Le 13 avril 2011, vingt jours après leur départ de la Libye, deux embarcations disparaissent en haute mer corps et biens. Elles portaient respectivement 335 et 160 émigrants érythréens à destination de l’île italienne de Lampedusa. Le 3 octobre 2013, un autre bateau coule au large de la même île avec à son bord 440 passagers, la plupart somaliens et érythréens. 155 sont sauvés, 111 corps sont repêchés sans vie le jour-même… le sort des autres ne laisse malheureusement aucun doute. L’écrivain et journaliste Léonard Vincent, qui a consacré un livre aux Érythréens (Rivages, 2012), s’interroge au matin du 4 octobre sur un réseau social: « Pourquoi l’épouvantable naufrage de Lampedusa fait-il la « une » aujourd’hui, mais pas les précédents, dont certains ont tué plus de fugitifs encore? » En effet, pourquoi la presse du jour, cédant à un fugitif « emballement médiatique », répète-t-elle à l’envi la même erreur factuelle: « Ce naufrage est la pire tragédie de l’immigration de ces dernières années ». L’indifférence est-elle si forte qu’on ne soit pas donnée la peine de vérifier les chiffres? Gabriele del Grande, du blog « Fortress Europe », a dénombré quant à lui 19 142 morts attestés aux frontières de l’Europe depuis 1988. Au moins, précise-t-il, car les disparus sont évidemment plus nombreux, même si bien peu s’occupent de recueillir des témoignages, comme le montre une longue enquête d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura qui donnera lieu en 2014 à un documentaire. Mais partons de l’origine de ces immigrants. Au cours de l’année 2013, jusqu’au 30 septembre, selon les Nations Unies, sont arrivées en Italie par la mer quelques 30 100 personnes, dont 3 000 Somaliens, 7 500 Érythréens, et, fait nouveau et marquant, 7 500 Syriens. Plusieurs constats s’imposent. Il s’agit d’un très faible nombre eu égard aux populations des pays d’accueil, de celles de leurs communautés immigrées et des réfugiés syriens que doivent gérer pour l’essentiel les pays limitrophes (1 400 000 en avril 2013). Mais cela donne la mesure des risques encourus si l’on tient compte des morts dénombrés sur la même période sur le site Fortress Europe (450 environ). Pour le reste, un rappel s’impose, que beaucoup semblent oublier. De 1920 à 1946, après plus d’un siècle de tentatives infructueuses et d’ambitions manquées, la Syrie est finalement placée sous « Mandat français »: Paris s’y illustre alors en bombardant Damas en 1925 avant de s’y livrer en 1941 à une guerre civile entre armée vichyssoise et Forces françaises libres. Cette histoire méconnue est et sera abordée sur ce site dans une série d’articles. Quant à l’Érythrée et la Somalie, qui fournissent depuis plusieurs années parmi les plus forts contingents du désespoir, ce sont d’anciennes colonies italiennes. Cela ne signifie pas bien sûr que les situations désastreuses traversées aujourd’hui par ces états, ou ce qui en tient lieu, soient entièrement imputables aux anciennes puissances occupantes. Mais faire silence sur ce passé en rappelant au mieux la dictature des uns et la déréliction des autres suffit à dire que si depuis plus de vingt ans la Méditerranée s’est changée en un cimetière du rêve, la conscience européenne, elle, n’a pas fini de s’y noyer.
Quand survivre est une faute.
