Debout dans la tranchée, je regarde avec curiosité le bourg en ruine. Il s’appelle Smorgone. L’aile droite de notre régiment a pris position le long des jardins maraîchers de Smorgone.
Ce bourg est célèbre: c’est ici que Napoléon a pris la fuite, après avoir passé le commandement à Murat.
Le jour tombe. Je retourne dans mon abri.
La nuit de juillet est étouffante. J’ai ôté ma tunique, j’écris des lettres.
Bientôt une heure. Il faut dormir. Je veux appeler mon ordonnance. Mais j’entends tout à coup un drôle de bruit. Il grossit. Des bottes qui piétinent. Des casques qui tintent. Mais pas de cris. Ni de coups de feu.
Je m’élance hors de l’abri. Aussitôt je suis plongé dans un nuage suffocant et douceâtre. Je crie: « Les gaz!… Vos masques! » Je me précipite dans mon abri. Mon masque à gaz y est accroché à un clou.
Lorsque je suis entré dans l’abri en coup de vent, la bougie s’est éteinte. J’empoigne mon masque à tâtons et j’essaie de l’enfiler. J’oublie d’ouvrir le bouchon inférieur. Je suffoque. Après avoir ouvert le bouchon, je me précipite vers les tranchées.
Je vois des soldats courir en tous sens. Ils s’enroulent des bandes de gaze autour du visage.
Dans ma poche, je trouve des allumettes. Je mets le feu au bois mort entassé devant les tranchées. On l’a mis là en prévision d’une attaque aux gaz.
À présent, les flammes éclairent nos positions. Je vois que tous les grenadiers ont abandonné les tranchées et sont allongés devant des feux. Je fais de même. Je ne me sens pas bien. La tête me tourne. En criant: « Vos masques », j’ai avalé beaucoup de gaz.
Près du feu, cela va mieux. Tout à fait bien même. Les flammes font monter les gaz, et ceux-ci passent au-dessus de nous, sans nous atteindre. Je retire mon masque.
Nous restons couchés pendant quatre heures.
Le jour point. Maintenant, on voit comment se déplacent les gaz. Ce n’est pas un rideau compact, mais un nuage de fumée, épais d’une vingtaine de mètres. Il avance lentement sur nous, poussé par un vent léger.
En s’écartant vers la droite ou vers la gauche, on laisse passer le nuage et on est épargné.
À présent, la peur est passée. Déjà, j’entends par-ci, par-là, des rires, des plaisanteries. Ce sont des grenadiers qui se poussent vers les nuages de gaz. On s’esclaffe, on s’agite.
Je braque mes jumelles en direction des Allemands. Je les vois lâcher les gaz contenus dans des ballons. C’est abject. La rage me prend de les voir faire cela avec méthode et sang-froid.
Je donne l’ordre d’ouvrir le feu sur ces salauds. De faire feu de toutes nos mitrailleuses et de tous nos fusils, tout en me rendant compte que nous ne leur ferons guère de mal: ils sont à quinze cents pas de nous.
Mes grenadiers tirent mollement; et ceux qui tirent sont peu nombreux. Je m’aperçois soudain que beaucoup de soldats -la plupart, même- sont couchés, morts. D’autres gémissent et peuvent se relever à cause du tir.
J’entends le clairon dans les tranchées allemandes. Les empoisonneurs sonnent la fin de l’attaque aux gaz. M’appuyant sur un bâton, je me traîne vers le poste de secours. Je vomis tripes et boyaux; mon mouchoir est rouge de sang.
J’avance sur la grand-route. L’herbe est toute jaunie et une centaine de moineaux crevés jonchent la chaussée.
Avant le lever du soleil, Gallimard, 1971 (traduction de Maya Minoustchine).
Autres extraits d’Avant le lever du soleil sur on ne dormira jamais: