« Aucun ménagement à garder »: pour une autre histoire de la Mission Congo-Nil, par Olivier Favier.

 
Entre juillet 1896 et mai 1899, la mission Congo-Nil a mené le capitaine Marchand, treize militaires français ainsi que cent-cinquante tirailleurs africains, de Loango sur la côte Atlantique à Djibouti au bord de la Mer Rouge. À cette « prouesse » s’est ajouté un face-à-face tendu au bord du Nil, à Fachoda, entre le corps expéditionnaire et les troupes britanniques de Lord Kitchener venues l’intercepter. Lors de cet épisode, on a craint un temps l’irruption d’un conflit armé entre les deux grandes puissances européennes en Afrique. À leur retour, les héros qui n’avaient reculé que sur ordre de Paris furent promis à de brillantes carrières. Ce fut le cas par exemple du futur général Mangin, auteur de La force noire et promoteur infatigable des troupes coloniales durant la Grande Guerre.
Sur cette affaire, les sources sont particulièrement nombreuses : rapports officiels, récits et témoignages des principaux intéressés, articles de presse, albums photographiques, débats politiques et diplomatiques, correspondances. Plusieurs historiens en ont donné des analyses fouillées, à commencer par Marc Michel, qui lui a consacré sa thèse et deux livres. Mais l’approche reste toujours politique et diplomatique, celle d’une étape essentielle dans  Le partage de l’Afrique et de la structuration des alliances en Europe avant la première guerre mondiale.
C’est une autre lecture que je voudrais suggérer, celle d’une « mission ordinaire », perçue non du point de vue de ceux qui l’ont subie -point de vue que Marc Michel en 1972 avouait déjà inaccessible- mais du moins de leur côté. Pour en mesurer l’impact, nous avons deux parangons absolus de l’horreur, la mission Voulet-Chanoine dont le scandale remonta jusqu’à la chambre des députés, et l’état indépendant du Congo, frontalier aux territoires traversés par le capitaine Marchand, deux paroxysmes étudiés tardivement l’un et l’autre, dont les excès renvoient soit à une anomalie sans signification globale quant au fait colonial, soit au contraire à un révélateur par excès -modélisé, par exemple, dans le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres. On rappellera au passage que la mission Voulet-Chanoine fut dénoncée moins pour son extraordinaire cruauté que parce que les méthodes utilisées se montraient contraires aux intérêts de la France. Chemin faisant, les deux officiers coupèrent d’ailleurs tout contact avec leur hiérarchie, au point d’abattre le colonel venu les arrêter. 
Pour appréhender la violence coloniale et son acceptation, la mission Marchand s’avère un terrain doublement pertinent : célèbre, elle n’a pas donné lieu à une dénonciation de grande ampleur sur ce plan, richement documentée, elle offre des données précises sur la nature et l’ampleur des exactions.
Durant cette traversée de l’Afrique de quatorze militaires blancs, des milliers de porteurs sont morts, des révoltes ont été réprimées selon des méthodes éprouvées lors de la conquête de l’Algérie, des villages ont été brûlés, de « petites filles » ont servi à assouvir les désirs sexuels des soldats. Tout cela a commencé dans le Congo de Brazza où Marchand avait pris le contrôle militaire et où, pour mettre fin aux velléités de rébellion des populations locales, il a donné cette simple consigne à ses hommes : « Aucun ménagement à garder ».

Fragments d’un impensé colonial

Aux abords immédiats de la gare, barrant la route qui mène au cœur de ville, Parme donne au voyageur une curieuse introduction. Au milieu d’un grand bassin circulaire, aujourd’hui redoublé d’un rond-point, jaillissent des rochers moussus, partiellement recouverts d’une végétation tropicale, matérialisation stylisée d’une nature hostile et indomptable. Sur le rocher du centre, haut de plusieurs mètres, se dresse un homme en costume et casque colonial, le sabre négligemment tenu de la main gauche, la pointe posée sur le le sol, comme si, pour parvenir jusque là, Vittorio Bottego, c’est son nom, avait eu à se servir de cette arme comme d’une canne, d’un piolet. De part et d’autre, très en-dessous lui, couchés sur le dos, le corps légèrement replié sur le côté, appuyés sur un coude, la tête rejetée en arrière, les yeux levés vers le ciel de l’homme blanc, dans un style mêlant l’imaginaire guerrier et une rhétorique qui pourrait être aussi bien mystique que sexuelle, le sculpteur palermitain Ettore Ximenes a représenté deux guerriers Galla vaincus, incarnations des fleuves Giuba et Omo, en Somalie. Dans la réalité, ces guerriers d’un peuple qu’on appelle aujourd’hui les Oromos vinrent à bout de cet explorateur rien moins que pacifique. Il mourut, dit-on, de n’avoir su refuser un combat qui s’annonçait défavorable. Son corps ne fut jamais retrouvé.

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Ce fut le premier monument colonial qu’il m’a été donné de découvrir. Je me souviens d’un autre, à la Rochelle, en hommage aux pionniers de la Côte d’Ivoire, trois portraits en médaillon aux moustaches fines et à la barbe taillée en pointe, au-dessus d’une carte de l’Afrique et encadrés par deux figures d’éléphants en relief. Comme je le photographiais, deux hommes s’arrêtèrent. Le plus jeune était noir, il cracha au pied du vestige puis reprit sa route d’un pas nerveux, saccadé.

Le troisième monument est celui qui nous intéresse aujourd’hui. Il se trouve Porte Dorée, dans le douzième arrondissement de Paris, là où de mai à novembre 1931, fut organisée la grande exposition coloniale internationale, sous le haut patronage du Maréchal Lyautey. Elle accueillit, estime-t-on, quelques huit millions de visiteurs, pour trente-trois millions de billets vendus. La contre-exposition organisée au Parc des Buttes-Chaumont, intitulée « La vérité sur les colonies« , n’en accueillit que cinq mille.

