L’Érythrée, rouge et invisible, entretien avec Léonard Vincent.

 

L’Érythrée est un pays qui ne ressemble à aucun autre, le seul qui ait lutté trente ans pour revenir aux frontières du colonisateur. Son nom lui-même est un mot d’érudit. Carlo Dossi, grand écrivain et diariste baudelairien, l’a soufflé à Francesco Crispi, un ancien garibaldien d’extrême-gauche devenu premier ministre, et du même coup conservateur, colonialiste et “gallophobe”: mauvais présage.

Érythrée… “rouge” donc, en grec ancien, comme la mer qui le borde, et comme son premier et jusqu’ici unique président, Issayas Afeworki. Depuis 1991, l’indépendance obtenue, le pays s’est changé en une autre Corée du Nord, que le monde continue d’ignorer. Qu’à cela ne tienne, à l’automne 2012, Issayas Afeworki semble revenu aux sources du maoïsme, comme un dernier honneur dû à son foie malade et à sa folie vieillissante. La joie de descendre.

En 1890, les frontières de l’Érythrée naissante sont celles de la première colonie italienne. Un premier comptoir s’est ouvert vingt-et-un ans plus tôt, l’année où est percé le canal de Suez. Sur le haut plateau, les conquérants créent une capitale, Asmara, en 1897. D’elle, on dira bientôt qu’elle est mieux éclairée que Rome. Ce n’est pas, malgré la légende, que les colons italiens s’y comportent en braves gens. Mais l’architecture moderniste y fait des prouesses toujours visibles. Nombreux sont ceux qui, loin de tout prurit colonial, rêvent encore aujourd’hui de cette rencontre improbable entre un berceau de la culture européenne et ce littoral oublié de la Corne de l’Afrique. Avec ou sans l’Italie, et depuis trop longtemps, se conjuguent ici à l’état brut le malheur et la beauté.

Léonard Vincent est écrivain et journaliste. Il n’est jamais allé en Érythrée. Dans ses années à Reporters Sans Frontières, il a pu rencontrer nombre d’Érythréens. Ils sont un million aujourd’hui à avoir fui un pays qui doit en compter cinq. De ces rencontres, et des cauchemars qu’elles ont fait naître en lui, est né un livre publié en janvier 2012, trop rare exemple en France de ce que peut nous offrir le reportage littéraire.

Olivier Favier: Dès les premières pages de votre livre, on se sent porté par un paradoxe, le même sans doute qui vous a poussé à l’écrire. Rien ne vous prédestinait à vous lier de cette manière à ce pays devenu invisible, et pour autant s’est joué quelque chose qui va bien au-delà du simple désir, au demeurant salutaire, de témoigner d’une absolue tragédie.

Léonard Vincent: Rien ne prédestine jamais à rien, c’est vrai. Et le paradoxe dont vous parlez est aussi le mien. Pour tenter de l’éclairer, je dois donc faire quelques aveux, de manière à faire comprendre ce qui a fait naître mon livre et à répéter, une fois de plus, combien le réel a horreur de la simplicité.

D’abord, l’entreprise à laquelle je me suis attaché, sans argent, sans calendrier et sans éditeur, est-elle le fruit d’une décision morale, face à cette «absolue tragédie» dont vous parlez et dans laquelle l’Érythrée contemporaine est enferrée? Écartons tout de suite cette idée. On pourrait croire, comme beaucoup l’ont cru, que Les Érythréens est une conséquence logique, la suite d’un combat, la queue de comète de mon «engagement» ou de mes «valeurs», acquises dans la pratique quotidienne du journalisme, puis comme cadre d’une association militante. Ce serait trop simple. Si c’était cela, ce serait même irréel: qui agit purement par moralité? Même les saints ont leurs doutes et leurs dérangements. Non, s’il y a bien entendu une dimension éthique dans ce travail, sa fondation tient sur bien autre chose.

Je crois que, comme tout travail un peu sérieux, il s’agit d’abord de l’étape d’un voyage que j’ai entamé voici quarante-trois ans maintenant et que, lorsqu’il sera terminé, on appellera ma vie. Cela peut sembler un peu égocentrique, mais tant pis. Je ne serais pas honnête si je ne disais pas que c’est ainsi que je l’ai conçu. Pour les œuvres humaines, j’en suis resté depuis longtemps à cette saillie géniale de Nietzsche, que j’ai mise en épigraphe de mon prochain livre : «Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des appareils d’objectivation et d’enregistrement sans entrailles, — il nous faut constamment enfanter nos pensées du fond de nos douleurs et les pourvoir maternellement de tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de désir, de passion, de tourment, de conscience, de destin, de fatalité.»

