C’était par une fin d’après-midi, aux derniers jours du mois d’août, où soufflait une légère brise : les grosses pluies étaient déjà tombées et l’automne s’annonçait dans le déclin de la saison. Deux hommes se dirigeaient vers la grève du Piave, à cheval. L’un d’eux, qui s’appelait Guido, fit un écart soudain, il s’enfonça le premier dans un petit bois de peupliers, puis dans une minuscule clairière surélevée et étrange. Enveloppée d’une végétation épaisse et confuse, parmi des vignes naines, des arbres fruitiers, d’autres peupliers et des saules, il y avait là comme une épave de maison, une genre de grange presque invisible, recouverte d’un gros mûrier tordu dressé là, devant elle. Sur ces quelques mètres carrés, l’atmosphère était étrange et heureuse : un petit Éden embaumé de sureau, où un vent léger et déjà frais virevoltait de concert avec de nombreux oiseaux : des merles et des moineaux, qui furent bientôt rejoints par un coucou et un pic. Dans l’air violet, ils dépassèrent ce lieu à l’enchantement étrange et pataugèrent à gué dans le fleuve translucide. J’étais le deuxième homme de cette histoire et je venais de décider que j’achèterais la grange.
Elle ne coûta pas très cher, presque rien, je la remis en fonction par de menus travaux, à Noël j’entrai chez moi entre des murs suintants d’humidité. Il y avait une cheminée pourtant, un âtre, un poêle à mazout aussi qui s’éteignait d’un coup sec pendant la nuit et remplissait la maison d’une fumée noire. Il neigea un peu le jour de Noël et des brebis passèrent lentement, comme à leur habitude. Le berger aux cheveux rouge feu était vêtu de feutre. Il entra et demanda de l’eau pour faire sa polenta, juste devant la maison. Ainsi passèrent les saisons et les années. Je restais toujours plus dans ce lieu qui réservait bien des surprises. Les abeilles vinrent faire leur nid dans une fenêtre à double battant, profitant de mon absence, elles se livrèrent ainsi derrière la vitre à mes observations d’entomologiste : elles y restèrent deux ans. La huppe arrivait en mai et elle aussi faisait son nid aux abords immédiats d’une lucarne à côté de mon lit, son bec tambourinait à deux mètres de là. Des grenouilles nocturnes, des chouettes et des lucioles occupaient le terrain chacune en leur saison. J’étais un homme seul qui vivait seul, à la fois heureux et malheureux comme c’est toujours le cas. Je vivais à Rome, mais je venais toujours plus souvent dans ce lieu enchanté où mes loisirs étaient peuplés de compagnies animales, jour et nuit.
À Rome je retrouvais des amis et une ville peuplée d’Éthiopiens, de Nubiens et d’Arabes de toutes sortes, comme au temps de l’Empire. Rien n’avait changé depuis ces lointaines années et l’institution la plus moderne n’était certainement pas la “république” italienne, mais l’Église catholique. La république italienne était une convention, l’Église italienne une réalité historique, avec ses délits et ses peines. Puis je retournais dans ma petite maison, qui appartenait à un village du nom de Salgareda, dans la région de Ponte di Piave. Comme je vivais toujours seul, j’avais du temps pour réfléchir : aussi je pensais à Vicence, ma ville natale, à ses environs immédiats. Si, comme disait Moravia, “j’appartenais profondément à la Vénétie”, pourquoi n’étais-je pas retourné ou ne retournais-je pas dans ma ville ? En y réfléchissant, je résolvais ce problème assez simple. Je n’avais pas de famille dans cette ville et qui plus est je l’avais pour ainsi dire “utilisée” dans quatre de mes livres. Je m’en souvenais aujourd’hui exactement comme on se souvient d’un rêve. Les grises colonnes palladiennes en longues et hautes rangées comme les arbres d’une forêt malaise, la place, le passé.
La guerre surtout, et des moments aux émotions puissantes : le gris des funérailles d’un chef de la Brigade noire sur le gris des colonnes, en janvier, onze personnes fusillées près d’un pont, et parmi eux un adolescent aux doigts brûlés de nicotine, les bombardements, la puissante solidarité humaine qui unit les misérables (nous l’étions tous), la pauvreté, la faim, le premier char américain et son étoile, et l’après, cet après si long qu’il se prolonge aujourd’hui encore. L’inutile sarabande de l’après.
