Il est de ces musées anciens, aux parquets vieillis et aux fenêtres hautes, de ces moments élus où se ferme un voyage, l’impression qu’il nous laisse, un sentiment fuyant de beauté douloureuse, de pétrifiante nostalgie. Arrivant à Bergame, je visitai bientôt l’Académie Carrara, dans une fébrilité étrange où la sonorité des mots me servait de promesse.
À l’étage, je me trouvais au seuil de deux galeries distinctes. J’entrai dans la première, parce qu’elle portait aussi un beau nom mystérieux, Galleria Locchis. Tout au bout, cernés par l’oubli, figés en demi-cercle, dix-sept portraits guettaient le visiteur lassé. Je cherchais à savoir. Le peintre qui les avaient produits ne laissait guère de prise.
Giovan Battista Moroni naquit au début des années 1520, à Albino, près de Bergame. Il était, croyait-on, le fils d’un simple paysan. Longtemps on montra sa maison dans un petit village. On parlait de fresques qu’elle aurait abritées, qu’un visiteur mentionne vers 1880. Fatigués des curieux, les occupants du lieu les auraient recouvertes. La vérité, récente, vaut surtout par contraste : maître d’œuvre, son père fut assez ambitieux pour donner à son fils une bonne éducation, pour l’affilier ensuite à l’atelier d’un peintre, Moretto de Brescia. C’est chez lui qu’il apprit la peinture religieuse. Ce qu’il en fit plus tard suffit à le juger. On le vit sans grand art, sans lyrisme, sans imagination. La légende est très juste. Elle dit par métaphore les raisons d’un oubli. On le retrouve à Trente, plusieurs fois, jusqu’au début des années 1550. L’heure est à l’austérité des formes, aux modesties affichées. La tendance est profonde, elle remonte à Lotto, au tout début du siècle. De retour à Bergame, très protégé bien sûr, il entre dans l’Histoire. C’est un témoin majeur, on lui doit un portrait du chancelier français, Michel de l’Hospital, de notables liés à la puissance espagnole. Mais les troubles reviennent, la ville est sous pression, les factions se déchirent. Venise abat ses murs en 1561, les soutiens de l’Espagne sont contraints à l’exil. Et le peintre effrayé rentre au pays natal.
La gloire a disparu. Sa vie ne nous apparaît plus qu’en actes notariés, en signatures pâlies à valeur juridique. Ses tableaux s’assombrissent : des notables locaux, avocats ou tailleurs, qu’il définit parfois en indiquant leur âge, bien moins souvent leur nom. Vers la fin de sa vie, il s’expose à nouveau, reçoit commande d’un envoyé vénitien. Il meurt en 1578, dans sa ville natale, avant Pâques.
Il faut le reconnaître. Il est quant au portrait supérieur à Lotto, qui l’a sans aucun doute largement inspiré. Légende encore, le Titien refusa un client de Bergame pour qu’il s’adresse à lui. Dans la salle IX de la galleria Locchis, le second tableau sur la gauche en rentrant représente un jeune homme en habit noir, à la collerette étroite, aux cheveux courts, à la barbe élégante. Un nobliau sans doute, sans rien cependant qui puisse nous le prouver. Le sentiment suffit. À l’exception de la fraisette, qui souligne d’un v blanc l’austérité du visage, et montre l’influence de la mode espagnole, rien ne le clôt vraiment sur un siècle précis. On a parlé à son propos de « portrait édouardien », d’ « un chef d’œuvre d’élégance rigoureuse », sans qu’il ait fait l’objet d’une plus grande attention. La couleur a quasiment disparu, les règles utilisées sont celles, pourrait-on dire, du tirage photographique : entre le noir profond des boutons de l’habit et le blanc pur des œillets du jabot, tout se fait en nuance, ce qui ressort des gris s’apparente au virage. Le fond est sombre et neutre, faussement uniforme, il retient le pourpoint comme si le corps déjà aspirait au néant. La touche, qui apparaît de loin infiniment précise, se révèle au contraire estompée, allusive, sans limite. L’effet de réel est obtenu par des moyens inverses à ceux des peintres renaissants, ce ne sont plus le contour et la pureté du trait qu’il paraît rechercher, mais l’infinie variation des intensités lumineuses. Cette intuition, que Caravage appuiera de contrastes dans un esprit radicalement opposé, s’est révélée déjà dans la Dame à l’Hermine. On la retrouve vers 1535 dans le Portrait d’une jeune Dame du Parmesan. Mais Moroni est le premier à se fixer sur elle, à ne rien chercher d’autre pour révéler une âme, à refuser l’objet, l’attitude, la position symbolique.
Imaginons. Nous sommes en 1575, dans les dernières années de la vie du peintre. Loin des fastes de la ville et de ses trahisons politiques, le maître d’Albino fait le portrait d’un jeune homme. La Contre-réforme ici, dans la froide austérité d’un paysage de montagnes, dans l’air vif ou brumeux qui porte à la rigueur morale comme à l’oubli des temps, n’a rien des séductions maniéristes. Le col haut serré surmonté d’un jabot, que l’italien, plus juste, aura nommé gorgiera, condamne à la prestance. La tête est haute et droite, et les yeux qui nous fixent, où la crainte et le désir s’estompent pour laisser place à une mélancolie distante et souriante, sont aussi ceux du peintre, tels qu’on peut les voir, sans doute, dix ans auparavant, au bas d’une Dernière Cène, et comme absents alors de ce qu’ils témoignaient. Ce regard est sans âge, et le peintre dépourvu d’imagination que Vasari et d’autres ignorèrent sans remords, nous dit à travers lui ce que les vanités faillirent à démontrer. Que notre imaginaire est autre, que la vie et l’Histoire exigent que l’on s’écarte un peu. Que l’on oublie un temps événements et symboles.
Tous les secrets du temps sont clos dans la lumière.
En sortant du musée, derrière nous, comme un dragon lové aux premiers contreforts des Alpes, se dresse la ville haute, étrange mêlée de soleil et de brume, aux aplats de murs jaunes et de vert frémissant. C’est encore l’Italie, bien sûr, en ce qu’elle vit Byzance, mais plus froide et plus grise, calviniste peut-être. On l’approche en silence, en impatience heurtée de terreur enfantine. Elle ne se donne à nous qu’en jeu de labyrinthes, en chemins de pierres rêches entre des murs aveugles, en tableaux d’Ottone Rosai. L’ascension se poursuit, et l’autre vie soudain n’est plus que menaçante.
été 2003
Pour aller plus loin:
- Mina Gregori, Giovan Battista Moroni (1520 – 1578), Catalogo della Mostra, Bergamo, 1979
- Simone Facchinetti (a cura di), Giovann Battista Moroni, lo sguardo sulla realtà, 1560-1579, Catalogo della Mostra, Silvana editoriale, Cinisello Balsamo, 2004.
- Exposition Giovanni Battista Moroni, Royal Academy of Arts, à Londres (décembre 2014 – janvier 2015).