Dauphin du mal en point Silvio Berlusconi, le ministre de l’intérieur Angelino Alfano a le sens des priorités. Le 4 octobre, lors de son déplacement officiel sur les lieux de la tragédie, il a déclaré vouloir étendre les patrouilles italiennes « au-delà de ses eaux territoriales », « renforcer le contrôle aux frontières » avant de proposer, après l’Union européenne en 2012, Lampedusa pour le Prix Nobel de la Paix. À 167 km de la Tunisie, l’île que les Français ont découverte avec le film Respiro (2002) d’Emanuele Crialese, serait donc en passe de ravir le statut de victime aux noyés africains, comme si des Européens soumis au spectacle de la mort étaient au fond plus à plaindre que les naufragés eux-mêmes, ou que les rescapés. Si l’île méritait cette candidature, elle le devrait toutefois à sa nouvelle maire de gauche Giusi Nicolini, et à ceux des habitants qui l’ont élue en mai 2012. Celle-ci a d’ailleurs écrit l’an dernier une lettre sans ambiguïté, à la suite d’un autre naufrage: « Je suis indignée par le sentiment d’habitude qui semble avoir envahi le monde, je suis scandalisée par le silence de l’Europe qui vient de recevoir le prix Nobel de la Paix, et qui est silencieuse face à une tragédie qui fait autant de victimes qu’une guerre. » Elle ne le devrait pas à son prédécesseur conservateur, qui classait les corps non identifiés lors des précédents naufrages en « ethnie » et « couleur ». Elle le devrait surtout à ceux qui, en lieu et place de secours officiels qui se sont faits attendre plus de trois-quart d’heures, ont porté secours aux naufragés au péril de leur vie. Ceux-là ont risqué aussi de tomber sous le coup de loi Bossi-Fini de 2002, qui aggravait la loi Turco-Napoletano de 1998, en instaurant entre autres choses un délit de complicité à l’immigration clandestine. En ont été accusés par le passé, et à plusieurs reprises, des pêcheurs italiens ou tunisiens, coupables d’avoir porté secours à des immigrants en détresse. Devant de tels risques, certains ont par la suite renoncé à assister les naufragés ou les passagers d’embarcations à la dérive. Avant le dernier naufrage, il semble que trois navires de pêche aient aperçu l’esquif sans se porter à sa rencontre. Plus notable a été la proposition du président du conseil Enrico Letta de proclamer le 4 octobre journée de « deuil national ». On pourrait y voir un triomphe posthume du droit du sol sur le droit du sang. Si les enfants d’étrangers nés en Italie demeurent étrangers par la loi, au moins ceux qui sont morts dans ses eaux territoriales auront eu les honneurs d’un pays qu’ils n’ont jamais vu. À cette citoyenneté posthume accordée aux victimes du naufrage, répond l’inculpation pour « immigration clandestine » de tous les survivants. La procédure est non seulement obscène, mais profondément inutile, car ils viennent de pays où l’on ne revient pas.
De qui ces morts sont-ils l’histoire?
La Somalie et l’Érythrée, qui ensemble ne totalisent guère plus de 15 millions d’habitants, ont été les deux plus vieilles colonies italiennes. Des terres déjà déshéritées, concédées par les Britanniques et les Allemands au dernier venu dans le « Partage de l’Afrique », afin d’empêcher les Français de prendre pied sur les côtes de l’Océan indien. Il y eut une communauté italienne notable en Érythrée, et Asmara possède encore de beaux éléments d’architecture rationaliste. Du reste, y règne encore, curieusement conservé, comme un parfum de vieille Europe. Le pays a lutté pendant trente ans, cas unique en Afrique, pour rétablir les frontières de l’ancien colonisateur, pour cette raison aussi que ses soldats, les ascaris, avaient servi d’auxiliaires à l’armée italienne dans sa conquête et son occupation de l’Éthiopie. Les tensions nées de la colonisation n’ont pas disparu avec elle. La Somalie fut pour sa part pendant assez longtemps une « colonie de papier ». En 1903, on n’y comptait guère qu’une quinzaine de ressortissants italiens, avant que la campagne de 1908, brutale, ne viennent asseoir le pouvoir des marchands et des grands propriétaires. La Somalie fut ensuite, au sens premier du terme, une colonie, puis une république bananière. Elle fut la seule de ses