Le monument fait face au Palais de la Porte dorée, construit à l’occasion de cette grande célébration nationale pour devenir « le musée des Colonies ». Son nom évidemment changea avec les tolérances de l’époque, on parla bientôt du musée de la France d’Outre-Mer, puis en 1960, de Musée des arts africains et océaniens, et encore de Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie. Pour finir, ses collections rejoignirent celles du Musée du quai Branly voulu par Jacques Chirac, et le vieux bâtiment qui portait encore sur ses murs des sculptures à la gloire de l’Empire et de ses richesses devint le siège de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, brilla par son absence lors de son ouverture le 1er janvier 2012. Aucun de ses ministres ne crut bon de le visiter. Son successeur attendit deux ans pour qu’il y ait enfin une inauguration officielle.

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Photo: Olivier Favier.

En face, donc, de ce que la justice du temps a ironiquement changé en un hommage rendu aux richesses de l’immigration, se dresse une sorte de sarcophage d’une dizaine de mètres de long, recouvert sur un côté d’un bas-relief et d’un gros médaillon. Entre les deux, la hampe d’un drapeau qu’on espère toujours vide.
Sur le bas-relief, l’on peut voir un groupe d’hommes qui semble progresser le long d’un itinéraire qui s’ouvre sur la Côte Atlantique à Loango, antique point d’entrer des colons vers le Moyen Congo, à proximité du port de Pointe-Noire, l’actuelle capitale économique du Congo-Brazzaville. Ce voyage dessine un tracé sinueux, de Brazzaville à Bangui, aujourd’hui en Centrafrique, le long de la rivière Oubangui, de son affluent le Mobmou qui n’est pas mentionné à l’inverse du fleuve Chari qui s’écoule bien plus au nord, passe par Bangasso et Tamboura, puis suit la rivière Bahr El Ghazal. Il s’achève sur le lieu qui rendit célèbre la mission Congo-Nil, le fort de Fachoda, aujourd’hui Kodok, une ville située au Nord-Est du Soudan du Sud, à 650 kilomètres au sud de Khartoum, sur la rive occidentale du Nil blanc.

Dans ce convoi, on distingue six hommes blancs, quatre en tête, un autre les mains sur les hanches les regardant partir, un dernier assis sur un petit tabouret pansant le mollet d’un des quatre tirailleurs bambaras, venu du Soudan français, nom donné à l’époque au Mali. Derrière eux, bien au centre, se détachent les figures de deux porteurs torse nu emmenant un lourd fardeau préalablement serré dans un lacis de cordes. En toile de fond, on finit par prêter l’attention à d’autres visages, des fragments de vêtements ou de corps, le tout donnant l’impression d’une petite armée en marche. Celle-ci s’avance dans une végétation exotique, mêlant la luxuriance d’une forêt équatoriale et la désolation d’un paysage semi-désertique.

Photo: Olivier Favier.

Le choix des dates butoirs ne laisse de surprendre. Comme début, on trouve le mois de juin 1890, quand la mission Congo-Nil fut lancée en juillet 1896. Le sculpteur a-t-il voulu souligner la démesure et le sacrifice des conquérants de l’Empire en étirant leur progression au-delà de toute vraisemblance ? À l’autre extrémité pourtant, il a bien retenu, au jour près, la date d’arrivée dans le petit fort en ruine de Fachoda, le 10 juillet 1898, et non celle de la bataille qui s’ensuivit contre les Derviches, le 25 août suivant, ou encore de l’arrivée des troupes britanniques de Lord Kitchener, le 19 septembre.

Le médaillon est bien moins fantaisiste. En arrière-plan, présenté comme un simple épilogue, on suit la traversée ultérieure de l’Éthiopie du Négus Ménélik, qui n’est pas mentionnée, jusqu’au port de Djibouti, au bord de l’Océan Indien, lequel est rejoint en mai 1899. La grande traversée de l’Afrique d’Ouest en Est a bien eu lieu. Elle restera un rêve de puissance inachevé du conquérant français, comme à la même époque, les britanniques renoncent à leur ambition d’un Empire qui traverserait le continent du Nord au Sud, du Caire au Cap.

Le médaillon lui-même porte en gros le nom du Commandant Marchand -il commença l’expédition comme simple capitaine- et ceux des treize autres membres de l’expédition. Le lieutenant Fouque et le lieutenant Simon sont cités côte à côte. En réalité, le premier rejoignit la mission depuis la France après le décès du second, terrassé par les fièvres à son retour en France. Ce fut avec le lieutenant Gouly, emporté lui aussi par la maladie mais absent de cette liste, le seul mort blanc qu’eut à déplorer la mission. Si quelques 140 000 cartouches furent tirées, il n’y eut dans le petit groupe des militaires français aucun tué au combat.

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Photo: Olivier Favier.

L’histoire de ce monument est complexe et commence quelques mois après la mort de Jean-Baptiste Marchand, en 1934. Ce dernier a définitivement quitté l’armée quinze ans plus tôt, avec le grade de général de division. Une souscription est lancée, soutenue l’année suivant par le conseil municipal, pour l’érection d’un monument qui ferait face au Musée des Colonies. Une commande est passée en 1936. Les lenteurs administratives se succèdent, la guerre et l’occupation font le reste : le projet semble oublié. En 1946, alors que la logique coloniale donne ses premiers signes d’essoufflement, une pétition est lancée pour l’achèvement du monument. L’argent manque et le comité, dont l’un des présidents est le maréchal Pétain, n’a plus le vent en poupe. En 1949, la ville de Paris décide de prendre le reste des dépenses à sa charge. Le monument est installé et inauguré en grande pompe la même année face aux musées des colonies. Sur un petit film des actualités Pathé, on voit les tirailleurs sénégalais défiler devant lui, fusil à l’épaule.

