La Terre des feux: désastre écologique en Campanie, par Angelo Mastrandrea.

 
L’expression « Terra dei Fuochi » a été utilisée pour la première fois dans le Rapporto Ecomafie 2003 de la Legambiente. Elle a été reprise par Roberto Saviano dans son livre Gomorra (Gallimard, 2007) et s’est imposée dans la presse après le succès du film homonyme de Matteo Garrone (2008).

Durant la même  période (entre 2008 et 2009), la crise des déchets est revenue au cœur de l’actualité. On se souvient notamment de l’intervention spectaculaire (dans tous les sens du terme) de l’armée italienne sous le haut patronage médiatique du Président du conseil Silvio Berlusconi. 

En août 2004, sur une zone géographiquement plus circonscrite -légèrement à l’Est des villes évoquées dans cet article- une étude de Kathryn Senior et Alfredo Mazzala, publiée dans la revue internationale The Lancet oncology, avait même évoqué un « Triangle de la mort » (entre Acera, Nola et Marigliano).

Le reportage d’Angelo Mastrandrea, paru le 2 novembre 2013 sur le Manifesto, dit combien le problème, loin d’être réglé, ne fait au contraire que s’aggraver et s’étendre. 

On rappellera que l’état d’urgence à Naples et en Campanie a été déclaré il y a près de vingt ans: le 11 février 1994.

Pour un repérage de la « Terra dei fuochi », voir cette carte des incendies (site en italien et en anglais). 

«Voilà, regarde. Ça ce sont les frigos écoulés chez les roms.» Nous les comptons: un, deux, trois, quatre, beaucoup plus qu’un simple hasard. Plutôt un système de recyclage bien huilé, qui ressemble à celui des zabbalin du Caire: «Ils les démontent, ils prennent tout ce qu’ils peuvent recycler, le reste ils le jettent». Ils sont tous désossés de la même manière, «et là-dedans il y a du mercure». Une question se pose: où vont-ils les chercher?

Recouverte d’une toile en plastique, une montagne d’eternit en plein air. «Ici un grand nombre d’entreprises font du porte à porte afin d’offrir des prix compétitifs pour le traitement de l’amiante. Ils vont le jeter ensuite dans la campagne, équipés de tenues de travail et de masques.» Tôt ou tard les panneaux d’eternit brûleront, avec ce qu’il reste des frigos, des déchets des industries légales et illégales, du bâtiment et de l’agriculture. Tout cela ensemble pour composer un mélange meurtrier de dioxine et d’autres substances toxiques. Voici comment ça se passe, dans la “Terra dei fuochi” [La Terre des feux]: on sature la décharge, puis, afin d’éliminer toute trace et de faire de la place pour les prochains déchets, on soudoie un pyromane expert en démarrage d’incendie. C’est un bon marché, la prestation d’un incendiaire: 20 euros, pas plus.

Ici, sur cette plaine infinie au nord de Naples et au sud de Caserte, où la terre du travail se change en un mélange de voies surélevées et de gros bourgs, de ronds points et de routes de campagne, le business du traitement illégal des ordures, qui empoisonne et assassine le territoire et ses habitants, ne s’est pas arrêté et se poursuit en toute impunité. Aujourd’hui comme il y a dix ou vingt ans. À Orta di Atella, Caivano, Succivo et dans toute la région du nord de Naples les décharges illégales se comptent par dizaines. Elles se remplissent jusqu’au moment où quelqu’un s’occupe d’y mettre le feu, puis elles recommencent à croître, dans un cycle apparemment infini. Nous sommes au cœur de la “Terre des feux”, ainsi appelée à cause de ces bûchers qui chaque jour y apparaissent ici et là et empuantissent l’atmosphère, dans un système primaire de traitement des ordures. Tel est l’épicentre de cette «poubelle de l’Europe» à laquelle un imbroglio pervers entre mafias, système industriel corrompu et malgouvernance ont destiné l’Italie au sud de Latina, par consentement de Carmine Schiavone, cousin de Francesco «Sandokan», chef indiscuté du clan des Casalesi.

«Ici il y a un système industriel entier qui traite les déchets de cette manière, et l’État est complice» dit Enzo Tosti, mon accompagnateur dans ce tour des lieux de stockage des «ordures illégales», celles qui échappent à tout recensement comme à toutes statistiques. Combien sont-ils à s’être donnés la peine, jusqu’à ce jour, d’analyser une décharge non autorisée déchet par déchet? Quelles institutions se sont occupées de recenser, de mettre des caméras de contrôle, de surveiller et prévenir ce qui continue de se produire chaque jour dans la désormais révolue Campania felix? Si le repenti Schiavone a parlé de poisons souterrains ou sous-marins, Tosti catalogue ce qui apparaît à la lumière du soleil, ce combustible qui alimente les bûchers de la dite “Terre des feux”. Ce n’est pas une « gorge profonde »1 de la camorra et ce n’est pas non plus un chimiste ou un biologiste ou un médecin. C’est un technicien de la santé publique et dans la vie il s’occupe d’aider des jeunes et de moins jeunes souffrant de troubles mentaux, mais par amour de sa terre il a décidé de mener une bataille contre les décharges non autorisées et un système qu’il définit comme «mauvais et pourri». Comme d’autres activistes des comités pour une requalification du territoire, Tosti passe ses journées à guetter la colonne de fumée noire, qu’il signalera aux pompiers et aux forces de l’ordre. Mais ce n’est pas seulement une sentinelle du territoire. Il me viendrait plutôt de le définir comme un entomologiste des ordures, un expert de ce mécanisme pervers qui part d’une usine du nord de l’Italie ou d’un chantier de construction de la rue voisine et finit en bandes de bitume, en panneaux d’eternit, en sacs noirs pleins de chutes de cuir de tailleurs ou chausseurs, en frigos désossés, en bâches de voiture et en bâches de serre posées les unes à côté des autres ou entassées dans les décharges non autorisées et qu’il me montre pièce après pièce, comme le conservateur d’un musée du rebut.

