En un peu moins de deux ans, le nombre des migrants présents sur la commune de Calais a été multiplié par dix. L’unique bidonville d’état, qui a remplacé à sept kilomètres du centre les différents camps et squats au printemps dernier, a atteint jusqu’à six mille habitants à l’automne. Depuis début juin, la moyenne est pratiquement d’un décès par semaine, la zone portuaire et les voies d’accès sont désormais hérissées de barrières et tout contact est coupé entre la population calaisienne et les candidats au passage vers l’Angleterre. À ces derniers s’ajoute une population d’exilés qui s’installent dans le camp car c’est l’un des rares lieux où ils sont « tolérés » sur le territoire français, sans même le désir de passer la frontière. Pour ces délaissés du « pays des droits de l’homme », aucun état d’urgence n’a été déclaré.
Battre la mort en vie
Adam s’interrompt et me regarde angoissé. « On m’a dit ici que l’hiver il fait si froid que les feuilles et les branches tombent, que les arbres se mettent à pleurer, et qu’ils deviennent blancs, comme la neige. Est-ce que ma peau aussi va changer de couleur ? » Soudanais du Darfour, arrivé il y a un mois et demi, Adam s’est donné jusqu’à fin décembre pour passer. Un quart de son parcours devrait suffire à lui valoir l’asile en France, mais il parle parfaitement anglais, et ce qu’il a vu ici ne lui donne guère confiance : un squat surpeuplé, un bidonville comme il n’en existe pas en Europe, les gaz de la police, une cinquantaine d’arrestations arbitraires quotidiennes pendant dix jours, les placements en centre de rétention avec quelquefois, Soudan compris, une expulsion à la clé. Alors il préfère me raconter les histoires de ses compatriotes qui, partis pour l’Australie, l’Angleterre ou les États-Unis, ont réussi à reprendre leurs études et sont devenus des sommités dans leur domaine. Adam est ce qu’on nommerait ici, s’il n’était pas qu’un migrant parmi d’autres, un jeune surdoué. À 19 ans, il n’est jamais allé à l’école, mais il lit Le Seigneur des anneaux dans le texte. Son sourire et ses mots sont ceux d’un jeune poète, alors je lui lis The laughing heart de Charles Bukowski.
« You can’t beat death / but you can beat death in life, sometimes »: ce sont ces vers qu’il retient, les plus forts du poème. Il vient d’achever un discours enflammé à un de ses amis, plus vieux que lui mais aussi, semble-t-il, beaucoup plus découragé : « L’Angleterre c’est ton but? Alors vas-y. Ne gâche pas ton temps à perdre, mec, prends ton temps pour gagner. » Nous sommes assis autour d’une table de fortune, où traînent quelques cartes à jouer, un briquet. De temps en temps, quelqu’un apporte du café ou du thé. « J’aime bien cet endroit, les arbres autour, c’est calme. »
Un monde à part
La new jungle, faut-il dire, a pris des airs de village. Ministre de l’intérieur et municipalité ont eu beau jeu d’évacuer les squats du centre-ville et de créer une sorte de sous-banlieue lointaine pour cette « richesse culturelle » que sont les réfugiés -la formule est de Natacha Bouchart, maire Les Républicains de Calais, qui n’en est plus à une contradiction près. L’état a par ailleurs méticuleusement clôturé la frontière pour le compte de l’Angleterre et fait venir 400 CRS pour encercler le bidonville. Le résultat est sans appel. La frontière est devenue infranchissable à moins de prendre des risques extrêmes ou de s’adjoindre les services coûteux d’un passeur et le nombre de migrants présents dans le purgatoire de Calais a été multiplié par dix en un peu moins de deux ans. Il y a un mois, la population s’élevait à quelques 6000 habitants, dont beaucoup ne cherchaient pas -ou plus- à traverser la Manche : ils n’avaient tout simplement pas d’autre lieu où aller. C’est le cas par exemple d’Abderrahmane, un Afghan d’une trentaine d’années qui est venu à pied jusqu’ici et dont la demande d’asile en France est en cours depuis six mois. Avec quelques amis, il a monté boutique à l’entrée du quartier éthiopien et il roule des cigarettes le jour durant, avec du tabac et des tubes achetés en Belgique. Il les vend à un euro les dix, mais ne sait pas comment soigner l’abcès dentaire qui le fait souffrir depuis plusieurs jours, malgré l’ordonnance du médecin qu’il ne peut pas lire, il ne parle que quelques mots d’anglais. Sa boutique est l’un des nombreux commerces, épiceries, restaurants, cafés, discothèques, qui sont apparus depuis l’été dans le bidonville d’état. Cette prolifération inquiète les associations qui dénoncent les dérives mafieuses, certains vendeurs ayant été invités à revendre leur emplacement sous la menace de petits patrons étrangers au camp, attirés par l’opportunité d’ouvrir ici, à peu de frais et sans taxes, une succursale à leurs magasins officiels de Lille ou de Paris. Il y a même un commerçant de Sheffield.
