Sacro GRA: psychogéographie d’un non-lieu, par Olivier Favier.

 
En 2013, pour la première fois de son histoire, le festival de Venise a récompensé un documentaire comme meilleur film. Cela faisait du reste quinze ans qu’une production nationale n’avait pas obtenu le Lion d’or: Gianfranco Rosi a ainsi rejoint Luchino Visconti, Roberto Rossellini, Gillo Pontecorvo et quelques autres, dont son homonyme Francesco Rosi, dans le cercle très fermé des réalisateurs italiens primés par l’une des plus prestigieuses distinctions européennes, un exemple parmi d’autres de la renaissance du cinéma cisalpin. Le fait est sans doute plus marquant encore que l’Oscar remis en début d’année à La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino. Là où ce dernier a choisi la citation -une approche déjà privilégiée, mais de manière bien plus subtile, dans Il Divo en 2008- risquant de s’enfermer dans un cinéma vintage, séduisant mais limité, l’auteur de Sacro GRA adopte une démarche sinon nouvelle, du moins radicalement hors-norme, et l’œuvre qui en résulte est l’un des plus beaux fleurons de ce qu’on peut désormais appeler le nouveau documentaire italien.

Comme son ami Pietro Marcello, que les salles françaises ont découvert en 2011 avec La bocca del lupo, Gianfranco Rosi prête une extrême attention à ceux qui deviendront ses personnages, qu’il fréquente très longuement avant de se résoudre à les filmer. Comme lui encore, il fait preuve d’un sens aigu du paysage, où la précision du regard le dispute à une forme de vérité poétique, un décor qui, loin d’être un simple prétexte, devient la clé du monde qu’il entreprend de sonder.

En Italie, cette démarche lente, plus exploratrice que strictement narrative, a été retenue, récemment, par Massimo D’Anolfi et Martina Parenti dans Materia oscura (2013), ou par Andrea Segre et Stefano Liberti dans Mare chiuso (2012). Le paysage montré y est parfois mis à mal, comme dans ces campagnes sardes qui entourent le polygone de tir de Salto di Quirra, où des expérimentations militaires en tout genre ont lieu depuis 1956. Il peut-être encore « provisoire » et forcé, comme dans les camps de réfugiés libyens, où des exilés fuyant des zones en guerre se retrouvent pris au piège par un autre conflit. Mais le dialogue qu’il entretient avec les hommes qui l’habitent donne à ces films une dimension particulière, une originalité qui ne relève pas seulement d’un parti-pris esthétique. Peu importe qu’on puisse retrouver, à les voir, l’inspiration de quelques grands classiques du cinéma d’auteur, qu’on s’émerveille de la qualité d’un montage savant et délicat, qu’on s’attache au jeu inattendu et patient sur les documents d’archives -une dimension absente du reste dans le film de Gianfranco Rosi- qu’on retienne les libertés prises avec les codes du documentaire, et qu’ils s’agissent, au fond, d’œuvres souvent plus réflexives que strictement informatives. Ce qui est en jeu, c’est bien une autre manière de faire du cinéma, qui n’est pas sans rappeler le changement de paradigmes amené par certains photographes au cours des années 50: entre un documentaire classique et le travail de Gianfranco Rosi, il y a une rupture semblable à celle qui séparait, alors que leurs moyens ou leurs sujets étaient parfois les mêmes, l’approche d’Henri Cartier-Bresson et celle de Robert Frank.

À l’instar de l’auteur des Américains, Gianfranco Rosi ne cherche pas « le plan décisif », les moments forts lui permettant de structurer une narration, aussi complexe puisse-t-elle être. Ce qu’il approche et qui l’amène au temps long, à une nécessité intérieure qui n’entre pas dans les catégories classiques de la documentation, du repérage et du tournage, c’est la création d’un rapport véritable aux personnes et aux lieux photographiés, ce sont les instants de vacance où un présent apparemment sans histoire, en ce qu’il ne veut marquer aucune étape, aucun passage, et encore moins un moment-clé, recueille un passé et un futur dont pour le reste on ne saura rien, ou peu de choses. Voilà pourquoi le réalisateur ne fait pas de commentaire dans son film, ne pose pas de question, alors même qu’il nous donne à entendre l’intimité d’inconnus qui n’ont aucun rapport entre eux, peuvent vivre à quelques dizaines de kilomètres de distance et n’ont en commun que d’évoluer le long de cet immense non-lieu, une muraille invisible autour de ce qui a été, pendant longtemps, la ville la plus peuplée du monde occidental et demeure aujourd’hui la plus étendue d’Europe: une Rome dont les ruines et le centre, visités chaque année par quelques douze millions de touristes, n’ont, semble-t-il, plus grand chose à nous raconter.