Enfant, je passais mes journées à regarder par la fenêtre de ma chambre, dans la grande maison donnant sur la triste campagne d’Ile-de-France où nous avons habité, ma famille et moi, pendant plusieurs années. Je voulais être marin. Je rêvais chaque minute de chaque jour de jeter mon sac sur mon épaule et d’embarquer sur un quelconque cargo pour les mers du Sud. Pour me faire plaisir, mes parents m’achetaient des accessoires de marine, hublots, pavillons, cartes. Ma première lecture, ce fut Moby Dick et, comme le héros de Melville, je répétais tous les soirs dans mon lit la prière envoûtante, intraduisible et sublime qui ouvre ce chef d’œuvre de la littérature : «Call me Ishmael.» Puis j’ai découvert le journalisme, ou plutôt ce qu’il était dans les années 80: une chance de travail pour ces inadaptés de la France de Giscard, ne sachant rien d’autre qu’écrire et se faire oublier. J’ai voulu faire cela, me disant que le monde, le lointain, le tout-autre, avait quelque chose à nous dire. Que l’on se grandissait soi-même en ajoutant de la complexité à la confusion, que l’on comprenait mieux le réel en s’en évadant. C’était un peu mon «dérèglement de tous les sens».

Après mon arrivée à Reporters sans frontières, en 2004, lorsque j’ai découvert l’Érythrée et ses luttes, j’ai donc eu la certitude immédiate, intuitive, d’avoir découvert une Terra Incognita, une de ces contrées inexplorées dont je rêvais naguère. On n’en parlait nulle part, personne ne savait répondre à mes questions. Le non-lieu absolu, invisible en effet, la véritable u-topie, la terre rouge oubliée de tous sauf de ses enfants! Je regardais les photographies des prisonniers de septembre 2001 que mon prédécesseur avait insérées dans les dossiers qu’il m’avait laissés. Ces hommes avaient de drôles de visages, des noms poétiques, des destins courts et aventureux, fauchés en plein élan. Une géographie de l’inconnu s’est mise en place. L’amitié m’a saisi. Puis de cette rêverie initiale, au fur et à mesure que je rencontrais les familles des détenus, les évadés récents, les anciens torturés, les complices du dictateur, le réel m’est apparu, dans sa lourdeur, son côté sordide, ses déchirures, en bref dans sa substantialité. C’était trop tard, je faisais partie de la famille. J’avais senti l’Érythrée me faire du mal à moi aussi, à mon tour. J’étais dans l’histoire. J’ai quitté RSF pour plusieurs raisons, mais aussi pour me lancer sur la mer ou dans le désert, à mon tour, comme mes amis Érythréens. C’est ce parcours que j’ai voulu refaire, grâce à l’écriture, car au fond je n’avais rien d’autre à dire sur «l’Érythrée». C’est sans doute cela, cette tension-là, le «paradoxe» dont vous parlez.

J’ai répété partout et sur tous les tons que je n’étais ni un chercheur ni un érudit, ni non plus un globe-trotteur virtuose, un avocat humanitaire ou un défenseur de la veuve et de l’orphelin, dont l’Érythrée ne manque pourtant pas. Je me suis retrouvé embarqué dans une aventure, avec un peu d’inconscience, pas mal d’idéalisme et d’audace, voilà tout. Ce qui résume le mieux Les Érythréens, je crois, est donc la dernière phrase : «Ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu, je l’ai dit». Ce devrait être le leitmotiv de tout journaliste, me semble-t-il.

Il reste que je n’ai pas écrit une suite d’articles ou de tribunes, ni réalisé un documentaire. Ce «reportage littéraire», comme vous le qualifiez si bien, est d’abord un livre. C’est la subversion même, dans un monde digitalisé, dématérialisé, d’abord. Et ensuite c’est une forme fermée, imposant une intimité, une relation personnelle, comme une espèce de confessionnal païen, qui convenait parfaitement à mon désir. «Call me Ishmael…» Le récit, les sensations, les informations, les chiffres, les digressions, les explications, le ressentiment, le conte, la fatigue, le rire, les aveux y tiennent une place égale.