Depuis un mois, l’état a fait campagne pour qu’une partie des migrants partent de leur plein gré dans des « centres de répit », procédant par ailleurs à des rafles massives, à l’aveugle, pour des envois en centres de rétention. La population est ainsi redescendue à 4500 personnes, ce qui, en l’absence de solutions durables, n’est qu’un vulgaire pis-aller. Il suffit de marcher le matin depuis le camp sur la route de Gravelines ou la rue des Garennes -les deux voies qui mènent au centre-ville, à 7 kilomètres de là- pour croiser des nouveaux venus demandant leur chemin.
Les migrants dans l’insécurité
Quoi qu’il en soit la situation est devenue critique. Coincé entre l’autoroute et des riverains excédés, pour le plus grand plaisir des journaux télévisés, le bidonville est à 7 kilomètres du centre, assez pour couper tout contact avec la population et alimenter les fantasmes. Les infrastructures sont inexistantes, quelques robinets d’eau froide, quelques toilettes chimiques, quelques fragments de rue dans la lande que l’on a empierrés, le reste se changeant en une glaise épaisse et collante à la moindre pluie. Des groupes électrogènes alimentent les négoces et les rares locaux collectifs montés par quelques dizaines de militants vivant dans le camp. Les autres au mieux s’éclairent et se chauffent avec du bois, des réchauds à gaz, des bougies. Les incendies sont fréquents, comme celui du 13 novembre dernier qui, alors que se déroulaient les attentats de Paris, a ravagé 2500 mètres carrés, ou celui qui quelques jours plus tard, aura fait deux blessés. Le soir, il n’est pas rare que les jeunes mettent le feu à quelques vêtements, pour occuper les CRS. Quand les uns jouent au chat et à la souris, d’autres groupes tentent de pénétrer sur la rocade, de créer des bouchons susceptibles de leur donner accès aux camions. Certaines nuits tournent à l’affrontement, la police bombarde le camp à coups de grenades lacrymogènes, plongeant une bonne part de ses habitants dans une complète insomnie. On a compté plusieurs blessés graves ces dernières semaines au cours de ces nuits de tension, et le 4 décembre, Youssef, un Soudanais de 16 ans, a été tué sur l’autoroute, renversé par une voiture. Dans la nuit du 7 au 8, suite à une rixe, vers 4 heures du matin, un autre Soudanais est mort d’un coup de couteau. Son agresseur, ivre au moment des faits, ne s’est pas même rendu compte de la gravité de ses actes. Ce sont les vingt-deuxième et vingt-troisième morts depuis le début de l’année entre la France et l’Angleterre. Le triste record de l’année dernière est désormais battu. La plupart des décès sont le fait d’accidents qui frappent les nouveaux venus, moins conscients des dangers qu’ils encourent dans leurs efforts pour traverser la Manche. D’autres ressemblent à des actes suicidaires. Ces mois-ci quoi qu’il en soit, cette frontière tue comme jamais.