Tosti a raison. Il faut les regarder de près, les immondices, pour comprendre de quoi on parle. C’est seulement ainsi, en observant ce qu’on traite, qu’on peut parvenir à comprendre combien un système entier de production est «pourri et malade», la nature et le nombre des intérêts qui se cachent derrière le maintient d’un statu quo depuis longtemps indéfendable et qui n’en continue pas moins de fonctionner. Il est même possible d’arriver à donner un visage aux pollueurs de profession, à reconstruire une chaîne qui, du dernier anneau, le pyromane, le seul responsable pour toutes les campagnes sécuritaires qui veulent des peines plus lourdes à son égard, remonte jusqu’à l’entreprise au visage propre à laquelle la plupart du temps on ne parvient même pas à notifier un délit environnemental. J’ai un exemple sous les yeux, dans une décharge en plein air dans la campagne des environs d’Orta di Atella: il y a des rebuts de semelles partout, des bidons d’adhésif, des chutes de cuir à chaussures. Tosti raconte: «Cette zone est depuis toujours un pôle important dans la production de chaussures. Maintenant les grandes griffes parcellisent le travail, elles confient l’assemblage des produits à des centaines de personnes qui travaillent à domicile. Autrefois c’étaient elles qui se souciaient du traitement des déchets, maintenant elles leur laissent le soin de s’en occuper, afin qu’en aucun cas ça ne remonte jusqu’à elles.»

La décharge illégale surgit autour d’un monticule sous lequel on trouve de tout. Sur cette plaine à perte de vue interrompue seulement, tout au fond, par le Vésuve, chaque monticule cache un monstre qu’il vaut mieux ne pas réveiller. Ce n’est pas la seule que je vais visiter: à Succivo la commune a envoyé les décapeuses pour rassembler les déchets au bord des routes, mais ici il y avait déjà un site de stockage temporaire depuis l’époque de la crise des déchets en Campanie et tout reste à l’abandon. Toute la «Terre des feux» en est parsemée et, comme cela se produit souvent en Italie, il n’y a rien de plus stable que le temporaire. On comprend ainsi la profonde méfiance des citoyens chaque fois qu’on leur propose une nouvelle décharge, un site provisoire ou, mieux encore, un incinérateur. Les ordures, dans la plupart des cas, ne sont pas les leurs, et il ne s’agit même pas de déchets urbains, mais d’autres choses bien pires. Parfois la terre fume, quand il pleut le percolat s’infiltre dans le terrain et parvient à contaminer les nappes phréatiques, même après des années. «Nous avons fait analyser l’eau d’un puits, juste à côté, et on a trouvé de tout» dit encore Tosti.

À deux-cents mètres de la décharge il y a un marché illégal: des dizaines de forains – beaucoup d’Africains – exposent la marchandise à même le sol, le long d’une route ou sur une esplanade bitumée et sans ombre. À côté il y a un terrain cultivé. Il est plutôt banal, dans ces environs, de voir des champs labourés ou des étendues d’arbres fruitiers cohabiter avec le désastre environnemental, les feux et les tas de déchets du textile et de la chaussure, du bâtiment et de l’agriculture. À Caivano un terrain cultivé longe une autre décharge. Jusqu’à cet été, il y avait un petit pêcher, maintenant il n’y a plus d’arbres et le terrain a été fraîchement labouré: les plantes ont séché. Pourquoi? Il n’est pas rare de croiser des plantations entières d’arbres fruitiers morts ou des rangées de peupliers malades, et c’est inévitable quelle qu’en soit la raison, quoi qu’il puisse y avoir là-dessous. Les paysans se plaignent parce que «personne ne veut plus de nos produits» et ils en ont après les journalistes: «Ce n’est pas la «Terre des feux», c’est la Terre du travail». Ils ont raison et tort en même temps: on ne peut pas tout mettre dans le même sac, tout n’est pas pollué et tout le monde ne fait pas de culture sur les décharges. Mais ils ont été trop nombreux à se taire, quand le territoire a été violenté, pensant qu’il suffisait de s’occuper de son jardin. Mais ça ne s’est pas passé ainsi, et ils sont retrouvés entre deux feux grandissants : les incendies et les agromafias, qui imposent des prix de misère pour les produits agricoles. Au marché de fruits et légumes, les tomates sont payées quatre-vingts centimes le kilo, ces mêmes mafias gèrent le recyclage dans les décharges non autorisées des déchets agricoles et provoquent ensuite les incendies qui empoisonnent tout. Personne ne veut des produits d’une terre malade même s’ils sont vendus à perte. Ainsi se ferme le cercle d’un système «malade et pourri».

Paru sur Il Manifesto du 2/11/2013 sous le titre: “I roghi dell’industria del falso. E delle griffe.” Traduit par Olivier Favier.

Né en 1971, Angelo Mastrandrea est journaliste et écrivain. Il est originaire de la province de Salerne, au sud de Naples. Directeur-adjoint du quotidien Il Manifesto, où il travaille depuis 1999, il écrit de nombreux reportages sur le Sud de l’Italie, dont certains sont récemment parus en français sur Le Monde diplomatique et dans la revue XXI.

Les champs de choux contaminés à Caivano. © Mauro Pagnano (avec l'aimable autorisation de l'auteur)

Les champs de choux contaminés à Caivano. © Mauro Pagnano (avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Pour aller plus loin:

  1. Indicateur. (Ndt) []

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