Tel qu’il apparaît aujourd’hui, le monument semble inachevé. Autrefois, sur sa droite, se dressait une statue du commandant Marchand, qui fut dynamitée par des militants anticolonialistes en 1983. Par deux fois déjà, en 1978 et 1982, le monument avait été recouvert de peinture.
En 2012, l’opposition de droite à la mairie du douzième arrondissement, menée par Valérie Montandon, émet un vœu pour le retour de la sculpture. En voici le texte :

« Considérant que, l’expédition du commandant Jean Baptiste Marchand qui a traversé l’Afrique du Congo au Nil, de 1896 à 1899, fut une réelle expédition de plus de 6 000 km, d’une durée de 3 ans et qu’elle fait partie intégrante de l’histoire de France,
Considérant que, les ambitions de cette mission ne peuvent pas se résumer seulement à des fins impérialistes ou mercantiles, mais qu’elles furent aussi motivées par un élan humanitaire en apportant notamment de la connaissance à des populations ne bénéficiant pas de moyens techniques, éducatifs ou encore médicaux comme par exemple, les nombreux soins dispensés par le docteur Emily auprès des nombreuses tribus rencontrées,
Considérant que, le retour en France des explorateurs fut triomphal et que cette mission fut jalonnée de hauts faits de courage et participa au renforcement de l’unité nationale,
Considérant que, cette mission « appelée mission Marchand » impulsa aussi une nouvelle donne dans le rapport de force franco-britannique et put servir de socle à une nouvelle diplomatie entre les deux pays,
Considérant que la statue du Commandant Marchand n’a jamais été restaurée après l’attentat anticolonialiste de 1983 et qu’elle est laissée à l’abandon dans un entrepôt de la ville de Paris,
Valérie MONTANDON et les élus du groupe UMPPA émettent le vœu que la ville de Paris restaure la statue du commandant Marchand et qu’un emplacement dans le 12ème lui soit attribuée. »

Ce vœu n’est pas suivi par la majorité municipale, menée par le maire radical de gauche Fabrice Moulin, lequel rappelle, qu’en plus du monument où « tous les noms sont bien visibles », « il y a une rue au nom de la mission MARCHAND dans le 16ème arrondissement ». Il faudrait ajouter à Lyon, sur la Saône, le pont Kitchener devenu Marchand-Kitchener en 1955, « en reconnaissance de deux grands soldats qui lors de leur rencontre à Fachoda, en septembre 1898 ont su par leur haut esprit chevaleresque épargner la guerre à nos deux peuples », dit la plaque qui fut alors apposée. En réalité, on le sait, le conflit ne fut évité que sur ordre du ministre des Affaires étrangères Théophile Delcassé à un commandant désormais prêt à tout pour entrer dans la légende. En 1915 déjà, deux des adversaires de Fachoda, le désormais général Baratier et le Field Marshall Kitchener, s’étaient retrouvés sur le front de Champagne. « L’Illustration » et « Le Miroir » en firent leur couverture. Sur la photographie la plus célèbre, on voit le Lord anglais, en tenue de guerre moderne, détourner la tête d’un cavalier casqué qui semble tout droit sorti des guerres napoléoniennes.

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À Thoissey enfin, le village natal de Marchand, où il est enterré, une autre statue lui a été élevée, qui elle est toujours en place.
En septembre dernier, le monument de la Porte dorée a été recouvert de graffiti presque aussitôt effacés. On pouvait y lire en grosses lettres: « On chie sur votre nostalgie coloniale » et « À bas l’état d’urgence. » Pourtant, sinon dans l’esprit de quelques politiques locaux en mal de bruit médiatique, ce monument n’est pas la manifestation d’une nostalgie coloniale -comme par exemple celui érigé en 2012 en l’honneur du criminel de guerre Rodolfo Graziani, dans une petite ville du Latium, a pu l’être d’une nostalgie fasciste. C’est l’inconscient du paysage, quelque chose qui n’a pas été réglé. Le registre scatologique par certains de ses détracteurs ne fait que le confirmer. J’espère qu’entrer dans le détail, qui concernant cette histoire vaut pour tout discours, aura plus d’efficacité qu’une simple invective.

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Photo: Olivier Favier.

« Une masse de faits sans histoire »

Dans Il pleut des mains sur le Congo, un livre récent sur les horreurs du Congo-Léopold, le premier massacre de masse commis par une nation européenne au vingtième siècle dont le bilan pourrait tourner autour des dix millions de morts1, Marc Wiltz écrit: « Il ne s’agit pas ici d’un procès de la colonisation, qui serait confortablement intenté a posteriori du haut d’une exigence morale à la petite semaine. Il s’agit seulement de remettre en lumière les témoignages concordants sur une période, des lieux, des gens. »

Je ne sais que penser d’une telle phrase. Je suis évidemment porté à ne pas laisser la passion l’emporter sur la rigueur de l’observation et j’appartiens à une génération convaincue que la réalité des faits vaut plus que tout discours idéologique. Mais quoi qu’ait pu en dire feu Daniel Lefeubvre, et le succès de son piètre opuscule suffit à le montrer,  je ne sache pas qu’en 2016, en France, la « repentance coloniale » ait pris le pas sur une coupable ignorance ou, de plus en plus fréquemment aussi, sur une répugnante nostalgie.  Et ce n’est pas forcément un hasard si tout historien aujourd’hui qui entend s’attaquer au fait colonial doit préalablement s’entourer d’autant de précautions oratoires. Une telle prudence rendrait suspect, et à bon droit, quiconque aborderait aujourd’hui l’histoire d’un des nombreux avatars du totalitarisme en Europe, en Amérique latine, en Asie. Se confrontant à ce qui fut un paroxysme de la logique de conquête à l’œuvre en Afrique centrale, Marc Wiltz entend pour autant nous prévenir qu’il s’agit d’une relative exception, que le registre ne peut être celui d’une justice qui n’a jamais été rendue, qu’au fond hier comme aujourd’hui, ce qu’il s’est passé « loin d’ici » ne peut entrer, même et surtout a posteriori, dans la sphère morale. Quant à celle juridique, ajouterai-je, les faits semblent montrer que le crime commis en Afrique est toujours prescriptible.

Missionnaires britanniques accompagnant des hommes qui tiennent les mains coupées de Bolenge et Lingomo, victimes de la "Belgian Indiarubber and Exploration Company" (ABIR) en 1904.

Missionnaires britanniques accompagnant des hommes qui tiennent les mains coupées de Bolenge et Lingomo, victimes de la « Belgian Indiarubber and Exploration Company » (ABIR) en 1904.

Pour que l’horreur devienne un fait d’études -et souvent tardivement, comme en témoigne le long vide historiographique qui a accompagné, pèle-mêle, l’histoire de l’État indépendant du Congo que je viens de citer, les répressions des insurrections à Madagascar ou au Cameroun contre le colonisateur français, la longue guerre que l’Italie mena pour soumettre la Libye -un conflit de vingt ans que l’on réduit encore à sa seule première phase, de 1911 à 1912, une guerre classique contre l’Empire ottoman-, il faut dans le meilleur des cas un demi-siècle. La multiplication de ces « anomalies » devrait pourtant nous mener un jour à la remise en cause du système tout entier, et à ne plus nous faire croire, comme le voudrait François Fillon, que la colonisation a été un « partage de cultures ».

Des missions des années 1890 qui ont permis à la France de devenir la deuxième puissance coloniale mondiale et la première en Afrique, seule la mission Afrique centrale-Tchad, lancée au moment où la mission Marchand prenait le chemin du retour, fut étudiée dans l’impact qu’elle eut sur les pays traversés. Il faut dire que les deux officiers qui la dirigeaient, Paul Voulet et Julien Chanoine, non contents de semer la terreur sur leur passage, finirent par ambitionner de se tailler un royaume pour leur compte. Après l’assassinat du colonel Klobb, qui s’était porté à leur rencontre pour les arrêter, ils disparurent pour toujours, peut-être tués par leurs propres troupes, peut-être changés en civils anonymes. C’est du moins ce que pourrait laisser croire la démarche de l’administrateur colonial du Niger qui, ayant fait ouvrir leurs tombes en 1923, révéla qu’elles étaient vides. En 1899, le député Paul Vigné d’Octon avait tenté de porter le débat à la Chambre, mais pour finir ces milliers de morts furent simplement imputés au climat. Les deux officiers avaient souffert, conclut-on soulagés, de « soudanite aiguë ».

La parution du roman de Joseph Conrad eut lieu la même année 1899 que la mission Voulet-Chanoine.

La parution du roman de Joseph Conrad eut lieu la même année 1899 que la mission Voulet-Chanoine.

Si les hommes de Marchand ne savaient rien, et pour cause, des horreurs commises par la mission Afrique centrale-Tchad, ils étaient en revanche plutôt conscients des méthodes utilisées au Congo-Léopold.

En témoignent par exemple ces propos tirés des souvenirs du Général Baratier -capitaine au moment de la mission Congo-Nil et véritable second du Capitaine Marchand. Il évoque le journaliste et explorateur gallo-américain Henry-Morton Stanley, homme de confiance du roi des Belges Léopold II et artisan de ses conquêtes en Afrique centrale :

« Lorsqu’on passe comme Stanley, on emmène une armée qui ravage tout, et laisse derrière elle des cadavres faits par les balles ou par la famine qu’on a provoquée ; mais quand on a des sentiments plus humains, et quand l’intérêt même exige que la route derrière soi demeure ouverte, on cherche le moyen d’éviter les carnages. »

Le procédé est connu. D’une part, il est acquis que le discours porté en métropole et la réalité appliquée sur le terrain sont deux choses bien distinctes. On connaît par exemple la lettre du Général Gallieni au premier ministre malgache en 1896:

« Vous avez reçu le Journal Officiel, vous avez vu l’arrêté proclamant l’émancipation des esclaves et vous avez fait afficher le même arrêté sous forme de placard. Cela doit surprendre le peuple. Convoquez-le donc en réunion publique pour l’engager à ne pas s’émouvoir à propos de rien. Car il s’abuse sur le sens de cette décision, simple formule verbale en usage chez les Européens mais n’ayant à Madagascar aucune portée. En réalité, les esclaves n’ont pas à bouger de chez leurs maîtres: il n’y a rien de changé dans nos lois. Veillez sur le royaume et vivez heureux. »

D’autre part, il est d’usage de porter l’accusation chez le rival pour détourner l’attention de ses propres méfaits ou simplement parce que le conflit de loyauté ayant tout bonnement disparu, le mensonge délibéré ou la mauvaise foi n’ont plus lieu d’être. La même chose vaut aujourd’hui en mineur pour ces historiens contemporains qui adoptent d’emblée le point de vue national. Concernant la crise de Fachoda, les lectures croisées du dernier livre de Marc Michel, Fachoda: guerre sur le nil (2010) et celui de Paul Webster, Fachoda : la bataille pour le Nil (2001) sont très révélatrices. L’un suit pas à pas les « aventures » de la mission Marchand quand l’autre n’y consacre qu’un chapitre pour s’intéresser bien davantage aux péripéties de Lord Kitchener. Dans les deux cas, les Africains font partie du décor.

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Il est significatif que le seul livre, par ailleurs peu rigoureux, à avoir porté une attention prolongée aux exactions commises sur les Batékés en 1896, soit celui d’historien étasunien, Lewis D. Levering, The Race to Fashoda (1987). Il n’a du reste jamais été traduit en français. Pour appuyer son discours, il a fait un large usage d’une source alors nouvelle, des notes prises au jour le jour par le sergent Justin Deramond, qui en France n’ont donné lieu qu’à une lecture anecdotique. Comme le lieutenant Gouly auquel il servit un temps de suppléant, ce sous-officier est un oublié de la liste officielle. Il quitta l’expédition en août 1897 après un accès de fièvre et il reprit ses écrits dans les années 20 pour, dit-il, dans une formule qui vaudrait à elle seule un long développement, « fixer le souvenir de cette masse de faits sans histoire ».  Pour le reste, si l’on s’en tient à une vision quelque peu équilibrée de la conquête coloniale, la meilleure synthèse demeure celle donnée par un historien néerlandais : Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique, 1880-1914, Denoël, Paris, 1996.