À cela s’ajoute, m’explique Philippe Wannesson du blog Passeurs d’hospitalités, une suite de neuf agressions de migrant isolé aux abords du camp selon un mode opératoire précis, méthodique, presque un rituel : une voiture noire ou grise s’arrête à la hauteur du marcheur, des hommes en descendent qui le passent à tabac sur place ou l’aspergent de gaz lacrymogène avant de le frapper dans le véhicule. À chaque fois, la victime est laissée pour morte au bord de la route. Les agresseurs sont bien plus organisés que ceux qui jusque là avaient été très vite arrêtés par la police. L’année dernière, l’hostilité contre les migrants avait donné lieu à la naissance d’un groupuscule d’extrême-droite, proche des mouvements identitaires, « Sauvons Calais ». Son jeune leader, qu’on peut voir au choix photographié avec Marine Le Pen ou torse nu arborant des tatouages explicites, avait bénéficié d’emblée d’une large couverture médiatique. Jugé peu présentable, ce mouvement s’est doublé d’une mobilisation plus large, aux allures plus modérées, « Les Calaisiens en colère », en lien ouvert cette fois avec des personnalités locales du Front national, et fort d’une centaine d’adhérents. Chaque jour, les bénévoles des associations qui travaillent dans le camp se font insulter sur leur route par les automobilistes. Le centre ville s’est fermé aux migrants : piscine et bibliothèque ont changé leur règlement intérieur pour leur en empêcher l’accès.
L’arrivée massive de CRS n’a fait que renforcer la réalité d’un état de siège, sans assurer la sécurité des migrants à l’intérieur comme à l’extérieur du bidonville. Non contente d’avoir changé camps et squats disséminés aux abords de la ville en une vaste zone de non-droit pratiquement hors de vue des habitants, la maire Natacha Bouchart en appelle désormais régulièrement à l’armée. À l’intérieur, les tensions intercommunautaires tournent parfois à l’affrontement, les clivages réapparaissent entre sunnites et chiites, passeurs, profiteurs et propagandistes imposent un contrôle diffus, insaisissable. Durant la campagne des élections régionales, sur la route qui mène aux centre-ville, les affiches de campagne pour Marine Le Pen prolifèrent. Personne n’ose plus les arracher.
Urgence humanitaire et « préjudice économique »
Le ministère de l’intérieur s’est quant à lui contenté de faire précéder l’existence du « sous-camp d’état », comme l’a nommé Pierre Henry, directeur de France terre d’asile, d’un centre d’accueil de jour géré par une association non spécialisée, La vie active, faisant elle-même appel à des sous-traitants. 2500 repas par jour y sont distribués, que les migrants doivent consommer debout, après avoir fait la queue pendant trois-quart d’heure sous des préaux battus par le vent. L’accès en est fermé aux visiteurs. Lors de la venue officielle d’un groupe de députés européens, la chargée de communication me prévient : « Vous ne pouvez photographier que la délégation, pas ce qui se passe ici. »
Le fonctionnement du Centre Jules Ferry interroge les membres des associations qui travaillent depuis longtemps à Calais, Salam et l’Auberge des migrants, qui se retrouvent à gérer la quasi totalité des besoins en l’absence ou presque de subventions publiques et un recours aux dons privés qui ne suffit pas à assurer le nécessaire. Les autorités, loin de leur favoriser l’accès au camp, verbalisent les véhicules contraints de se garer sur le chemin des Dunes. Médecins du monde et Médecins sans frontières ont uni les efforts pour faire face à une situation sanitaire désastreuse, ajoutant les services d’une psychologue et depuis quelques jours d’une antenne de Gynécologues sans frontières : jusque là, les femmes enceintes -une centaine sur les lieux- ne disposaient d’aucun suivi.
En compensation du « préjudice économique causé par le flux migratoire », la ville de Calais a reçu 50 millions d’euros, dont une partie ira au parc d’attraction « Heroic land », dont l’ouverture est prévue en 2019. Dans un café, j’entends une dame raconter que des policiers ont contrôlé des migrants sans billet dans le train. L’un d’eux avait 400 euros sur lui, avec lesquels, sans doute, il s’apprêtait à vivre plusieurs mois. « Vous vous rendez compte, s’exclame-t-elle, frauder quand on a une telle somme sur soi. Remarquez, les CRS, ils m’achètent beaucoup de pastis. Alors moi je me dis, comment ils vont contrôler notre alcoolémie avec tout ce qu’ils s’enfilent ? » Une pensée me traverse. Entre policiers, journalistes, militants et associations désormais, pour les supermarchés, la restauration et l’hôtellerie, la pleine saison dure toute l’année.
