Au matin du 22 août 2014, passé le pont de Breuvanne, la brume était légère sur la route qui mène du village de Rossignol à la belle forêt de Neufchâteau. Rien de comparable, à ce qu’on peut en lire, avec l’épais brouillard qui, un siècle plus tôt, avait recouvert la région durant plusieurs heures, comme si le soleil ne devait jamais se lever.
La veille déjà, un vendredi, une éclipse totale de soleil s’était produite vers midi, suivie d’un violent orage, interdisant toute reconnaissance aérienne. Le jeudi soir, l’ordre avait été donné par le général Joffre, chef d’état-major des armées, de porter enfin la grande offensive au centre, sur un front de quarante kilomètres, dans le Luxembourg belge : « L’ennemi sera attaqué partout où on le rencontrera. »
Cette consigne malheureuse a marqué les mémoires. Elle a conforté le mythe de « l’offensive à outrance » et de la « furia francese », comme celui de l’inconséquence du général Joffre. La réalité est évidemment plus complexe. Le 22 août 1914, journée la plus meurtrière de l’Histoire de France, n’a en effet été étudiée que très récemment. En partie du moins, les raisons de la défaite et de l’oubli se confondent. Mais la tragédie militaire cache aussi les souffrances d’une région martyre. À défaut d’émulation historique, les tourments des civils auront été pendant un siècle de puissants vecteurs de mémoire.
La tragédie de Rossignol
Quand, à 7h du matin, l’avant-garde de la troisième division coloniale se heurte dans les bois à l’infanterie allemande, la défaite est déjà consommée. Surpris en ordre de marche, assaillis de part et d’autre par un ennemi deux fois supérieur en nombre, qui a tôt fait de déployer son artillerie pour bombarder Rossignol, les 16 000 hommes du général Raffenel sont promis au massacre.
Cet officier de 58 ans est un parfait représentant d’une armée française rigidement hiérarchisée : ancien du Tonkin, il rentre en métropole à l’âge mûr où l’attend une vie paisible de garnison. Ses talents de bon administrateur lui assurent une carrière régulière. Devenu général, il est mis à la tête d’une division d’élite de la Coloniale en juin 1914, après vingt ans loin de ces troupes « aventureuses », rompues à la « petite guerre ».
En ce 22 août, le général Raffenel a pour mission de rejoindre Neufchâteau avant le soir, à une quinzaine de kilomètres au nord. Pressé d’aller au but, il ne fait aucun cas d’une possible présence ennemie. Quant à l’état-major du Corps d’armée, il ne lui a pas signalé les troupes allemandes aperçues l’avant-veille. Lorsque la cavalerie essuie les premiers tirs allemands, une brigade est lancée en deux vagues successives vers la forêt, où elle est anéantie. Le régiment d’artillerie divisionnaire où meurt le jeune écrivain Ernest Psichari, le petit-fils de Renan, ne parvient pas à se déployer. Bien au contraire, il gêne considérablement les manœuvres de l’arrière-garde. Le pont de Breuvanne est détruit, la division encerclée. Le général Raffenel est coupé de son état-major, qui en profite pour s’enfuir. Plongé dans l’hébétude, le vieux militaire disparaît à son tour en milieu d’après-midi. Un capitaine français le retrouvera au soir, tué d’une balle dans la tête à quelques mètres de la rivière. Peut-être se sera-t-il suicidé.
Ce « combat de rencontre », comme on l’appelle encore, est l’épicentre du plus vaste engagement de toute la première guerre mondiale. Le même jour, les Allemands mènent une offensive de moindre ampleur, sans être mieux informés des manœuvres adverses. Quoi qu’il en soit, les lignes se sont brusquement rapprochées et des combats éclatent tout au long d’un front qui s’étend de Mons à Belfort, sur près de 600 km.
À Rossignol, ce sont 7 000 soldats français qui meurent dans la journée, 17 000 pour les quinze batailles livrées dans le Luxembourg belge, 25 000 sur l’ensemble des combats. Ce record macabre n’a jamais été dépassé depuis dans l’Histoire de France. Si l’état-major français ne prend pas le soir-même la mesure du désastre, les nouvelles qui affluent le lendemain sauront l’en aviser.
Du côté allemand en revanche, on bivouaque parmi les cadavres, que les civils vont enfouir à la hâte. Bien que très inférieures, les pertes sont si considérables qu’on peine à crier victoire. L’offensive ne reprendra que deux jours plus tard.
Un lieu d’oubli
Avant les recherches de Jean-Claude Delhez -et la publication de deux gros volumes en 2011 et 20121 – cet épisode majeur de la Bataille des frontières, connu en France sous le nom de « Bataille des Ardennes » et en Allemagne sous ceux de « batailles de Longwy et de Neufchâteau », n’a jamais été réellement étudié.
