Pierre Henry est directeur général de l’Association France Terre d’Asile depuis 1997. C’est à ce titre que, le 8 novembre dernier, il a prononcé sur France info le communiqué suivant:
« L’accueil lundi soir par la France de plusieurs dizaines de chrétiens d’Irak durement touchés par le fanatisme d’Al-Qaïda est une nécessité et une évidence.
En liaison avec les autorités françaises, les équipes de France terre d’asile prendront en charge ces personnes persécutées et leur apporteront compréhension, aide, soutien social, juridique et moral.
Cet accueil s’inscrit pleinement dans le strict respect de la Convention de Genève.
Au-delà de cette opération évidemment consensuelle, il incombe à la France comme aux États européens de mettre en œuvre une véritable protection temporaire pour ceux – Irakiens, Afghans, Érythréens, Soudanais – qui fuient les zones de guerre, quittent leur pays par leurs propres moyens et sont souvent confrontés à un accueil très aléatoire sur le territoire européen et national. »
En mars 2008 déjà, il affirmait que le gouvernement s’était lancé dans une « opération de communication » lorsque Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères, avait annoncé l’accueil de 500 chrétiens d’Irak. Ce dernier avait ajouté: « Nous ne refuserons pas d’accueillir des musulmans » mais « le problème, c’est que personne n’accueillait les chrétiens. »
Pierre Henry avait sur ce point un avis divergent qu’il résumait ainsi: « Il est clair que cette minorité chrétienne court des risques, mais au même titre que beaucoup d’autres Irakiens. »
En attendant le communiqué de novembre dernier, il m’est venu qu’il contenait plusieurs idées qui valaient d’être développées et reprises, au-delà de leur actualité immédiate et des polémiques qu’elles avaient suscitées.
Olivier Favier: J’aimerais que vous reveniez sur l’histoire de l’opération Irak 500, destinée dans un premier temps à accueillir les chrétiens d’Irak.
Pierre Henry: En 2008, le gouvernement français décide de se lancer dans des opérations de réinstallation. Il s’agit d’aller chercher dans des pays soumis à de fortes pressions des personnes qui sont déjà reconnues réfugiées par le HCR1. Donc au départ, la France décide conjointement avec le HCR et dans le cadre d’un programme mondial, mais plutôt porté par les États-Unis jusqu’ici, de réinstaller des réfugiés irakiens. Puis les choses deviennent plus confuses, quand Bernard Kouchner souligne la nécessité d’accueillir la population chrétienne. À cette époque, je fais remarquer qu’on n’accueille pas sur des bases confessionnelles. Certes, la convention de Genève prévoie bien d’accueillir pour des raisons de persécution religieuse et ce n’est pas discutable, mais il est étrange que la France, pays laïc, fasse de l’appartenance religieuse un critère d’accueil. Cette position a fait naître un certain nombre de critiques. Je l’ai maintenue. Le gouvernement français a évolué, du moins dans la présentation. Par la suite les premiers Irakiens arrivent et très rapidement on oublie à la fois le HCR et les critères avancés.
Nous avons publié une étude assez complète sur les conditions d’accueil et d’intégration, en montrant évidemment les difficultés rencontrées qui sont celles de toutes les populations qui prennent le chemin de l’exil.
À la fin octobre 2010, il y a un attentat à la cathédrale de Bagdad et l’accueil des personnes blessées et de leurs familles. Nous nous sommes mobilisés pour cet accueil. Cette fois, ma position n’a pas changé, simplement je l’explique de manière différente: il est normal au titre de la convention de Genève de recevoir des gens qui sont persécutés. Mais cet exemple démontre aussi une chose: quand il y a une volonté politique, l’accueil peut être remarquable et rapide. Aussi serait-il souhaitable que cet accueil soit le même pour tout le monde, et par exemple en Irak pour tous les persécutés, Kurdes, chiites, sunnites.
Olivier Favier – Ce que vous avez dénoncé à ces deux reprises, c’est une primauté du « compassionnel sur le droit » -je reprends cette formule de votre livre paru en 2008, Lettre ouverte aux humanistes en général et aux socialistes en particulier. Pourriez-vous nous dire ce qui se cache d’un point de vue réel puis d’un point de vue médiatique derrière les mots « Chrétiens d’Irak »? Quelle est en d’autres termes, la spécificité de cette communauté dans le contexte général d’un pays en guerre, et celle qu’elle peut évoquer aux oreilles d’un lecteur, d’un auditeur, d’un téléspectateur européen?