Dans le premier livre qu’il a écrit sur la question en 1972, Marc Michel ironise sur les socialistes qui, Jaurès en tête, ont d’abord voté le budget alloué à la Mission Congo-Nil avant de découvrir, à la lecture de quelques documents accablants publiés notamment dans « L’Aurore », qu’il s’agissait d’une « mission ordinaire », autrement dit portée par des intérêts strictement commerciaux et stratégiques, défendus avec la plus extrême brutalité. Jaurès, on le sait, évoluera avec le temps vers des positions de plus en plus critiques à l’égard du colonialisme. C’est ce caractère ordinaire, précisément, qui devrait aujourd’hui nous arrêter. En l’étudiant minutieusement, elle pourrait devenir un formidable indicateur du niveau de violence infligée, et tolérée par la métropole, par la conquête coloniale française.

De ce point de vue, la meilleure analyse, pour ne pas dire la seule, somptueusement ignorée par les historiens français, revient comme souvent à un contemporain des faits, le relieur lyonnais Louis Guétant, qui fut entre autres choses le délégué régional de la Ligue des droits de l’homme. On lui connaît plusieurs écrits anticolonialistes ainsi que des prises de position pacifistes lors de la Grande Guerre. Son texte sur Fachoda impressionna Léon Tolstoi qui écrivait à son disciple Paul Birioukof, le 8 novembre 1899:

« J’ai reçu la brochure de Louis Guétant Marchand-Fachoda. Procurez-vous-la, et parlez-en dans la revue. »

À la lire en effet, l’idée communément admise que toute critique radicale du colonialisme était strictement impossible à la fin du dix-neuvième siècle, que dans les contexte de l’époque on pouvait au mieux en dénoncer les excès, se heurte à une stupéfiante exception. En voici un extrait :

« Que nous perdions notre honneur, c’est déjà beaucoup trop; mais que nous perdions notre conscience, que nous perdions la notion du juste et de l’injuste, ce serait le mal sans remède. Oui, si vous tous qui, dans l’Affaire [Dreyfus], avez levé le drapeau de la vérité, vous ne protestez pas hautement contre ces crimes flagrants; si vous acceptez dans notre société ces assassins et ces voleurs, ces incendiaires et ces pillards, alors je ne crois pas du tout que vous ayez, en aucune occasion, le droit de parler de justice et de vérité; je ne comprends plus pourquoi vous avez protesté contre la condamnation à la fois inique et illégale de Dreyfus.

Si la raison d’État excuse les abominations de la colonne Marchand, pourquoi n’excuserait-elle pas l’illégalité qui conduisit un innocent au bagne et tous les forfaits destinés à l’y maintenir quand même ? Est-ce donc parce que Dreyfus a la peau blanche, qu’il est allé à Polytechnique et a porté les galons d’officier que sa personne est sacrée ? Je puis, en tranquillité de conscience, vous poser ces questions, car, en fait, nul n’a mieux combattu que moi contre l’horrible jugement, nul n’en a plus tôt pressenti la barbare infamie, nul n’a pris contre elle de plus hardie initiative. Mais j’aimerais mieux passer dans le camp des Max Régis, des Drumont, des Judet, dans le camp des assassins et des faussaires, que de faire chorus avec des dreyfusards qui n’auraient plus d’indignation pour flétrir des actes criminels commis contre des gens plus faibles, mais encore plus indubitablement innocents que le prisonnier de l’Île du diable.

Et si vous ne demandez pas que nos lois contre l’assassinat, contre le vol, contre le rapt, contre l’incendie volontaire, soient appliquées à ces chefs qui reviennent les mains souillées de sang et d’extorsions, qui, en fait, sont des assassins et des voleurs, alors je ne comprends pas que vous vous éleviez contre Mercier, contre Esterhazy, contre du Paty, convaincus de forfaiture, mais qui, du moins, ont l’excuse d’y avoir été poussés par des gens (j’entends les Drumont, les Rochefort, les Millevoye) contre lesquels il n’y aura pas de poursuites.

Eh quoi donc! Est-ce que notre code et notre morale qui défendent le meurtre et la spoliation ne les défendent que dans une certaine enceinte? Et sera-t-il loisible à des gens de venir dire: « J’ai assassiné, j’ai extorqué, j’ai torturé, j’ai incendié; j’ai pris la femme dans sa demeure, et, sans m’inquiéter si du fait de son absence ses enfants allaient mourir, je l’ai emmenée de force, je lui ai mis un poids accablant sur la tête, et je l’ai obligée de marcher ainsi nue et où il m’a plu, et je l’ai obligée aujourd’hui, demain et toujours! Et voilà, si elle a cherché à s’enfuir, à retourner vers sa demeure et vers les siens, vers ses enfants dont ses entrailles de mère entendaient les vagissements désespérés, eh bien!, je l’ai fait reprendre et je l’ai ou pendue ou fusillée. -J’ai fait tout cela et bien d’autres choses que je ne dirai pas, mais… c’était loin d’ici, et ceux que j’ai assassinés, violentés, martyrisés, spoliés, dont j’ai brûlé les demeures et volé les réserves, n’avaient ni notre teint, ni nos habits, ils ne parlaient point notre langue. » -Et nous devrions les subir ces gens! et les défenseurs de la loi, les défenseurs de la justice ne s’opposeraient pas à ce qu’ils recueillent honneurs et profits de leurs forfaits au lieu du châtiment qu’ils ont mérité!