Pour résumer et conclure cette trop longue réponse, je crois au fond que, d’un point de vue professionnel d’une part, Les Érythréens est une introspection et l’aveu d’une impuissance qui n’est résolument pas moderne: le journalisme ne peut rien, les médias sont des théâtres, des simulacres de la réalité humaine, et il est important qu’on l’assume et que l’on s’en tienne là. Le témoignage est aussi littéralement «inutile», mais aussi indispensable à une vie libre et digne qu’une œuvre d’art. D’un point de vue personnel d’autre part, c’est un épisode important dans un parcours d’homme qui cherche depuis toujours à concilier la rêverie et l’expérience, à éprouver le rêve et à rêver le réel. J’ai été emporté par la trajectoire dramatique d’un petit pays qui s’appelle l’Érythrée et les braves gens qu’elle laisse derrière elle, emportés eux aussi par leur rêve devenu cauchemar éveillé : l’indépendance puis la dictature.

Photographie: Marco Barbon, Asmara Dream.

Olivier Favier: Le réel justement. Vous citez en exergue une réflexion célèbre de Pasolini, tirée de l’une de ses dernières chroniques, et qui commence ainsi: «Je sais, mais je n’ai pas de preuves.» Pour raconter néanmoins, vous avez croisé les témoignages et les sources, et à défaut de voir, vous avez beaucoup entendu. Plus que le portrait d’une dictature entrepris à distance -mais c’est au fond à quoi se livrent tous les historiens- on est frappé en vous lisant, parfois jusqu’au vertige ou à la confusion, par l’apparition soudaine d’un sentiment physique de présence. On se figure assez mal, passé un certain point, que vous n’ayez jamais assisté à une giffa, ces rafles que l’armée érythréenne opère pour trouver des recrues, comme on ne peut croire que vous n’ayez jamais visité les prisons du régime. Tout ceci pourtant n’est pas de l’ordre du romanesque.

Léonard Vincent: C’est qu’il y a dans ma démarche une conception philosophique de la relation à autrui, apprise à la Sorbonne dans les cours et les œuvres de mon vieux professeur Robert Misrahi. Il m’a convaincu qu’il existait deux types de rapports entre les humains : la réversibilité et la réciprocité. La réversibilité, c’est la relation du contrat commercial, de la négociation politique, de la guerre, de la relation professionnelle : tu me donnes ceci si je te donne cela ; tu me fais ceci donc je te fais cela. Malheureusement, trop de nos rapports sont placés sous l’autorité de cette mécanique, y compris dans le journalisme : l’équilibre qu’il faut trouver pour gagner la confiance d’une « source » est souvent fondé sur des intérêts mutuels. On n’apprend pas la philosophie dans les écoles de journalisme et c’est bien dommage. Je ne voulais pas entrer dans cet univers-là, puisque je ne voulais ni faire une enquête ni construire une somme historique, et certainement pas un rapport de police. Je voulais raconter notre histoire, à nous, les Érythréens et moi, notre histoire faite d’une chair faible et vulnérable, de banalités insupportables et de pudeurs parfois névrotiques. Or, la réciprocité, c’est le don libre et gratuit, le mouvement sans calcul de l’un vers l’autre : tu me donnes ceci et je te donne cela ; tu me fais ceci et je te fais cela. Le mouvement est simultané, indépendant, fondé sur la curiosité et la bienveillance, par la conviction qu’on parvient dans ce geste à quelque chose de très différent, de plus élevé que la relation réversible : c’est le seul jardin où peuvent fleurir l’amitié et l’amour. Et l’authenticité, c’est-à-dire le point le plus rapproché du réel.