Pierre Henry – Il y a deux aspects. Il y a incontestablement un ciblage des chrétiens par Al Quaida en Irak. Cette communauté chrétienne a subi de dures attaques dans les dix dernières années. D’ailleurs le nombre de personnes se réclamant de cette confession a chuté de manière importante. On est passé de plus d’un million cinq-cent mille dans les années 1990 à cinq-cent mille aujourd’hui. Que le gouvernement réagisse à l’attentat de la cathédrale de Bagdad, et qu’il y ait une véritable émotion dans la communauté catholique, ne me paraît pas contestable. Maintenant il est difficile de ne pas voir dans l’opération d’accueil une dimension de communication. Bien sûr je ne veux pas voir du cynisme là où il n’y en a pas. Je veux bien imaginer que seules la bonté et la générosité des concepteurs de cet accueil l’emportent, mais je vois bien aussi qu’il y a là une nécessaire opération de reconquête d’un électorat de la droite catholique et sociale fortement malmenée par un épisode précédent autour de l’éviction des roms. Mais il n’y en a pas moins une vraie question qui ne porte pas seulement sur l’accueil mais sur la protection en Irak des communautés. Il ne m’a pas échappé que dans la réception tout à fait extraordinaire, dans un contexte extrêmement tendu, où le nombre de places dans le dispositif national d’accueil est inexistant, on cherchait à valoriser cette opération. Je choisis mes mots parce que je ne voudrais blesser personne, notamment dans la communauté chrétienne. La question n’est pas de remettre en cause cet accueil, mais de savoir pourquoi tant d’autres personnes, irakiennes par exemple, sont arrêtées sur le territoire national, n’ont pas accès à une procédure d’asile juste et équitable, n’ont pas accès à un hébergement.
Il faut quand même se souvenir que près de 10 000 Irakiens ont été arrêtés en 2009 sur le territoire français. Le nombre de demandes d’asile d’Irakiens est extrêmement compté en France et en Europe. Ce dont il faut se souvenir, c’est que l’Irak a traversé des décennies de déstabilisation avec 5 millions de réfugiés qui sont d’abord en Syrie et en Jordanie. L’Europe ne reçoit que des poussières de cette migration. La France, dont la générosité est si souvent vantée, ne reçoit qu’un très petit nombre des ces Irakiens. Comment peut-on expliquer qu’il est nécessaire de recevoir des personnes visées par un attentat et que d’autres qui arrivent par leurs propres moyens sont laissées souvent dans le plus complet dénuement. Il y a là quelque chose qui ne manque pas d’interroger.
Olivier Favier – Dans votre communiqué, ces mots m’ont particulièrement frappé: « Au-delà de cette opération évidemment consensuelle… » Vous évoquez ensuite différentes nationalités, irakiennes, afghanes, érythréennes, soudanaises et la liste n’est évidemment pas exhaustive. « Le droit d’asile, écrivez-vous, c’est ce qui reste quand on a tout perdu. » Comment souhaiteriez-vous que soit réactivé ce droit tant au niveau national qu’européen?
Pierre Henry – Le droit d’asile doit être regardé dans sa forme contemporaine. La convention de Genève date de 1951, autrement dit d’hier. Cela fait partie des outils que se sont donnés les fondateurs de l’Europe avec un modèle de redistribution des richesses et de défense des droits de l’homme. La France ratifie la convention de Genève presque immédiatement et met en place l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides à partir de 1954. Entre 1954 et 1973, la vie va son cours. Malgré le fait qu’il y ait un certain nombre de dictatures en Europe -au Portugal, en Espagne, en Grèce- et bien que nous soyons dans un monde bipolaire, le nombre des demandeurs d’asile est relativement limité: 5 000 par an en moyenne. Il y a une donnée fondamentale, c’est que le pays est en phase de reconstruction, et donc de main d’œuvre. Une autre porte d’entrée existe qui est celle de la migration économique. À partir de 1974 et jusqu’à la loi Cresson de 1991, la seule porte qui reste à demi-ouverte est celle des demandeurs d’asile. À la fin des années 1980, vous avez des pics à 60 000, 70 000, avec l’effondrement du Bloc de l’Est. À partir de ce moment-là, il y a une accélération des amalgames puisqu’on travaille au niveau européen, notamment dans le groupe TREVI, sur le droit d’asile, en même temps qu’on travaille sur la grande criminalité et le contrôle des frontières. À la fin des années 1990, dans l’Europe des quinze, nous avions environ 430 000 demandes d’asile. Dans l’Europe à vingt-sept, dix ans plus tard, nous en sommes à 240 000. Je sais bien qu’il y avait un certain nombre de demandeurs d’asile qui venaient des nouveaux pays de la communauté. Pour autant, il y a une diminution drastique. On ne peut pas dire que le monde aille mieux, que le nombre de conflits ait diminué. En réalité, les nouveaux verrous installés par l’Union européenne fonctionnent, avec une sophistication croissante qui inclue notamment l’externalisation du premier accueil. On va demander à des pays de transit de faire le premier tri pour le compte de la Commission européenne -en réalité, c’est un schéma qui a été mis en place à partir des années 2003-2004 avec Tony Blair. Aujourd’hui nous continuons de nous interroger sur la figure du demandeur d’asile même si elle reste valorisée par rapport à d’autres formes de migrants.
