armée fusille en masse des prisonniers « turcs ». Les techniques de contre-guérilla [14]pour tenter de garder le contrôle du pays, annoncent celles, victorieuses sur le long terme et profondément destructrices, de la campagne d’Algérie, où l’on retrouve de nombreux vétérans d’Égypte. Les fusillades de Jaffa apparaissent comme le premier massacre colonial français moderne, un avant-goût des massacres de Voulet et Chanoine, qui juste un siècle plus tard, vivront jusqu’au bout leur rêve mortifère d’un royaume colonial, détaché de la métropole[15]. Dans la retraite, le général Kléber reçoit l’ordre de pratiquer la politique de la terre brûlée. Quelques années plus tard, l’Empereur confie à Chaptal: « Il n’y a que Wellington et moi, en Europe, capables d’exécuter ces mesures. Mais il y a cette différence entre lui et moi, c’est que cette France, qu’on appelle une nation, me blâmerait, tandis que l’Angleterre l’approuvera. Je n’ai jamais été libre qu’en Égypte. Aussi m’y suis-je permis des mesures pareilles. »[16]

Jean-Antoine Gros, Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (1804). Musée du Louvre.

 

Introduction: Quand la France s’inventait en Syrie (1799 – 1946).

Première partie: La prise de Jaffa, ou le premier massacre colonial moderne (mars 1799).

Deuxième partie: Napoléon III, ou l’Empire humanitaire (1860 -1861).

Troisième partie: Le Mandat, ou comment les Français ont bombardé Damas (1925).

Quatrième partie: La guerre de Syrie ou la guerre civile exportée (1941).


[1] «Confidence à Mme de Rémusat (1804)» in Mémoires de Madame de Rémusat, 1802-1808, Paris, Calmann Lévy, 1880, p.274.

[2] Cité par D. O’Brien, Antoine-Jean Gros : Peintre de Napoléon, Paris, Éditions Gallimard, 2006, p.113.

[3] Sur cette proclamation et la suivante, voir H.Laurens, L’expédition d’Égypte, Paris, Le Seuil, 1997, p.50 et 58-59.

[4] Le rapport de Berthier est étrangement pudique sur ce point. Voir J. Miot, Mémoires pour servir à l’histoire des expéditions en Égypte et en Syrie, Chez Le Normant, Paris, 1814, p. 136 et F. Bernoyer, Avec Bonaparte en Égypte et en Syrie : 1798-1800 : dix-neuf lettres inédites retrouvées, transcrites et présentées par Christian Tortel, F. Paillart , 1976, Abbeville, p.145.

[5] Cité par J. Derogy et H. Carmel, Bonaparte en Terre sainte, Paris, Fayard, 1992, p.208.

[6]  L. A. de Bourrienne, Mémoires de M. de Bourrienne,… sur Napoléon, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration,  Paris : Ladvocat , 1829. Vol. 2, p. 221-222. Les citations suivantes proviennent de la même source.

[7] Voir la mise au point de La Jonquière, L’Expédition d’Égypte, 1798-1801, Paris, Éditions historiques Teissèdre, 1899-1907, vol. 4, p. 268-269.

[8] Cité par H.Laurens, L’expédition d’Égypte, p.269.

[9] J. P Vioart, Lettres impartiales sur les expositions de l’an XII, pages 23-24. Cette observation est reprise avec le même étonnement par différentes historiens d’art anglosaxons. Voir D. O’Brien, op. cit., p.100.

[10] F.-R. de Chateaubriand, «De Buonaparte et des Bourbons», in Écrits politiques (1814-1816), Droz, Genève, 2002, page 53.

[11] T.Lentz, «La campagne d’Égypte de Bonaparte: mythes et réalités» in Bonaparte et l’Égypte, Éditions Hazan, Paris, 2008, p. 110-114.

[12] J. Pinkerton, Recollections of Paris in the Years 1802-3-4-5, Londres, Longman, Hurst Rees and Orme, 1806, Tome 1, page 244-247.

[13] Henry Laurens souligne à raison les pertes extrêmement faibles supportées par l’armée d’Orient en comparaisant avec les campagnes futures -plus de la moitié des soldats et des scientifiques débarqués rentrent en France, en 1799 et en 1801. Quant à chiffrer les victimes arabes, civiles et militaires, de ces trois années de campagne, aucun historien ne s’y est même essayé.

[14] Voici ce qu’écrit par exemple Vivant Denon qui suit le général Desaix en Haute-Égypte dans la période où Bonaparte est en Syrie: « Nous qui nous vantions d’être plus justes que les Mamlouks, nous commettions journellement et presque nécessairement nombre d’iniquités. (…) De pauvres négociants (…) arrivaient en caravane, et avant que justice ne fût rendue (…), il y en avait deux ou trois de fusillés.  Le sort des habitants, pour le bonheur desquels sans doute nous étions venus en Égypte, n’était pas préférable: (…) il arrivait quelquefois que l’on prenait leur plus grand nombre pour un rassemblement, leurs bâtons pour des armes, et ils essuyaient toujours quelques décharges des tirailleurs ou des patrouilles avant que d’avoir pu s’expliquer. » Vivant Denon, Voyage dans la Basse- et Haute-Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, Paris, an X, pages 158-159.

[15] Voir mon entretien avec Chantal Ahounou. Une histoire semblable sera racontée par Joseph Conrad dans Au cœur des ténèbres paru en feuilleton la même année 1899. L’écrivain Sven Lindqvist [Exterminez toutes ces brutes, Paris, Les Arènes, 2007] n’a pas manqué de souligner le parallèle étonnant entre l’histoire réelle et l’histoire imaginaire. Joseph Conrad n’ayant rien su de l’expédition Voulet-Chanoine alors qu’il écrivait son livre, l’histoire qu’il écrit devient un archétype tragique, inéluctable, de l’horreur coloniale. 

[16] Chaptal, Mes souvenirs sur Napoléon par le comte Chaptal publié par son arrière-petit-fils, Paris, 1893, p. 303-304.

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