L’entreprise était audacieuse pour deux raisons. D’abord, les Érythréens que je rencontrais (cela tient peut-être à l’éducation au silence et au secret qu’ont entretenue les maquisards indépendantistes pendant trente ans) répondaient spontanément d’une manière un peu étrange à mes questions: avec des détours, une foule de non-dits, des évasions soudaines, des silences pesants. Je leur demandais de me raconter leur fuite hors du pays et ils me soufflaient simplement : « Je suis passé à pied au Soudan », voilà tout et rien de plus. Il a fallu revenir en arrière sans arrêt, reposer la même question sous différentes formes, faire comprendre que je n’étais ni un policier ni un fonctionnaire de l’ONU, qui sont les seules autorités auxquelles la plupart d’entre eux avaient eu affaire dans leur vie. À force d’être interrogés par des flics ou des humanitaires, on vit dans un monde blanc, effacé, brouillé comme une vieille pièce de monnaie. Pour ma part, je cherchais à rassembler les « morceaux désorganisés et fragmentaires », pour reprendre la citation exceptionnelle de Pasolini, permettant de reconstruire l’expérience d’être d’un Érythréen d’aujourd’hui. Au bout d’un moment, cela venait, mais ils me prenaient pour un fou. Ensuite, il a fallu leur faire comprendre que je cherchais avant tout, non pas simplement à raconter leur histoire, mais à la faire ressentir à nos contemporains, puisque j’avais le temps et l’espace, l’écriture comme outil et de longues pages comme terrain. C’est d’ailleurs un argument qui a fonctionné souvent, avec ces Érythréens qui ont reçu une éducation très IIIe République, respect des instituteurs et des anciens, des livres et des idées : je leur disais que je n’écrivais pas un article, mais un livre… Et soudain leur parole se libérait, ils disaient ce qu’ils portaient ce jour-là, ce qu’ils avaient mangé, leurs dégoûts, leurs moqueries, leurs pensées, leurs rêveries, leurs cauchemars, avec un peu d’incrédulité toutefois, puisque aucun d’eux n’a jamais réellement cru que je parviendrais réellement à faire un livre sur la destinée des Érythréens d’aujourd’hui.

Alors, oui, Les Érythréens n’est pas un livre de journaliste ou de romancier. C’est un travail sur la reconstruction du réel par la parole et l’écriture. Ni la télévision ni la radio, ni aucun média autre que le livre n’aurait pu rendre cela possible.

Si l’expérience est réussie, je dois dire que c’est grâce à la patience et au talent de mon éditeur, Jean-Philippe Rossignol. Du manuscrit original de trois cents pages, passé sur la table d’un café à l’occasion d’une rencontre fortuite, il m’a fait distiller l’essence, en le réduisant à sa plus simple expression : une centaine de pages serrées et centrées sur cet effort que je viens de décrire. Après la première lecture, il m’a dit : « Ton livre est excellent, mais il est enfermé. Tout est là, il faut le dégager. » Il m’a en quelque sorte aidé à trouver la forme dans le bloc de marbre, la sculpture derrière la masse. J’ai travaillé un mois sur ses indications, sans grands efforts je dois dire. Je savais qu’il avait raison. Je lui dois beaucoup et ceux qui ont aimé mon livre également.

Photographie: Marco Barbon, Asmara Dream.

Olivier Favier: Si votre livre s’ouvre, le monde que vous décrivez demeure l’un des plus fermés qui soient. Celui qui le dirige, imposant son arbitraire, exprime une liberté à l’exacte opposé de celle dont vous avez fait preuve en écrivant Les Érythréens. Paradoxalement, tout se passe comme si vous aviez décidé de l’affronter en terrain neutre, dans un étrange combat singulier qu’en Érythrée aujourd’hui nul ne peut se permettre. Ce voyage en profondeur dans la personnalité d’un dictateur, omniprésent et inaccessible comme il se doit, ne m’apparaît pas dépourvu de résonances intimes. On peut y voir un fragment du grand deuil, celui qui finit d’emporter aujourd’hui une certaine idée de la Révolution. Mais quelque chose semble s’y jouer de plus subjectif et de plus général en même temps, dans le rapport au pouvoir, à la fidélité qu’il exige, jusqu’à l’aveuglement.

Léonard Vincent: Ce que vous dites est très juste. D’abord, oui, j’ai voulu affronter non seulement Issayas Afeworki, mais la totalité de l’expérience érythréenne d’aujourd’hui, dans un face-à-face public et personnel avec le dictateur, sa création et ses créatures, que la plupart des Érythréens subissent seulement dans le secret de leur conscience « encauchemardée », si vous me permettez ce néologisme. À cet égard, il est d’ailleurs fascinant de constater combien les intellectuels, les militants et les quidams érythréens qui osent se lever, le visage nu face au système, par l’écriture ou la manifestation, sont considérés comme des héros et émeuvent leurs compatriotes aux larmes. C’est dire la profondeur du traumatisme de cette nation. L’une des phrases qui m’a le plus marqué ces dernières années m’a été dite, un jour à Genève, par Amha Domenico, un intellectuel et militant de la société civile en Europe: « Issayas a effacé la personnalité érythréenne. » C’est à mes yeux tout à fait juste, et terrifiant.