Tahar Ben Jelloun à la fin des années 1970 s’interrogeait sur cette curieuse figure de l’hospitalité à la française, qui consistait à renvoyer quelques dizaines de milliers de travailleurs étrangers pendant que nous acceptions d’accueillir des réfugiés en provenance du sud-est asiatique.
Aujourd’hui, la figure même du demandeur d’asile est devenue plus complexe. On se retrouve face à des populations civiles jetées sur les routes, qui n’ont pas subi directement des persécutions mais qui sont bien obligées de migrer. On ne peut que constater que dans cette période de crise l’attention de l’Union européenne est toute entière portée sur la sécurisation des frontières. Il n’y a qu’à voir la progression extraordinaire des fonds consacrés à la sécurité des frontières autour de Frontex. La sécurité des frontières est absolument nécessaire, mais à côté de Frontex -Frontières extérieures- il faudrait qu’il y ait aussi une force qui pourrait s’appeler Protex -Protection extérieure- et qui permettrait aux gens qui se présentent aux frontières de l’union de pouvoir bénéficier d’une protection. On ne peut se contenter de cette vision de surveillance, de contrôle, sans avoir la dimension de la protection.
Olivier Favier – Jean-François Copé a fait part de sa volonté de rouvrir le débat sur l’identité nationale avec l’intention claire de mettre cette question au cœur des élections de 2012. Il serait nécessaire selon lui de mener « une réflexion sur ce qu’exige, ce que veut dire être Français, d’appartenir à une communauté nationale, de partager un projet individuel et un projet collectif ». Il ajoute: « Tout cela, c’est le cœur même de l’appartenance à une nation. Je pense qu’il faut absolument revenir sur cela parce qu’il y a beaucoup trop de non-dits dans notre pays.» Ce discours n’est pas sans rappeler ce qui est en œuvre depuis une quinzaine d’années au-delà des Alpes. En novembre, à Milan, un médecin a été poursuivi pour soutien à l’émigration clandestine parce qu’il avait porté assistance à un homme sans papier qui venait d’avoir un malaise. Au-delà de l’aspect folklorique du dit débat sur l’identité nationale, quels sont, au regard des mesures prises récemment contre les Roms en France, les risques d’une telle banalisation du discours identitaire?