Alors, laissez-moi vous le dire, et c’est tant pis si je suis seul, c’est que vous n’étiez pas en réalité les défenseurs de la justice ni les amis de l’humanité; c’est que ce n’est pas le crime lui-même ni la violation de la loi morale qui vous déplaisaient, mais simplement la forme de ce crime et de cette violation. Présentés dans un certain décor, ceux-ci vous plaisent, et vous pouvez parler à leur endroit de louanges et de gloire! »

« Des héros aux cœurs purs. »

L’idée de cette conférence m’est venue en lisant le livre de Bernard Berenson, Les Héros de l’Empire (2012), dont ces quelques lignes m’ont longuement arrêté:

« Le périple de Marchand, bien qu’assimilé à une entreprise de conquête pacifique, comme l’expédition de Brazza au début des années 1880, coûta la vie à de nombreux Africains. L’arme au poing, Marchand et ses hommes obligèrent à transporter leur matériel et leurs provisions les Batékés et les autres peuples qui vivaient le long de la route empruntée dans le passé par les marchands d’esclaves pour rejoindre Brazzaville depuis Loango. Ceux qui refusèrent se firent trouer la peau. Quant aux déserteurs, leurs foyers et leurs villages furent incendiés, leur bétail abattu et leurs récoltes détruites. »

Rien n’y était ajouté dans le pourtant très long chapitre que l’auteur consacre à la mission Marchand, comme si tout cela était tellement connu -sans avoir été étudié- qu’un résumé de quatre phrases et une note devaient suffire pour toute analyse. Cet historien étasunien s’était pourtant donné pour but de comprendre -et partant de remettre en perspectives- l’image héroïque de cinq grandes figures de la conquête coloniale française et britannique : Stanley, Brazza, Gordon, Lyautey et Marchand.

Dans son introduction à l’album photographique du capitaine Baratier -un projet éditorial récent tout empli d’une sidérante nostalgie coloniale- l’historien Eric Deroo se contente pour sa part d’un contrepoint plutôt minimal à ce qui ne nous apparaît plus que comme un fabuleux voyage, pleins de risques et de découvertes. On est même assez surpris par instant de le voir adopter presque malgré lui le ton du récit d’aventures et de se laisser porter par la portée épique du projet. Il se montre impressionné par leur courage physique et moral -un trait commun du reste à toute l’historiographie contemporaine. Cette audace et cette résistance -puisqu’il faut replacer les faits dans leur contexte- un historien devrait les mettre en rapport avec le quotidien d’un ouvrier de la fin du dix-neuvième siècle. J’ai souvenir par exemple d’un ami me parlant d’une rencontre de hasard, dans un café, avec un vieil homme venu du Bassin minier, dans le Nord de la France. Dans sa jeunesse, il s’était engagé dans l’armée et racontait les yeux brillants « sa vie d’aventures » dans la Madagascar de l’après-guerre. « J’ai choisi cela parce que je ne voulais pas crever au fond de la mine comme mon père et son père avant lui » lui expliqua-t-il en parfaite conscience. Pourtant dans le contexte de leur époque -un contexte dont, à force de ne pas vouloir se détacher, finit par s’étirer jusqu’à nous-, Éric Deroo écrit que « Marchand et ses compagnons incarn(ent) plus que jamais le modèle d’officiers héroïques aux cœurs purs. »

Un convoi de porteurs sur le pont NGouni. Image tirée du fonds du capitaine Baratier.

Un convoi de porteurs sur le pont NGouni. Image tirée du fonds du capitaine Baratier.

Qui sont ces hommes ? Ils sont jeunes, de 22 à 33 ans, pour la plupart habitués aux expéditions coloniales. Marchand est le plus âgé et aussi le moins éduqué des officiers (ce qui ne l’empêche pas de se livrer à de longues digressions anthropologiques pour le moins fantaisistes). Il a pris part aux guerres contre Samory avec Louis Archinard. Qualifiés de « vieux blédards » par Eric Deroo, lui et nombre de ses compagnons se font appeler les « Soudanais » du fait de leurs tribulations récentes en Afrique de l’Ouest.

Nés après la guerre de 70, ils n’ont pas la germanophobie de leurs aînés -qu’on pense à Gallieni par exemple, qui, élève-officier, vécut avec stupéfaction l’effondrement du Second Empire en septembre 1870. Leurs ambitions coloniales alimentent en revanche un grand sentiment d’anglophobie. Surtout, ils sont convaincus que la colonisation civile et pacifique prônée par Brazza est -ce sont les mots de Marchand lui-même- « une politique négrophile dans toute sa prestigieuse pureté ». C’est d’ailleurs ce dernier qui précipite le renvoi de Brazza après avoir obtenu les pleins pouvoirs et le droit de faire réprimer la révolte des Batékés en 1896. Il écrit alors à Mangin, chargé des aspects les plus directement militaires de la mission:

« Je vous avertis que la région Comba-Brazzaville vous est livrée à discrétion, ainsi que ses plantations, récoltes sur pied, etc. Aucun ménagement à garder. »

L’ordre est bien compris, et le chef de la mission agit en cohérence2:

« …Connaissant par rapports d’espions (et le désir des populations de voir finir la guerre), le refuge de Mabiala Ma Nganga, le meurtrier de Laval, je donnais l’ordre d’attaquer le 23 au matin. L’affaire fut plus sérieuse que je ne l’avais supposée, et un moment j’ai eu de l’inquiétude. Réfugié avec ses derniers partisans dans une vaste grotte (à l’entrée très difficile) naturelle, creusée dans une colline calcaire, il nous a tenu tête pendant trois heures et m’a mis à terre 6 tirailleurs dès le début. Il a fallu que je le fasse enfumer. Il a péri avec toute sa famille et ses derniers partisans après une belle défense.  J’ai fait prendre sa tête qui a été déposée à Comba, près de la tombe de Laval, cinq photographies ont été prises. »

Je n’ai trouvé aucune trace de ces photographies dans les ouvrages et articles publiés sur la mission Congo-Nil. Sont-elles dans le fonds Marchand des archives nationales ? La pratique de « l’enfumade », qui remonte à la conquête de l’Algérie, avait déjà fait scandale dans les années 1845-1846. Interpellé par un ministre sur ses méthodes,  le Maréchal Bugeaud avait alors répondu:

« Et moi, je considère que le respect des règles humanitaires fera que la guerre en Afrique risque de se prolonger indéfiniment. »

Un demi-siècle plus tard, cet épisode pose un nouveau jalon dans l’histoire de la « petite guerre » pratiquée par la France de 1830 à 1962.