Il y a eu, bien sûr, après-guerre, les récits plus ou moins objectifs de quelques officiers supérieurs, mais on s’est longtemps contenté pour le reste des estimations données en 1970 par Henry Contamine2 : 27 000 morts en une journée, dans une bataille perçue comme le simple prélude d’une Victoire de la Marne infiniment plus épique, du point de vue français cela s’entend.
Le fait est d’autant plus surprenant qu’il s’agit de la seule grande offensive de l’armée française en août 1914, une mise en œuvre du plan XVII qui intervient alors que la mobilisation du 2 août est arrivée à son terme. Pour Jean-Claude Delhez, c’est aussi une des trois batailles décisives du conflit sur le front franco-allemand. Le 24 août en effet, les troupes françaises qui ont définitivement quitté la Belgique entament un repli général. Elles laissent l’acier lorrain à un adversaire dès lors capable de soutenir un long effort de guerre. La bataille défensive de la Marne en septembre rétablira l’équilibre en sauvant Paris et le gouvernement français d’une probable capitulation.
Par la suite, ni la guerre de tranchées ni la démesure inutile de Verdun, de la Somme et du Chemin des Dames n’auront de réelles conséquences stratégiques. Il faudra attendre l’été 1918 pour voir reprendre la guerre de mouvement et avec elle un terrible tribut en vies humaines. Une chose est sûre : si le nombre des tués avait dû se maintenir au niveau des deux premiers mois du conflit -180 000 Français, soit 15% des pertes des quatre années de guerre- le combat aurait bientôt cessé faute de combattants.
La mémoire fait aussi défaut sur une large partie du territoire national. Le 22 août 1914, les troupes d’Albert 1er, concentrées à Namur et en direction d’Anvers, n’ont pas été associées à l’offensive. Les commémorations du centenaire à Bruxelles ont ainsi fait peu de cas du Luxembourg belge, au grand dam des populations locales pour lesquelles le souvenir est encore très vif.
Le Luxembourg est la plus grande et la moins peuplée des provinces du Royaume. Au recensement de 1900, on y compte à peine 220 000 habitants. En ce samedi sanglant, il y a plus de soldats français ou allemands que de civils sur son territoire, et la population va payer cher ce choc entre puissances étrangères. La neutralité belge a été violée par l’Allemagne le 4 août. Une affiche de 1914 en témoigne, actuellement présentée au Musée Gaumais3 : un dessin de James Thiriac montre un coq et un aigle pareillement noirs se défiant au-dessus de maisons enflammées.
Si la guerre de mouvement a laissé peu de traces dans le paysage –les murs encore rougis par les flammes de l’église d’Èthe, quelques obus fichés dans celle de Rossignol- elle a profondément marqué les cœurs. À 90 ans, Jean Dauphin, cofondateur et actuel président du Musée de la Bataille des Frontières en Gaume, continue d’en témoigner. Depuis 45 ans, cet ancien instituteur transmet avec sagesse la mémoire des civils fusillés en août 1914. Mais il a fallu attendre 2005, avec la publication en France du livre de deux historiens irlandais, John Horne et Alan Kramer4, pour que « la vérité sur les atrocités allemandes » ne soit plus seulement portée par les descendants et les proches des victimes, c’est-à-dire souvent déformée par le ressentiment et la perpétuation de rumeurs populaires. Et ce n’est qu’en 2001 à Dinant, et en 2013 à Arlon pour la province du Luxembourg, que les représentants des autorités allemandes ont enfin présenté des excuses officielles, ouvrant la voie à une mémoire apaisée.
Les paradoxes du Centenaire
Le centenaire a d’abord été l’occasion de réparer de sévères lacunes historiographiques. En 2013, Jean-Claude Delhez a publié chez Economica une synthèse définitive sur la journée du 22 août 2014. Un autre ouvrage, signé Jean-Michel Steg et préfacé par Stéphane Audoin-Rouzeau, est paru chez Fayard5.
Sur la mémoire des exactions, André Dartevelle a réalisé cette année le documentaire Trois journées d’août 1914 : la première partie porte sur le massacre à Dinant de 700 civils les 23, 24 et 25 août 1914, le second, « Les villages contre l’oubli », sur ceux qui ont suivi les « combats » du 22 août 1914 en Gaume.
À l’heure des commémorations, les tombes françaises du cimetière de Laclaireau sont fleuries par les habitants d’Èthe. Pour le centenaire, des fiches ont été placées sur les croix, qui disent ce qu’on sait des soldats -leur taille, leur métier, leur famille. Malgré un travail lancé il y a dix ans pour corriger les noms mal orthographiés, pour rechercher les parents dans les villes et les villages de France, les inconnus restent nombreux. Au cimetière du plateau qui surplombe Rossignol, une tombe rassemble 1271 anonymes. Au cimetière d’Houdrigny, la plupart des morts n’ont pu être identifiés : dans la hâte, tandis que les hommes creusaient les tombes, les femmes ont cousu des sacs où elles ont rassemblé pêle-mêle effets personnels et plaques d’identité.