Pierre Henry – Nous sommes dans une période en Europe extraordinairement préoccupante. Je suis persuadé que, dans une dizaine d’années, lorsque les analystes prendront un peu de distance et regarderont la période qui vient de s’écouler, on remarquera une régression des libertés individuelles dans toute l’Europe. Et quand il y a régression des libertés individuelles, il est clair que l’expérimentation de cette régression se fait d’abord sur un groupe exogène à la société. Les étrangers sont une variable d’ajustement et d’expérimentation extraordinaire durant ces périodes. Historiquement, ça se construit toujours de la même manière. Ce qui est préoccupant dans cette période, c’est que tout un discours d’extrême-droite et qu’on croyait réservé à l’extrême-droite tend à se banaliser. Nous retrouvons l’ensemble de ses thématiques, y compris celle de la préférence nationale, portées par des partis qui se situent traditionnellement dans l’arc démocratique, et cela est extrêmement préoccupant parce que la contamination est très forte. Je pense que du coup, nous avons, associations, partis politiques, citoyens, une responsabilité encore plus grande en matière de plaidoyer sur ces questions. Nous avons, parce que nous sommes en démocratie, un devoir de convaincre. Il nous faut montrer que des positions plus circonstanciées, plus argumentées, en matière d’accueil, prônant le vivre ensemble, sont des facteurs de développement et de paix. Nous avons un travail de pédagogie essentiel à faire. Cela passe par un plaidoyer constant en faveur du renforcement d’un cadre de droit pour tout ce qui concerne les migrations. Un cadre de droit, cela veut dire qu’il faut renforcer le dialogue entre le pays d’origine et le pays d’accueil, et dans l’intérêt même du migrant. Ce ne sont pas seulement des mots. Je pense par exemple à un outil qui est celui de la ratification de la convention internationale sur le droit des travailleurs migrants et de leurs familles. Si on regarde bien cette convention, qui est proposée par l’ONU, ratifiée depuis 2003 par un certain nombre de pays du sud uniquement, elle n’offre pas de droits nouveaux, mais elle présente un cadre de droits extrêmement important, rappelant que chacun, même s’il se trouve dans une situation administrative irrégulière, a des droits. Quand on parle de renforcer un cadre de droits au niveau international, il faut sans doute aussi penser à une réforme d’un certain nombre d’institutions mondiales. Cela passe par une mise sous tutelle du FMI et de la Banque mondiale. On ne peut pas penser que ces organismes peuvent continuer comme ça, de façon solitaire, à imposer un certain nombre de visions dans la restructuration des économies qui ont évidemment des conséquences sur les migrations futures. Cela veut dire aussi repenser la composition du conseil de sécurité de l’ONU. Je pense que les questions financières sont évidemment aussi des questions de sécurité. Il me paraîtrait normal qu’il y ait une gouvernance qui n’échappe pas à la plupart des états de cette planète.
Je reconnais le droit aux états de dire qui peut rentrer sur son territoire, d’en définir les règles pourvu que ce soit dans le respect des normes internationales. Je suis très réservé sur la théorie de la liberté de circulation. Je crois qu’on oublie très souvent que derrière la liberté de circulation, il y aussi la liberté d’installation. Et la liberté d’installation doit se débattre démocratiquement, surtout dans une période où il y a raréfaction de la ressource et donc nécessité du partage de la ressource. Mais à côté de la surveillance des frontières qui est évidemment une demande de l’opinion publique, il faut qu’il y ait une vision de la protection des personnes dont les états d’origine ne peuvent plus assurer la sécurité. Cela me paraît nécessaire à moins de vouloir transformer l’Europe en une espèce de grande Suisse volontiers xénophobe.
Il me paraît absolument nécessaire de réfléchir aussi à la question de l’intégration. L’intégration pour moi, c’est la politique des deux pas. Cela veut dire bien sûr que le migrant doit faire un effort de compréhension des règles de la société d’accueil, mais cela veut dire aussi que l’état a une responsabilité tout aussi évidente dans la mise à disposition d’un certain nombre d’outils et d’une politique sociale pour aider les personnes à s’intégrer. Enfin, cela veut dire lutter contre la discrimination et contre la précarité. C’est, par exemple, dans notre pays, s’interroger sur la nécessité d’avoir toujours un certain nombre d’emplois fermés aux étrangers non communautaires. D’ailleurs ces emplois ne sont fermés que dans la stabilité, pas dans la précarité. Si je prends par exemple la fonction publique hospitalière, combien de médecins venant du Bénin ou d’Algérie sont employés dans des conditions de rémunération et de statut moindres. Il y a en outre aujourd’hui une pensée de l’organisation du séjour qui pose évidemment problème et qui est profondément déstabilisatrice pour les populations. Une des grandes avancées des années 1980 a été cette fameuse carte de séjour et de travail de dix ans qui a été remise en cause sous les différents coups de boutoir de la politique gouvernementale, notamment depuis 2002. Elle s’est changée en une multitude de titres de séjour d’un an. C’est là le contraire d’une politique d’intégration. L’état n’a pas à organiser la précarité d’une population. Un titre de séjour d’un an, cela rend plus difficile l’accès à un prêt bancaire, à un logement. La politique des deux pas, cela veut dire reconnaître un certain nombre de droits. Autour de la citoyenneté de résidence, cela veut dire aussi organiser le droit de vote et l’éligibilité aux élections locales.