possessions à retourner à l’Italie après la seconde guerre mondiale, en 1950. Les anciens administrateurs fascistes furent alors mandatés par l’ONU pour apprendre en 10 ans la démocratie à un peuple nomade, chez qui la notion d’état centralisé était tout à fait absente. En Érythrée comme en Somalie, le colonisateur limita l’accès à l’éducation. Il fallut attendre les années 70 pour que Mogadiscio se dote d’une université, sur l’initiative de Mohamed Aden Sheikh, alors ministre de l’information. Quoi qu’il en soit, comme en témoigne ce commentaire des actualités en 1960, les Italiens quittèrent la Somalie unilatéralement satisfaits: « Pour nous et la Somalie le moment de se séparer est arrivé. La séparation est amicale mais douloureuse, on ne peut pas oublier 70 ans d’histoire et demain ce sera le dernier jour de la présence italienne en Afrique. Pas de nostalgie mais une mélancolie tempérée par la conscience d’avoir donné beaucoup plus que ce qu’on a reçu. Aux Somaliens et aux autres Africains en général, l’Italie ne laisse pas le souvenir d’une puissance avide qui les a exploités. En partant de rien, on a créé une classe dirigeante politique et économique en transformant un pays primitif en une puissance capable de s’autogouverner. L’aridité des terres oblige 3 Somaliens sur 4 à vivre de la chasse et de l’élevage. Ce sont des nomades, plus esclaves que maîtres de leur troupeaux et de leurs fermes et ils s’adaptent mal à une vie de paysans. Les quelques industries se trouvent autour de Mogadiscio où vivent la plupart des 3 000 Italiens restés sur place et qui se donnent rendez-vous le dimanche à l’Église catholique. »1 En 1969, deux anciennes colonies italiennes rompent avec l’état de droit: Mohamed Kadhafi fait un coup d’état en Libye, Siad Barré en Somalie. Aligné sur le bloc de l’Est, ce dernier change d’alliance au moment de la guerre de l’Ogaden qui l’oppose à l’Éthiopie, elle aussi armée par l’URSS. Désormais sous influence américaine et en manque de ciment idéologique, il appuie son pouvoir sur une logique clanique désastreuse, et entretient durant les années 80 d’excellents rapports avec le président du conseil italien Bettino Craxi. Quelques temps avant sa mort en 1995, alors que son pays est inexorablement plongé dans la guerre civile, il donne sa dernière interview dans un italien parfait. Bettino Craxi finit lui aussi sa vie en exil dans la Tunisie de Ben Ali. En 1991, quand éclate la guerre civile en Somalie, l’Érythrée obtient son indépendance. Son président, Assayas Afeworki, de culture maoïste, entretient d’emblée un rapport ambigu avec le passé italien, au point de conserver à son pays le nom donné par le colonisateur2. L’espoir généré par l’indépendance fait bientôt place à l’oppression d’une dictature qui bascule dans l’horreur en septembre 2001. Le silence des médias est total. L’Érythrée et la Somalie battent aujourd’hui de sinistres records. La première est considérée comme le pays le plus fermé au monde avec la Corée du Nord. La seconde est depuis plus de vingt ans l’état le plus failli. En 1993, l’Italie l’a abandonnée à son sort après avoir participé à l’opération « Restore Hope », que les États-Unis ont dévoyée avant de se retirer à leur tour. Ni l’un ni l’autre ne l’ont pourtant tout à fait oubliée, si l’on en croit le journaliste Paul Moreira qui, rouvrant en 2011 une enquête sur les trafics de déchets qui avait coûté la vie à la journaliste Ilaria Alpi en 1994, a remonté la piste jusqu’à la ‘Ndranghetta calabraise et ses connexions outre-atlantique. Le tsunami de 2004 a du reste ramené à la surface d’étranges containers. Cette zone de non-droit est ainsi devenue la poubelle de l’Europe, une solution commode à une crise des déchets endémique dans le sud italien -et qui rapporte désormais davantage au crime organisé que la drogue, le jeu ou la prostitution- mais aussi un moyen d’évacuer, toujours via l’ancienne puissance coloniale, des déchets nucléaires venus des pays qui en produisent. S’ajoutent à cela la famine officiellement déclarée durant l’été 2011, et qui aurait fait selon l’ONU 260 000 morts, dans un pays qui compte environ 10 millions d’habitants.
Les disparus.
