(…) J’aurais pu naître débile ou scrofuleux, j’aurais pu naître avec un seul bras, un seul œil, sans oreilles. Mais venir au monde pour broyer du noir, et broyer du noir sans raison, uniquement parce que le monde vous paraît vulgaire! Je n’étais pourtant pas un martien. J’étais un enfant de cette terre. Comme tout animal, je devais éprouver l’exaltation d’exister. Être heureux, si tout allait bien. Et lutter, si cela allait mal. Mais broyer du noir? Alors que même l’insecte, qui n’a que quatre heures à vivre, jubile au soleil! Non, je ne pouvais pas être né avec une telle infirmité!
Soudain, il m’apparut clairement que la raison de mes malheurs était cachée quelque part dans ma vie. Indubitablement, quelque chose était arrivé, quelque chose s’était produit qui m’avait accablé.
Mais quoi? Et quand? Mais comment chercher ce malheureux événement? Comment trouver cette origine de mon mal?
Alors, je me dis: je dois me remémorer ma vie; et je commençai à évoquer fiévreusement mes souvenirs. Mais je compris tout de suite que cela ne donnerait rien, si je n’introduisais pas dans mes souvenirs un ordre quelconque.
Inutile de tout se rappeler, pensai-je. Il suffit que je me rappelle uniquement les événements les plus frappants. Uniquement les mouvements liés à des mouvements de l’âme. La clé de l’énigme ne peut être que là.
Je commençai alors à me remémorer les scènes les plus marquantes, gardées par ma mémoire. Et je vis qu’elle les avait conservées avec une précision étonnante: elle avait conservé des riens, des détails, des couleurs, et même des odeurs.
L’émotion avait éclairé ce qui s’était passé, tel un éclair de magnésium. C’étaient des instantanés, enregistrés par mon cerveau.
Je me mis à étudier ces photos avec un trouble singulier. Et je constatai qu’elles me troublaient avec plus de force encore que le désir de découvrir la cause de mes malheurs.
Avant le lever du soleil, Gallimard, 1971 (traduction de Maya Minoustchine).
Note
Mikhaïl Zochtchenko (1895-1958) fut l’un des plus grands humoristes de la génération montante de la Révolution soviétique. Mais son ton satirique n’eut pas l’heur de plaire longtemps au régime stalinien et il fut peu à peu contraint au silence, ne survivant qu’à l’aide de quelques traductions. Ces fragments autobiographiques, qui l’amènent à rechercher dans son parcours les raisons de sa mélancolie, à puiser au-deçà de ses souvenirs jusqu’à « avant le lever du soleil », furent publiés après sa mort, en Italie chez Giulio Einaudi en 1969, puis en 1971 en France, chez Gallimard, à l’initiative d’Aragon. À l’époque où il les écrivit, il ne suffisait plus d’affirmer se référer à Pavlov plutôt qu’à Freud, et de donner un ton de spectateur à ces vignettes parfois terribles, toujours insolites, et surtout formidablement précises et vivantes, pour ne pas être taxé par le régime de subjectivisme bourgeois. Notre meilleur des mondes possibles n’aura guère mieux agi sans autre recours qu’à la loi du marché. Il a totalement oublié ce livre, au point qu’il est devenu depuis longtemps introuvable, quand bien même y verrait-on un chef d’œuvre de la littérature russe du siècle dernier.
Olivier Favier
De cet auteur, on pourra lire, aux très précieuses éditions Noir sur blanc, Les contes de la vie de tous les jours, nouvelles satiriques soviétiques des années vingt. On pourra assortir cette lecture avec celle des Années 20 de Varlam Chalamov, aux éditions Verdier.
Trois fragments d’Avant le lever du soleil sur on ne dormira jamais: