Les réfugiés syriens de la Porte de Saint-Ouen (2), par Olivier Favier.

 
C’est un lieu qu’on peine à définir, vingt mètres par trois d’herbe rare s’achevant sur un talus et quelques places de parking, coincée entre la bretelle d’accès au périphérique et une voie à sens unique, sans trottoir, qu’empruntent à intervalles réguliers des bus Paris-banlieue stationnant au carrefour : le seul indicateur du temps qui passe dans un va-et-vient d’automobiles anonymes entrant et sortant du tunnel et un décor de tours d’hôtels standardisés.

Dans cette fin d’après-midi un peu grise, deux femmes ralentissent pourtant avant de s’engager sur l’autoroute, alors que nous venons à peine d’arriver. L’une d’elles se penche à la fenêtre : « Pensez aux Français qui sont dans la misère, c’est important ! » La voiture redémarre, le temps pour nous de croiser un regard plein de haine, et de garder pour quelques heures l’impression urticante qu’une main inconnue vous a jeté quelque chose de poisseux au visage.

Un groupe d’hommes jeunes et d’adolescents vient à notre rencontre, passant les barrières de protection qui bordent ce semblant de terrain vague depuis plus de deux mois désormais. Nous n’en franchirons les limites qu’à leur invitation, non par crainte, mais pour bien souligner, symboliquement, que c’est nous aujourd’hui qui leur rendons visite. Ici au moins, dans cet endroit où personne d’ordinaire n’aurait l’idée de marcher et encore moins de s’asseoir, ils sont un peu chez eux.

Certains parlent plusieurs langues étrangères, mais l’aide de Mohamed Majidi, directeur d’agence à France terre d’asile, n’en est pas moins précieuse. Il engage la conversation en arabe, son talent fait le reste, et la confiance s’installe aussitôt. Des bribes de récits nous arrivent. Tarek, 39 ans, est même assez prolixe. Il a quitté la Syrie en 2011 -il faisait partie des manifestants du printemps syrien et il s’est senti menacé. Avant la guerre, il tenait un magasin de vêtements, et il allait régulièrement faire provision en Turquie comme à Alep. Ses amis complètent son récit, plaisantant de son insatiable appétit -frustré si l’on en croit sa maigreur. Nous apprenons que son grand-père a été un révolutionnaire célèbre, au temps glorieux de l’indépendance. Cela aussi lui a fait des problèmes, dans l’autre camp cette fois. Il s’est d’abord rendu en l’Algérie, où pour lui tout était plus simple. Là-bas, il arrivait à trouver un logement et de petits boulots. Mais son passeport a expiré. Dans l’impossibilité évidente de le renouveler, il a dû traverser la frontière marocaine, puis rejoindre l’Espagne par Melilla, où ses empreintes ont été enregistrées électroniquement sur le fichier Eurodac. Le voilà placé désormais sous le régime de la convention de Dublin. Peu après son passage, nous explique-t-il, il y a eu un afflux plus important de réfugiés syriens, et les autorités se sont contentées de relever les empreintes sur papier. Pour ces derniers, la procédure du droit d’asile sera sans doute moins compliquée.

Près de lui, un homme d’une trentaine d’années, qui ne veut pas dire son prénom, demande un rendez-vous à Mohamed Majidi. Ses besoins ne sont pas seulement administratifs. Sa famille a été tuée dans la guerre, lui a-t-il déjà expliqué lors d’un échange précédent. Je regarde sa main qu’il garde nerveusement contre son cœur, et la petite étoile qui y est tatouée. Parmi ces jeunes qui nous parlent, certains sont là depuis quelques semaines, d’autres depuis plusieurs mois. Beaucoup sont méfiants à l’idée de se rendre au bureau de France Terre d’asile, qui gère les cas des adultes isolés, ou dans celui de la Cafda, qui accueille les familles. Une rumeur aussi persistante qu’infondée leur fait craindre une confiscation du passeport.

Un homme passe, dépose de la nourriture sans s’arrêter. Il ne veut pas nous parler. « Je le vois régulièrement, m’explique Mohamed Majidi, sans doute est-il l’envoyé d’une mosquée. » Un autre s’arrête, vitupérant à l’encontre des migrants qui, accuse-t-il, ne prendraient pas soin des lieux. Il désigne un bout d’asphalte désespérément vide du moindre papier. « Je suis algérien, eux et moi c’est pareil, mais qu’ils rentrent chez eux, qu’ils aillent tuer Bachar El-Assad. » Puis il s’en va en maugréant. Deux minutes plus tôt, tous m’ont assuré qu’ils ne craignaient rien ici, qu’ils se sentaient en sécurité, qu’en fait les rares passants ne s’approchaient jamais d’eux. Derrière les barrières, des femmes sont assises et des enfants jouent. « Il y a même des bébés qui sont nés ici » commente un jeune, avec le ton légèrement fébrile de celui qui annonce un exploit.

Nous pénétrons dans l’enceinte. Une famille nous interpelle. Un homme d’une cinquantaine d’années, lourdement mutilé, demande à ce qu’on ne le prenne pas en photo. « Des journalistes sont venus, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, ils nous ont photographiés ou filmés à notre insu, les images ont circulé et les hommes de Bachar El-Assad ont confisqué ma maison et celle de mon frère. » Il nous montre l’image d’un bel immeuble sur son téléphone portable. « J’avais de l’argent, je vivais très bien, je voyageais beaucoup. » Dans un français courant, il énumère ses déplacements en Europe en feuilletant son passeport, visas à l’appui. « J’étais venu ici avec ma famille pour quelques mois, le temps que tout s’apaise. Maintenant on est coincés, on a tout perdu à cause des journalistes. Et puis il y a les agents de Bachar, ils passent de temps en temps et nous accusent d’avoir vendu notre pays. »  Son épouse renchérit. Mohamed Majidi se retourne vers moi, cherchant soudain ses mots: « Des membres de sa famille ont été… comment dit-on déjà… on leur a enlevé la peau… » J’acquiesce et finis par répondre : « Écorchés. »

Entre eux deux, un vieil homme est assis, un dentiste à la retraite de 76 ans. Il sort de sa poche un pulvérisateur de ventoline et une plaquette de médicaments pour le cœur. Nous partons, il sourit, nous serre la main chaleureusement. Deux jeunes veulent une photographie, ils posent autour d’un narguilé dans ce décor étrange, qu’ils essaient d’adoucir par des nuages de fumée. Je m’applique, sachant déjà que l’image restera dans mes archives, comme une rêveuse et insolite invitation au voyage. Je leur serre la main. La petite fille qui les accompagne me prend la main à son tour, me gratifiant d’un mot étrange, presque incongru, le dernier qu’on voudrait lui apprendre dans un tel délaissement : merci.

4 septembre 2014

 

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