Je réfléchissais à la beauté sublime de Capri, à la vie palpitante de New York, à la douceur de Paris, à Moscou la ténébreuse, à la poussiéreuse immensité de Pékin, à la beauté de la Méditerranée avec sa mer et ses côtes où glisse la voix des sirènes, et me demandais non sans trouble : qu’est-ce qui me rivait toujours plus fréquemment à cet arbre à mûres, à ces brumes, au Piave, aux montagnes alentours ? La Vénétie peut-être, la “terre maternelle” comme disait Moravia, ou plutôt le chant des grenouilles, les coups de becs et l’énorme hibou qui entra par la cheminée en portant avec lui un diabolique nuage de suie et deux immenses yeux jaunes et innocents ? Mises à part la bizarre et fantastique expression vénitienne et ses nombreuses “formes” dans les autres villes, comme Vicence, Vérone et Padoue, il n’y avait pas de civilisation en Vénétie. La “terre maternelle”, où j’habitais, était barbare et brutale, un résidu encore, un reste génétique et somatique des invasions du nord, avec des faces de Huns, de Finnois, de Mongols, dans un amalgame quelquefois digne d’un Picasso, de génétiques composées, dégénérées ou régénérées par le temps, les siècles, les millénaires. Ma Vicence néoclassique, la très belle Vérone romaine et romane, la Padoue de Galilée me revenaient en mémoire, les villes de la culture, Venise en tête. Mais ici, au bord du Piave, j’étais entouré d’une culture beaucoup plus ancienne : la “table rase” de l’herbe et son parfum à l’époque de la fauche, les grenouilles, la lumière reflétée par la lagune proche, le fleuve rapide et torrentiel qui laisse traîner, l’été, un gargouillis dans sa course, des eaux à la saveur et à l’odeur de torrent, les grenouilles, les scops et les coucous, et l’hiver les grandes étendues de neige sur les montagnes de Cortina, le crissement des skis sur le frais manteau, et les chamois surpris, aux muscles nerveux, qui semblent s’envoler à notre approche au sommet des rochers parmi pins et sapins.
Si la Méditerranée recèle des trésors cachés d’art et de culture comme les bronzes de Riace (qui semblent d’improbables créatures vivantes), dans cette terre de Vénétie vivaient pourtant avec leurs elfes et leurs kobolds les cultures nordiques et barbares, non plus méditerranéennes mais forestières, champignonneuses et moussues, gelées et embrumées, l’imagination d’Andersen et des frères Grimm, les steppes de Russie et ses synagogues. Une théorie de la civilisation difficile à démontrer sinon avec les pauvres moyens de l’art, comme l’a fait le poète Andrea Zanzotto et comme je l’ai fait moi-même dans quelques récits. Difficile à démontrer mais pourtant bien réelle, battue et brouillée par les brumes hivernales, par les silences gelés des pics neigeux, privés d’interlocuteurs culturels, dans les borborygmes de nos dialectes qui conservent bien peu de latin, de méditerranée, et s’accrochent plutôt aux hurlements et aux cris des envahisseurs, avec leurs casques à cornes et leurs longues barbes rousses, comme les cheveux de ce berger de Noël.
Je me demandais quelle culture pouvait lier la solennelle beauté des colonnes palladiennes, des briques et des arcades padouanes, des ponts véronais, de la scintillante Venise avec sa boucle de fer sur la pointe des gondoles et ses peintres, à l’énorme quantité d’usines petites ou grandes de la Vénétie, je ne trouvais qu’une seule explication possible : la force barbare de la terre, qui a produit le travail des champs jusqu’à hier et aujourd’hui produit le travail dans les usines. Mais mon art était nourri d’une force barbare, non d’une culture latine et méditerranéenne. Une autre invasion d’une certaine manière, du travail industriel plutôt qu’agricole.
Au fond la Vénétie a eu sa délivrance, et sa culture populaire, par le monde moderne, le monde de la production et de la consommation. Bien différente de cette Vénétie blanche, catholique, bigote, etc. qui sont les lieux communs de la politique ! La Vénétie était, et demeure, forte, barbare, et donc productive, et donc industrielle.
Son art, s’il naît sans aucun doute de la culture (il n’y a pas d’art sans culture) n’en puise pas moins, lui-aussi, dans la terre, ses racines, ses minéraux, son fonds de feu (Zanzotto encore).
Moi aussi, si je pense à la manière dont j’ai été conduit au pays que j’habite, avec ses fontaines d’eau sulfureuse et presque symbolique, je me perds dans un raisonnement prélogique, pour ne pas dire préhistorique. Si j’entends et parle le dialecte oxytonique de ces régions (comme je l’entends et le parle), je sens la dureté des récentes origines industrielles, c’est à dire de la première vraie culture populaire (on ne peut appeler ainsi, bien sûr, la culture catholique) de ces lieux. Personnellement je l’aime à ses origines, à ses sources : c’est-à-dire la terre, les brumes, la flore, la faune, les nuages et la guerre. Mais on le sait, ce dernier mot suffit à dire mon âge, mon temps et celui qui passe autour de moi, le saut culturel d’hier à aujourd’hui. L’Italie du Nord était agricole autrefois, elle est industrielle désormais. La Vénétie est sa main d’œuvre. On en revient aux kobolds et aux elfes, même s’ils sont mécanisés. Ou bien à ses mousses et à ses minéraux même s’ils sont poétiques.
« Veneto barbaro di muschi e nebbie », Corriere della sera, 1er juillet 1983. Traduit par Olivier Favier.
Pour aller plus loin:
- Le remède, c’est la pauvreté, par Goffredo Parise.
- La rubrique « L’Italie derrière la mémoire », sur ce site.
- De Goffredo Parise, on peut lire, de la même période I sillabari [Les Abécédaires] ainsi que les autres textes rassemblés sous le titre Veneto barbaro di muschi e nebbie [Vénétie barbare de mousses et de brumes].