Je suis parti des dangers qui guettent l’Europe avec cette politique des boucs émissaires, avec ces populations sur lesquelles on fait des essais en matière de restriction des libertés, par exemple autour de l’enferment, avec un régime spécifique aux étrangers sans papier, et j’en arrive à ce que j’espère être une série de propositions qui me paraissent équilibrées. Les politiques de migration sont parmi les plus difficiles à mettre en œuvre. Une politique publique c’est toujours une solution collective qui se heurte à un destin individuel. Et que voulez-vous, quand vous jouez votre peau, ou quand vous jouez vingt ou trente ans d’espérance de vie de plus en passant une frontière, la solution collective qui est mise en avant risque fort d’être très remise en cause. Mais je pense que nous avons besoin d’être gouvernés et d’avoir des politiques justes et équitables.
Nous en sommes bien loin aujourd’hui.
Pour aller plus loin:
Le site de France terre d’asile.
La page de la Ligue des droits de l’homme consacrée au droit d’asile.
QUELQUES CHIFFRES CONCERNANT L’IRAK
(données transmises par Mathieu Tardis de France Terre d’Asile)
25 millions d’habitants en Irak.
Plus de 4,7 millions de personnes en exil, dont 2,7 millions de déplacés internes et 2 millions de réfugiés à l’extérieur des frontières.
Entre 1,2 et 1,5 million serait en Syrie, environ 500 000 en Jordanie, 50 000 au Liban.
Nombre d’interpellations en France (sources : MIIINDS)
2008 : 10 766
1er semestre 2009 : 2 989
Demandes d’asile en France en 2009 (sources : Ofpra) : 603 (ce chiffre comprend les Irakiens arrivés dans le cadre de l’opération spécial d’accueil).
Nombre de protections internationales reconnues en France en 2009 (sources : Ofpra) : 457.
Demandes d’asile dans l’Union européenne en 2009 (sources : Eurostat) : 18 700.
Nombre de protections internationales reconnues dans l’Union européenne en 2009 (sources : Eurostat) : 13 100.
Extrait du Cahier du social n° 25, « Quel avenir pour les réfugiés irakiens en France ? », février 2010.
Des communautés menacées
L’Irak se compose d’une mosaïque de communautés ethniques et confessionnelles, qui coexistent depuis des siècles mais que les évènements récents ont contribué à cliver. Les 25 millions d’habitants se répartissent entre deux groupes ethniques, les Kurdes et les Arabes, et de multiples communautés religieuses, dont les principales sont les musulmans chiites, les musulmans sunnites et les chrétiens.
Les Kurdes forment une minorité importante puisqu’ils représentent 17 % de la population. De confession musulmane sunnite, ils vivent au nord du pays, dans la région de Mossoul et de Kirkouk, dont l’autonomie a été consacrée par la Constitution de 2005. Alors que le régime baasiste se montrait répressif à leur égard, le nouveau système politique leur accorde un statut plus favorable : le kurde est reconnu comme langue nationale, le président de la République appartient à cette communauté et le régime fédéral confère de nombreux pouvoirs à la région, comme par exemple la gestion des ressources en pétrole et en gaz.
Les Arabes, qui forment la part restante de la population, appartiennent à différents groupes confessionnels. Parmi eux, les musulmans chiites sont largement majoritaires puisqu’ils représentent 60 % de la population, principalement au sud-est du territoire. L’Irak est d’ailleurs le deuxième pays chiite de la région, après l’Iran. La nouvelle Constitution a garanti à ce groupe un accès au pouvoir, après de longues années de mise à l’écart. Les chiites sont aussi majoritaires au Parlement. Néanmoins, ce groupe reste traversé par de nombreux clivages et ne partage pas d’objectif politique commun.
Les musulmans sunnites représentent quant à eux près de 20 % de la population, concentrés au centre du pays. Alors qu’ils étaient largement favorisés par le régime baasiste, ils se sentent aujourd’hui marginalisés face aux Kurdes et aux chiites, et craignent que l’État fédéral ne les prive du bénéfice de la rente pétrolière. La communauté reste très divisée mais son objectif politique consiste à recréer un État central fort.