Le sort réservé aux porteurs est encore plus signifiant. Le général Baratier se souvient :

« La mission du capitaine Marchand, dont la durée était évaluée à trois ans, ne comptait pas moins de 3.049 charges, toutes de 30 kilos, poids maximum qui puisse être mis sur la tête d’un homme. »

Les pertes, désertions, abandons, morts, se comptent par milliers. Voici un extrait d’une lettre qu’un sous-officier aux tirailleurs sénégalais demeuré anonyme écrit à ses parents. Elle est datée de Tambourah, le 7 août 1897. Elle fut d’abord publiée dans le Journal « L’Aurore » le 15 mai 1899, pour en dénoncer la teneur:

 « Je ne me suis guère amusé avec ces deux cents porteurs, que nous avions pris de force et qui cherchaient à s’échapper à la moindre occasion. On avait beau fusiller ou pendre ceux qu’on rattrapait. les autres essayaient quand même et quelqu’un réussissait tout le temps. Alors les charges seraient restées en arrière, si je n’avais pas eu la patience d’aller dans les villages voisins, avec quatre ou cinq tirailleurs, pour ramasser les hommes ou les femmes qu’on y trouvait ; on leur plaçait 30 kilos sur la tête, et je continuais la route avec toutes les charges parfois, tout le monde abandonnait le village; je mettais le feu à une ou deux cases; généralement le moyen était bon, tout le monde revenait; on faisait attacher le chef, qui était obligé de donner des esclaves pour enlever les charges.
D’autres fois, personne ne se présentait; nous faisions enlever tout ce qui était dans tes cases ou les greniers, et nous le distribuions aux autres noirs du convoi, qui mouraient de faim. La nuit, on surveillait tout ce monde-là; mais ils s’enfuyaient tous à la fois, et il était difficile de tuer tout le monde. »

Ce document est repris l’année suivante dans le livre de Gabriel Galland, Une poignée de héros: la mission Marchand à travers l’Afrique, avec ce commentaire:

« Lisez cette lettre d’un des membres de la Mission qui, lui, ne voyait pas tout en rose comme le brave Jacques, l’ami du capitaine Germain, et vous jugerez des dures nécessités auxquelles sont parfois contraints les chefs de mission, en présence du mauvais vouloir, de l’inertie ou de la trahison des noirs. »

On la trouve aussi dans le livre de Louis Guétant précédemment cité, avec une toute autre lecture évidemment.

La mission Marchand sur le chemin du retour.

La mission Marchand sur le chemin du retour.

Reste la question sexuelle, trop rarement abordée dans l’histoire des colonisations. Le journal de Moïse Landeroin3, officier-interprète, le seul étrangement à n’avoir jamais mis les pieds en Afrique subsaharienne avant la mission alors qu’il est censé servir d’intermédiaire, a été récemment publié à titre de document sur cette « grande aventure ». En introduction, on ne trouve pas le moindre commentaire sur les nombreux témoignages d’actes sexuels avec de « petites filles », dont une lui « est offerte » par le Capitaine Marchand lui-même. Plusieurs sont cependant reportés dans le texte d’Éric Deroo. En voici un autre:

« Du 31 juillet au 3 août (1897) Femme calebasse. À Loango, quand une jeune fille devient pubère et qu’elle a ses règles pour la première fois, son ou ses frères la promènent au son de la musique pour l’offrir aux Européens et leur donner, pour 5 francs, son pucelage à arracher, ou « sa calebasse à percer »: de là le nom de « femme calebasse ». »

Je voudrais pour en finir avec ces quelques exemples citer une remarque du bon Docteur Émily, dont les intentions humanitaires ont été rappelées par madame Valérie Montandon:

« Il est 5 heures, le capitaine Baratier donne le signal du départ. Alors il se produit une scène… qui se renouvelera tous les matins… Indescriptible de sauvagerie. Nos 300 porteurs se précipitent tous ensemble, avec une furie impossible à maîtriser, sur l’entassement de nos colis. C’est à qui arrivera le premier pour choisir une charge moins lourde. Et rien n’y fait: les rebuffades de nos tirailleurs, quelque coups de crosse même, ne peuvent empêcher ces pauvres gens de tout bousculer, de tout jeter par terre, et de se battre comme des chiens enragés, autour d’une caisse ou d’un ballot paraissant plus léger que les autres. »

En le lisant, je ne sais pourquoi, j’ai repensé à ce passage d’un autre fin observateur de la psyché humaine –dont les écrits, fort heureusement, sont remis dans leur contexte de manière toute différente- :

« Les Russes fouillaient dans les silos et il n’y avait pas moyen de les en arracher. (…) Ils n’avaient plus aucun égard les uns pour les autres; l’instinct de conservation, dans sa forme la plus brutale, avait détruit en eux tout sentiment humain.
Les cas de cannibalisme n’étaient pas rares à Birkenau. J’ai vu moi-même un Russe étendu parmi des tas de briques, à qui on avait ouvert le ventre avec un objet mal coupant et à qui manquait le foie. Ils s’entretuaient pour s’emparer de quelque chose de mangeable. En passant à cheval à côté du camp, j’ai aperçu un Russe qui, accroupi derrière un tas de pierres, mâchait un morceau de pain. Un autre lui a asséné un coup de brique sur la tête pour lui arracher son pain. Je me trouvais de l’autre côté des barbelés. »

Après d’autres exemples du même ordre, Rudoff Höss, ancien commandant du Camp d’extermination d’Auschwitz, conclut par un subtil renversement de valeurs qui voit les victimes se changer en coupables aux yeux de leur bourreau:

« Ce n’étaient plus des hommes. Occupés continuellement à chercher de la nourriture, ils se transformèrent en bêtes. »

Conclusion:

Je n’ai fait ici qu’esquisser une lecture qui, pour être complète, devrait se confronter à l’ensemble des sources disponibles, aux archives nationales d’Outre-Mer comme à celles de Paris. Pour qu’elle soit aboutie, il faudrait pour commencer user des outils de l’analyse littéraire: repérer les champs lexicaux, disséquer la rhétorique, cerner l’imaginaire à l’œuvre dans le discours du dominant -le seul que nous ayons à notre disposition. C’est à ce prix seul, que nous pourrions produire un discours non de repentance, mais de courage et d’honnêteté.
Il faudrait d’abord considérer les faits militaires, diplomatiques, non plus sous l’angle d’une rivalité européenne franco-britannique, où les Belges et accessoirement l’Éthiopie de Ménélik, qui, par extraordinaire, vient de défaire le colonisateur italien à Adoua en 1896, jouent un rôle secondaire. Il faudrait chercher à comprendre comment la campagne militaire de 1896 contre les Batékés, l’alliance de fait des britanniques et des français contre les Derviches, ont changé les rapports de force à l’intérieur-même de l’Afrique.
Il faudrait, à la suite de Bernard Berenson, redonner voix au débat autour du fait colonial auquel cette mission a donné lieu en France.
Il faudrait considérer les acteurs de cette mission dans leur environnement social et culturel, définir leurs limites et leur perception du monde.
Il faudrait surtout instruire le procès des atrocités commises en renversant les perspectives. Quelles furent-elles et quelles furent leurs ampleurs ? Comment furent-elles justifiées et qui en eut réellement connaissance ? Quel discours accompagnait et légitimait la mise entre parenthèses de toute considération morale ?

C’est à prix peut-être qu’on commencerait à comprendre que la « banalité du mal » était déjà longuement ancrée dans la civilisation européenne quand Hannah Arendt l’analysa lors d’un célèbre procès à Tel Aviv.
Comme l’écrit Sven Lindqvist:

« Et lorsque ce qui avait été commis au cœur des ténèbres se répéta au cœur de l’Europe, personne ne le reconnut.
Personne ne voulut reconnaître ce que chacun savait. »

Ce texte est la mise en forme d’une conférence donnée au lycée Faidherbe à Lille le 22 septembre 2016, à l’invitation de Joëlle Alazard.
Qu’elle soit remerciée pour m’avoir encouragé à mener cette recherche
.

Les cadres de la mission Marchand à leur retour en France en 1899. Le commandant Marchand est assis au centre, le capitaine Baratier est à sa gauche.

Les cadres de la mission Marchand à leur retour en France en 1899. Au premier rang, les principaux protagonistes, de gauche à droite, Mangin, Germain, Marchand, Baratier et le Docteur Emily.

Pour aller plus loin: 

  • La rubrique Histoire(s) d’Afrique de ce site.
  • Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique, 1880-1914, Denoël, Paris, 1996. Incontournable.
  • Lewis D. Levering, The Race to Fashoda, Weidenfeld & Nicholson, New York, 1987. Probablement le seul ouvrage qui cherche renverser les perspectives. Non traduit en français.
  • Edward Berenson, Les héros de l’Empire: Brazza, Marchand, Lyautey, Gordon et Stanley à la conquête de l’Empire, Perrin, Paris, 2012. Une approche originale, très intéressante quant aux tentatives d’instrumentalisation de la figure du commandant Marchand à son retour en France.
  • Marc Michel, La Mission Marchand (1895-1899), Mouton, Paris, 1972. L’ouvrage le plus complet en français. Touffu et austère, mais indispensable.
  • Marc Michel, Fachoda : guerre sur le Nil, Larousse, Paris, 2010. Une version très allégée du précédent livre. S’il est plaisant à lire, les aspects peu glorieux de la mission y sont bien moins abordés, au profit des tribulations de la mission et de l’imbroglio diplomatique. D’un ouvrage l’autre, l’approche éditoriale marque un véritable recul historiographique.
  • Paul Webster, Fachoda : la bataille pour le Nil, Édition du Félin, Paris, 2001. L’ouvrage est entièrement centré sur la rivalité franco-britannique. Ce n’est plus la Mission Congo-Nil qui constitue le principal fil narratif du livre, mais l’intervention du général Kitchener. Un utile complément au précédent, allusif pour le reste quant aux conséquences de la conquête sur les régions traversées.
  • Présenté par Éric Deroo, La Grande Traversée de l’Afrique 1896-1899, Congo-Fachoda-Djibouti, bilingue français-anglais, Éditions LBM, Paris, 2010. Un texte précis et synthétique.
  • Les archives d’Alfred Dyé ont fait l’objet du dernier « dossier du mois » sur le site des Archives nationales d »Outre Mer (ANOM) sises à Aix-en-Provence. De nombreux témoignages sont disponibles sur Gallica, notamment ceux du général Baratier. Le rapport Marchand et l’essentiel de ses écrits n’ont en revanche jamais été publiés.

Sur les paroxysmes de la conquête coloniale en Afrique centrale:

  • Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, Paris, Gallimard, Folio bilingue, 1996.
  • Arsène Klobb, À la recherche de Voulet : sur les traces sanglantes de la Mission Afrique centrale, 1898-1899 / Colonel Klobb, Lieutenant Meynier, présentation de Chantal Ahounou, Paris, Cosmopole, 2001.
  • Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes, Les Arènes, Paris, 2007.
  • Adam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold. La terreur coloniale dans l’Etat du Congo 1884-1908, Tallandier, Paris, 2007.
  • Marc Wiltz, Il pleut des mains sur le Congo, Magellan, Paris, 2016.
  1. Je vous renvoie sur ce point au livre d’Adam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold, Paris, Tallandier, 2007, pour la dernière édition. []
  2. Lettre de Marchand à Liotard du 17 novembre 1896 in Revue française d’outre-mer 1965, nov 1965, p67. Document publié et analysé par Marc Michel. []
  3. Moïse Landeroin, Mission Congo-Nil [Texte imprimé] : mission Marchand : carnets de route, L’Harmattan, Paris – Montréal, 1996. []

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