C’est pourquoi il ne me semblait pas honnête de se contenter de slogans, de formules toutes faites, de chiffres et de statistiques, de décryptages historiques, pour tout dire journalistiques. Tant et tant d’années, lorsque je dirigeais le bureau Afrique de Reporters sans frontières, je m’étais englué par impuissance dans les expressions faciles, « prison à ciel ouvert », « Corée du Nord africaine », « plus grand prison d’Afrique », etc. J’en étais écœuré. J’étais même écœuré par leur succès, leur « reprise » partout dans les médias. Je vois souvent resurgir des expressions que j’ai inventées et qui sont, en quelque sorte, passées dans le langage courant, qui se sont effacées avec l’usage, qui se sont « blanchies » à force d’être intériorisées comme le dit Jacques Derrida. Aujourd’hui, je suis toujours autant exaspéré, mais je me répète souvent qu’après tout, je suis passé par là aussi, que c’est un début incontournable pour accéder à l’autre réalité, celle où se matérialisent la chair et l’esprit. Il fallait aller plus loin et c’est ce que je me suis efforcé de faire. Les lecteurs jugeront.

Ensuite, vous avez raison, en chemin j’ai rencontré une réalité qui avait une résonance intime. Mes doutes sur le rapport au pouvoir et à ses envoûtements, à la direction des masses, à la construction d’un imaginaire national, à la révolution ont été constants. Je n’ai jamais aimé être un chef, un leader, un numéro un : depuis toujours, je préfère être le numéro deux, celui qui a le temps et l’espace pour réfléchir et manier l’ironie, la distance, la mise en perspective. Or, Issayas et les gamins incultes qu’il a nommé général ou ambassadeur, par le maniement de la violence et de la surprise, ont réussi à imposer le monde sans humour qu’il se sont construits à tout un peuple, au nom de leur liberté. Ce maoïste authentique n’a jamais douté qu’il était le chef, le numéro un, le conducteur du peuple, lui. Dans son univers, les humains doivent souffrir ici et maintenant pour montrer qu’un « autre monde est possible ».

Issayas veut faire rentrer des carrés dans des ronds. C’est le Caligula d’Albert Camus qui veut coucher avec la Lune, puisqu’il est empereur. Ses frères d’armes qui ont tenté de lui dire qu’il fallait aussi compter avec la réalité ont été jetés en cellule en 2001, dans un geste infantile, une colère d’enfant têtu et hyperviolent qui refuse d’accepter la complexité du réel. Maintenant qu’il est allé trop loin, il ne peut plus reculer. Il ne peut plus sortir de sa paranoïa que par la mort, puisque seule la mort est à la hauteur de sa crise.

Un autre monde est possible, certainement. Mais certainement pas celui d’un grand frère tyrannique et tourmenté, toujours à la limite de la psychose. Cette entreprise, si elle est marquée par l’oubli de l’homme et de ses limites, est extrêmement dangereuse et meurtrière. C’est celle qu’a sublimement décortiquée Albert Camus dans L’Homme révolté, sous les injures des « juges-pénitents » de Saint-Germain-des-Prés dans les années 50. Au lycée, cette lecture m’avait beaucoup marqué et ne m’a plus quittée depuis. Je considère Camus comme l’un des plus grands écrivains du siècle et c’est lui qui m’a donné envie d’écrire. Ce sont ses traces que je m’efforce de suivre. Le relire aujourd’hui ne fait que me confirmer qu’il a su, avant tout le monde, que faire la révolution devait avant tout être une œuvre de la patience, de la jouissance du monde autant que de la réaction devant l’injustice. Être le fondateur d’une nation nécessite un oubli et une froideur dont je ne suis pas capable. Cela n’empêche pas de chercher à équilibrer la mesure de l’homme et la mesure de l’histoire. Comme le dit Camus dans L’É, de ne pas oublier « qu’il y a la beauté et qu’il y a les opprimés », en s’efforçant de n’être « infidèle ni à l’une ni aux autres ». C’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai jamais voulu être chef de quoi que ce soit, que je préfère la solitude et le tir franc, que je parcours les rues traversières du journalisme et que j’en paye le prix du reste. C’est aussi la raison pour laquelle l’Érythrée d’aujourd’hui et son destin mérite notre attention et notre intelligence.

Photographie: Marco Barbon, Asmara Dream.

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