Gêner et réprimer
Face à l’urgence humanitaire, l’activité associative ne laisse guère de place aux questions juridiques et politiques, et la question du respect des droits de l’homme n’apparaît qu’à la marge. À Calais, ni la Cimade, ni le MRAP, ni la LDH ne sont présents. Soutiens spontanés et militants No Border, dont beaucoup viennent d’Angleterre ou d’autres pays d’Europe, sont accusés d’instiller la rébellion quand ils ne font que suivre les affrontements pour porter secours aux blessés et témoigner des violences policières, dès qu’il y en a. Ils ont de nouveau saisi le Défenseur des droits en mai, lequel n’a pas tardé à réagir. Ils créent surtout une solidarité quotidienne, matérielle et morale, en partageant le quotidien des migrants. Ils ont aussi monté un théâtre où chaque lundi par exemple sont projetés des films sous-titrés en arabe et en anglais. Ainsi les migrants ont-ils pu voir l’avant-dernier James Bond, et applaudir un plan large sur les richesses de la ville de Londres, dans un élan fort peu anticapitaliste. La semaine précédente, au premier baiser d’un autre film hollywoodien, beaucoup se sont mis à crier spontanément « Amore » -un souvenir sans doute de leur passage en Italie. Quels mots retiendront-ils de leur séjour en France ?
Quoi qu’il en soit, avant même l’état d’urgence, un jeune militant a été arrêté par des policiers en civil en plein centre-ville. Il a été assigné à résidence en attendant son procès après avoir refusé une comparution immédiate, sur la base d’un dossier inexistant.
Malgré ce climat délétère, les jeunes sont de plus en nombreux à venir proposer leur aide sur le camp. Beaucoup rejoignent le soir l’auberge de jeunesse, qui affiche complet tous les week-end, et propose un tarif réduit à ceux qui viennent en aide aux réfugiés.
Les rigueurs de l’hiver
À côté du centre d’accueil de jour, la Vie active héberge aussi quelques dizaines de femmes majeures. Les adolescentes isolées doivent mentir pour y accéder, seuls les mineurs accompagnés de leur mère y ont légalement accès. La maison du Jeune Réfugié, structure gérée par France terre d’asile pour les mineurs isolés étrangers, se trouve qui sait pourquoi à 50 km de Calais, à Saint-Omer. Pour ceux qui restent sur le camp -dont certains ont une douzaine d’années- il n’y a que des structures informelles pour sinon les accueillir, du moins veiller sur eux, ainsi du « Women and children center », une grande baraque installée au milieu du quartier afghan par Lizz, une ancienne pompière britannique à l’inépuisable énergie.
Avec l’hiver, 1500 places vont être installées dans un camp officiel, au milieu du bidonville. En cas de gel persistant, les autres devront rejoindre à trois-quart d’heures à pied un ancien frigo industriel. À effectifs constants, il n’y aura de toutes façons pas de places pour tout le monde. L’an dernier, le plan grand froid n’a été déclenché que durant les cinq jours où la température est descendue en-dessous de -5°, et lors des deux visites du premier ministre Manuel Valls.
La frontière, elle, est presque devenue hermétique. Les abords du port sont entièrement protégés par des murs surmontés de barbelés. La nuit des jeunes tentent encore de la franchir, sous la lumière jaune et violemment irréelle des réverbères illuminant parkings et voies d’accès. D’autres se dirigent désormais vers des points de passage réputés plus faciles, notamment aux environs de Dunkerque, où il y a quelques semaines, la population atteignait les 1800 personnes, soit trois fois plus qu’à Calais il y a deux ans. Les conditions de vie y sont encore pires, mais on a de fortes chances de passer la frontière en un ou deux mois.
Pour aller plus loin:
- La rubrique migrations de ce site.
- Le blog Passeurs d’hospitalités de Philippe Wannesson.
- Les sites de L’Auberge des migrants et de Salam, associations militantes à Calais.