Comme chaque année, une messe en plein air a eu lieu en souvenir des 282 civils exécutés à Èthe et Latour les 22, 23 et 24 août 1914. Elle a été donnée cette fois par un abbé récemment arrivé du Congo. Ses paroles de paix -évoquant l’atrocité des conflits d’hier et d’aujourd’hui- ont contrasté avec les mots de rancœur et de rage qu’on pouvait encore entendre il y a peu. Dans l’ancien cimetière civil d’Èthe, nombreuses sont les tombes de fusillés où l’on maudit « la barbarie allemande ». À l’occasion du centenaire, un habitant du lieu a de sa propre initiative déposé de petites croix de bois sur chacune d’elle. Le village comptait alors 290 habitants.
Les dernières commémorations ont été accompagnées par des figurants vêtus d’uniformes français, une pratique souvent perçue comme folklorique, peu conforme à la dignité du souvenir. Une nouvelle stèle a été déposée sous le « pont du 14ème Hussards » en l’honneur du Lieutenant-Colonel de Hautecloque, oncle du général Leclerc. À la bataille d’Èthe, le 22 août, cet officier mena depuis cette position une suite d’actions spectaculaires et inutiles. Sa véhémence lui coûta la vie, ainsi qu’à des centaines de hussards, dont son fils de18 ans. Sur la plaque on peut lire l’une de ses dernières phrases : « De toutes les fautes que peut commettre un chef de cavalerie à la guerre, une seule est infamante : L’INACTION. » La venue d’un représentant du Roi et du gouverneur de la Province a fait de cet hommage à la « Furia francese » un événement majeur des commémorations.
Dans les initiatives locales en revanche, on a fait toute leur place à la paix et à la réconciliation. C’est ainsi qu’au pied du monument aux victimes civiles d’Ansart, à quelques kilomètres de Rossignol, après la déchirante litanie des morts pour rien, on a pu entendre l’hymne européen, dans le frais crépuscule du 22 août 2014.
PS: Je remercie Daniel Labran, parfait connaisseur de la mémoire locale, pour m’avoir guidé et accompagné dans ma découverte du 22 août 1914 en Gaume.
Quelques chiffres: Les pertes militaires françaises du 22 août 1914 : à Rossignol, il meurt autant de soldats français qu’à la bataille de Waterloo -pour un effectif bien moindre. Sur l’ensemble du front, le nombre de tués est comparable à celui des huit années de la Guerre d’Algérie. En 1905, durant la guerre russo-japonaise, la bataille de Moukden avait été perçue par quelques journalistes et militaires avisés comme la plus meurtrière de tous les temps. Les pertes s’élevèrent en trois semaines à quelques 170 000 hommes, tués, blessés, disparus et prisonniers Quelques jours après le 22 août 1914, la Bataille de la Marne allait causer la mise hors de combat de plus d’un demi-million de soldats allemands, français et britanniques en une semaine.
Pour aller plus loin :
- Entretien avec Jean-Claude Delhez, 22 août 1914, le jour le plus sanglant de l’Histoire de France.
- Trois jours d’août 1914, un film d’André Dartevelle (2014).
- Sur les commémorations du centenaire du 22 août 1914 en Belgique, on regardera avec intérêt la série de 12 documentaires diffusés du 30 mai au 15 août 2014 sur Tv Lux, sous le titre « Un jour en enfer ». On consultera aussi – ici en pdf – l’excellent guide illustré réalisé pour l’occasion, ainsi que l’agenda des manifestations.
- Le musée d’histoire militaire de Latour dédié à la Bataille des Frontières. Jusqu’au 30 novembre 2014, 70 œuvres de Nestor Outer sont présentées au musée Gaumais de Virton.
- Jean-Claude Delhez, Le jour de deuil de l’armée française (2 volumes), Thonne-la-Long, chez l’auteur, 2011 et 2012. [↩]
- Henry Contamine, La victoire de la Marne. 9 septembre 1914, Paris, Gallimard, 1970. [↩]
- « Larmes de guerre », Musée Gaumais de Virton, du 28 juin au 14 novembre 2014. L’exposition présente entre autres choses une soixantaine d’œuvres de l’aquarelliste de guerre Nestor Outer. [↩]
- John Horne et Alan Kramer, 1914 : les atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2011 (première édition française en 2005). [↩]
- Jean-Claude Delhez, La bataille des frontières, Joffre attaque au centre 22-26 août 1914, Paris , Economica, coll. « Campagnes & stratégies » (no 106), 2013. Jean-Michel Steg, Le jour le plus meurtrier de l’histoire de France, 22 août 1914, Paris, Fayard, 2013. [↩]