(Italie / France – 2013 – 93 mn – Couleur ) Lion d’Or à Venise 2013 –  Film d’ouverture du Cinéma du Réel 2014 –  Sortie nationale le 26 mars 2014

Ce sacré GRA, arpenté et vécu pendant près de deux ans par un cinéaste né à Asmara, formé à New York, et dont les films précédents étaient tournés en Inde, en Californie et au Mexique, est le Grande Raccordo Anulare, autrement dit le périphérique romain: un ruban d’asphalte de 68km de longueur et de 21km de diamètre, ouvert en 1951 dans ce qui était alors la campagne romaine. De part et d’autre de cette autoroute, s’étend une banlieue qui s’est développée sans plan régulateur, où vit l’écrasante majorité d’une métropole qui compte aujourd’hui quelques 3,5 millions d’habitants.

Dans cette « zone » sans contours précis, Gianfranco Rosi nous invite à suivre le travail d’un ambulancier qui intervient sur les accidents de la route. Il vit seul, converse avec une amie sur la toile et rend régulièrement visite à sa mère. À quelques mètres du périphérique que l’ambulance emprunte chaque jour, nous nous retrouvons plongés dans les réflexions d’un botaniste qui s’est donné pour but de sauver une palmeraie en proie aux attaques des charançons. La particularité de leurs larves est de refermer derrière elles les plaies ouvertes dans l’écorce des arbres. Puis nous entrons dans le quotidien d’une famille princière dont la demeure est louée pour des congrès ou des défilés. Dans ces murs, nous assistons à la conversation entre deux acteurs de roman-photo.

Près d’un pont, sur le Tibre, vit l’un des derniers pêcheurs d’anguilles. Avec sa compagne ukrainienne, il habite un énorme radeau sur le fleuve, poursuivant une activité familiale ancestrale dont le décor est désormais bouleversé.

Le soir tombant, nous entendons les réflexions d’un vieil aristocrate turinois, qui pour des raisons inconnues partage avec sa fille un studio dans un immeuble HLM, au cœur d’une zone que les avions de ligne survolent à basse altitude. De sa fenêtre, au loin, on distingue la coupole de Saint-Pierre de Rome. Dans le même immeuble, à un autre étage, le fils d’une famille sud-américaine est occupé à mixer sur une table de DJ. Le réalisateur les filme l’un et l’autre depuis l’escalier de service. Seuls les microphones, installés dans les appartements, entrent dans leur intimité. Sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute, un prêtre photographie le ciel, tandis que des prostituées discutent de leur préférences culinaires dans un camping-car garé sur une aire de repos. Dans un lieu indéterminé, des croyants se rassemblent pour témoigner d’une « apparition de la vierge ». À la nuit tombée, de jeunes gogo-girls dansent sur le comptoir d’un bar et réservent toutes leurs pauses à des conversations privées.

Dans ce monde où les vivants semblent en sursis, enveloppés de décors précaires, absurdes et contradictoires, les morts ne sont pas mieux lotis: au cimetière Flaminio, les concessions arrivées à leur terme sont vidées de leurs dépouilles. Les os rejoignent une fosse commune au pied de l’autoroute. Sous l’écorce d’une ville malade, les cicatrices se referment elles aussi sans laisser de trace apparente. Mais le mal ronge le cœur d’un monde qui n’a plus de regard pour lui-même.

 Filmographie de Gianfranco Rosi:

  • 2013 : Sacro GRA.
  • 2010 : El Sicario Room 164.
  • 2008 : Below sea level.
  • 2001 : Afterwords.
  • 1993 : Boatman.

Pour aller plus loin:

Gianfranco Rosi, Paris, 21 mars 2014, © Olivier Favier.

Gianfranco Rosi, Paris, 21 mars 2014, © Olivier Favier.

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