En 2012, Emanuele Crialese a consacré son dernier film aux migrants de la Corne de l’Afrique échouant sur la petite île de Linosa, à 42km de Lampedusa. Terraferma -c’est son titre- fait suite à Nuovomondo, qui racontait la traversée d’une famille de bergers siciliens jusqu’à leur arrivée à Ellis Island. C’est un film d’une grande intelligence symbolique, jusque dans cette image forte qui a servi d’affiche, où l’on voit une embarcation semblable à celles des migrants traversant la Méditerranée, mais remplie cette fois de touristes italiens en croisière, à l’instant où ils s’apprêtent à plonger. De toutes ces images qui se superposent, Emanuele Crialese a dit les différences lors de plusieurs entretiens. Les émigrés italiens d’autrefois embarquaient sur des paquebots avec des papiers officiels. Il y eut bien sûr des tragédies: en 1899, 29 passagers meurent dans un navire à destination du Brésil, sur un autre, 34 succombent aux privations3. Mais ces morts avaient un nombre et un nom. Ce qui se produit aujourd’hui est d’une tout autre nature, et ne concerne pas seulement l’Italie, mais l’Europe entière, dont l’unité pour l’instant ne s’est faite qu’au nom d’une guerre apparemment défensive et gérée depuis Varsovie par Frontex, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures, créée en 2005. Pour le reste, une Grèce de dix millions d’habitants est conviée à gérer seule ses deux millions d’immigrés, dont la moitié en situation irrégulière, arrivés depuis vingt ans des pays les plus déshérités d’Afrique et d’Asie. L’Italie choisit la non-assistance après avoir longtemps soudoyé les autorités libyennes pour bloquer les départs à tout prix, condamnant les migrants à l’incarcération et aux vexations en tout genre. L’Espagne répond par la violence dans ses vieilles enclaves coloniales de Ceuta et Melilla, lieux de mémoire du franquisme, où les « attaques massives » de ces derniers jours ont défrayé la chronique. Mais leur reprise remonte pourtant à l’hiver dernier. « Pour les médias, je ne comprends pas ce qui fait déclencheur, étincelle », s’interroge la photographe Laetitia Tura, coréalisatrice du documentaire Les Messagers, en cours d’achèvement. Avec Hélène Crouzillat, elles se sont mises en quête de témoignages de migrants, au Maroc de 2008 à 2012, en Tunisie en 2012. Elles se sont rendues compte qu’un certain nombre de récits évoquaient le souvenir d’une ou plusieurs morts. Certaines étaient le fait de violences des autorités marocaines ou espagnoles, mais les corps avaient aussitôt disparu, sans qu’on sache s’ils avaient été enterrés. Elles ont retenu 15 histoires de disparitions, de morts redoublées par le silence et l’oubli. Toutes ne sont pas répertoriées dans la liste des 20 000 décès enregistrés sur le blog de Gabriele del Grande, sur la base des comptes-rendus publiés dans la presse. Le 5 octobre à l’aube, la marine américaine, presque vingt ans jour pour jour après la désastreuse bataille de Mogadiscio qui a coûté la mort à un millier de Somaliens, s’est lancée dans une opération contre un chef d’al-Shabaab, en réaction à l’attentat de Nairobi. L’assaut a été un échec, l’histoire bégaie, et la guerre s’est de nouveau portée en Somalie.
Pour aller plus loin:
- Appel à signer pour un couloir humanitaire vers l’Europe pour le droit d’asile européen (English / Italiano). Traduction en français avec un lien en fin d’article vers l’appel en italien.
- La Somalie n’existe plus, entretien avec Matteo Guglielmo. Traduzione in italiano.
- Al-Shabaab 2.0: l’attaque de Nairobi n’est jamais qu’un début, par Matteo Guglielmo. Testo originale italiano.
- Érythrée, rouge et invisible, entretien avec Léonard Vincent. Traduzione in italiano. Voir aussi l’article du 6/10/2013, D’où venaient les naufragés de Lampedusa?
- Les Messagers, long métrage documentaire en cours de réalisation, par Hélène Crouzillat et Laetitia Tura.
- Liste des migrants morts aux frontières de l’Europe depuis 1988, sur le blog de Gabriele del Grande, Fortress Europe.
- « Lampedusa, l’Europe assassine », tribune conjointe sur le site Migreurop.
- Storie di migranti, una storia delle migrazioni attraverso i racconti dei migranti.
- Paul Moreira, Toxic Somalia, l’autre piraterie (Arte, 2011). À lire aussi, l’entretien du réalisateur, « La Somalie, pirate ou piratée? »
- La versione italiana dello stesso documentario.
- Ajoût du 17/10/2013: « Lampedusa, une île entre deux mondes. » par Juliette Gheerbrant (RFI).
- Extrait du film de Simone Brioni et Kaha Mohamed Aden, La Quarta Via (2012). [↩]
- Ce lien constant est analysé par Fabienne Le Houérou, Éthiopie-Érythrée. Frères ennemis de la corne de l’Afrique, Paris, l’Harmattan, Les Nouvelles d’Adis, 2000. [↩]
- Voir Edmondo de Amicis, Sur l’océan, Paris, Payot, 2004. Traduction et préface d’Olivier Favier. [↩]