La part restante de la population se compose principalement de chrétiens, répartis entre plusieurs Églises et qui forment une communauté historique et autochtone. Ils vivent dispersés dans la ville de Mossoul et dans la plaine voisine de Ninive, au nord du pays, mais aussi à Bagdad et à Bassora, au sud. D’autres minorités doivent également être mentionnées, par exemple les mandéens ou les yézidis. Outre ces minorités religieuses, implantées en Irak depuis des siècles, il existe des minorités installées plus récemment et pour des raisons politiques : on peut citer à cet égard le cas des Palestiniens d’Irak, accueillis par Saddam Hussein après la Nakba de 1948. Ils font partie aujourd’hui des groupes les plus menacés.
Les violences quotidiennes des milices touchent toutes les communautés sans exception depuis 2003. Mais, dans un contexte d’instabilité généralisée, les minorités sont les plus vulnérables et se trouvent aujourd’hui dans une situation des plus précaires. En effet, alors que les communautés les plus importantes s’efforcent de se positionner pour accéder au pouvoir, les groupes minoritaires sont marginalisés et souvent les premiers à être visés par les violences. En outre, l’idée d’un partage du pouvoir entre communautés contribue à modifier la géographie de la mixité du pays, en créant des zones de plus en plus homogènes religieusement. Ces mouvements nuisent forcément aux communautés les plus faibles numériquement et politiquement.
C’est à ce titre que la situation des chrétiens s’avère particulièrement délicate. En tant que minorité, ils ont fait l’objet de persécutions particulièrement aigües, notamment en 2004, 2006, 2007 et 2008. Leur condition s’était déjà dégradée après la première guerre du Golfe, lorsque Saddam Hussein avait remis en cause le principe de laïcité en vigueur en Irak et accordé la priorité à un discours nationaliste faisant la part belle au radicalisme religieux. De nombreux chrétiens ont alors commencé à émigrer. Aujourd’hui, la menace est ressentie d’autant plus fortement que leur communauté peu nombreuse pourrait disparaître rapidement. On estime qu’ils étaient 1 500 000 en 1991, 800 000 en 2004 et entre 400 000 et 600 000 en 2008, bien que les chiffres soient très incertains. Cette forte diminution est liée à leur départ massif, que beaucoup ont qualifié d’ « hémorragie ». Victimes d’une position trop faible sur l’échiquier politique et de leur infériorité numérique, les chrétiens sont aussi pris pour cibles par des musulmans extrémistes qui les considèrent comme « infidèles » ou les assimilent à des « croisés ». L’archevêque syriaque2 de Mossoul, Mgr Georges Casmoussa, évoque ainsi des pressions « insoutenables » pour faire partir la population chrétienne, qui se manifestent par des menaces de mort, par des enlèvements ou par des spoliations de maisons3. Ce qui est en jeu, explique-t-il à l’instar d’autres religieux ou spécialistes de la région, c’est la pérennité de la présence chrétienne au Proche-Orient, où elle a toujours eu sa place dans des sociétés marquées par la diversité religieuse qu’elle a contribué à construire.
Cette crainte de « l’extinction » d’une communauté historique a été relayée médiatiquement en Europe. Tout en se penchant sur cette situation particulière, il faut rappeler que la menace qui pèse sur les chrétiens d’Irak existe pour d’autres communautés, comme celle des Mandéens, et qu’elle s’inscrit dans la problématique plus large d’une violence généralisée excluant d’abord les groupes les plus fragiles. Évoquant ainsi les chrétiens en même temps que d’autres minorités vivant au nord du pays, le directeur adjoint pour le Moyen-Orient à Human Rights Watch, Joe Stork, concluait : « Les chrétiens irakiens, les yézidis et les Shabaks souffrent énormément depuis 2003… Les autorités irakiennes, tant arabes que kurdes, doivent discipliner les forces de sécurité, les extrémistes et les groupes de milices afin de faire passer le message que les minorités ne peuvent pas être attaquées impunément »4.
- Haut commissariat aux réfugiés [↩]
- L’Église syriaque est l’une des nombreuses Eglises d’Orient, qui se distinguent par leur histoire et par leurs rites mais appartiennent toutes au christianisme. On peut citer également l’Église chaldéenne qui constitue la plus importante numériquement des communautés chrétiennes d’Irak et sera citée à plusieurs reprises dans cette étude. [↩]
- TINCQ H., « La minorité chrétienne d’Irak proche de la ‘désespérance’ », Le Monde, 11 décembre 2007. [↩]
- HUMAN RIGHTS WATCH, « Irak : les autorités doivent protéger les minorités enclavées », 10 novembre 2009. [↩]