Madagascar: récit d’une colonisation (2), par Olivier Favier.

Protectorat, possession ou annexion: une valse diplomatique au rythme des canonnières (1885 – 1896).

L’hommage de François Hollande à Jules Ferry le jour de son investiture a contribué à remettre en mémoire son célèbre discours du 28 juillet 1885, et la réponse teintée d’ironie du jeune Clémenceau. Dans ce discours, Jules Ferry s’écrie beaucoup, mais cette formule nous intéresse tout particulièrement: «Il nous faut Madagascar!»

1885. Le tournant colonial de la République pour Gilles Manceron, Partage de l’Afrique pour l’Europe entière, entérinée par une Conférence de Berlin ouverte en novembre de l’année précédente et achevée en février. Quatorze puissances y prennent part, une bonne moitié comme simples observateurs qui n’auront jamais de « politique coloniale » dans le continent. On peut retenir deux choses. La première est qu’aucun peuple ou royaume africain n’y est représenté. La seconde est que l’objectif initial de définir les ambitions du roi Léopold de Belgique et de son futur «état indépendant du Congo» devient une mise en coupe réglée de l’Afrique toute entière. Les crises vont se succéder au tournant du siècle, dont certaines très graves. Mais l’essentiel va se régler désormais entre Européens, en trois décennies à peine. En 1914, seuls l’Éthiopie et le Libéria sont indépendants.

5 février 1887. Sous le dessin d'Alfred Robida, qui dirige cette feuille hebdomadaire réputée modérée, cette description lucide du processus colonial ravivé deux ans plus tôt à la Conférence de Berlin: "Grand déballage de nouveautés coloniales africaines, faites votre choix! Un continent tout entier à partager, occasions superbes, tranches de Congo, morceaux de Guinée, portions d'Abyssinie, Nubie, Zanzibar, etc. Jolis territoires giboyeux autour des lacs du plateau central, grands terrains à bâtir sur le Zambèze et le Niger, terrains d'avenir en Cafrerie avec forêts, chasses réservées, mines de diamants et de noix de Coco, gisements d'ivoire, sources d'huile d'arachides, etc., etc., faites votre choix!"

La phrase de Jules Ferry participe de ce contexte où la cupidité va se parer des prétextes les plus nobles.

Le traité franco-malgache du 17 décembre 1885 plonge la Grande Île dans une situation de ruine financière, ôtant toute marge de manœuvre à son premier ministre Rainilaiarivony. Charles-Marie Le Myre de Vilers est chargé en 1886 des nouvelles fonctions de résident général de France à Madagascar. Il a pour Rainilaiarivony une réelle admiration: «Ma tâche est laborieuse car j’ai à traiter avec un homme d’une réelle valeur», écrit-il dans sa lettre du 10 juin 1886 au ministre français des Affaires étrangères. «Un homme avec une extrême habileté qui, sur une scène plus vaste, devrait être qualifié de génie…». Il résoud, nous l’avons vu, au profit du « Comptoir national d’escompte » la question de l’indemnité malgache. Il délimite unilatéralement le territoire de Diego-Suarez pour répondre aux échecs de la négociation. Il active la construction de la ligne télégraphique Tananarive-Toamasina. Achevée en 1888, elle devient un instrument-clé de la diplomatie française. Puis Le Myre de Vilers quitte, un temps, Madagascar pour la Cochinchine, où il est élu député.

En 1890, la Grande-Bretagne reconnait le « protectorat français sur Madagascar avec ses conséquences ». La France reconnaît en retour le protectorat britannique sur Zanzibar. L’Allemagne fait de même, en échange de sa tranquillité en Afrique Orientale Allemande. À aucun moment, les autorités malgaches n’ont été consultées. Leur légitimité en sort affaiblie à l’intérieur et la colère populaire entraîne la mort de plusieurs Européens. En 1892, le député de la Réunion François de Mahy réclame l’annexion.

En 1894, la France renvoie Le Myre de Vilers à Madagascar. Celui-ci présente le 17 octobre, trois jours après son arrivée, un projet de protectorat en bonne et dûe forme assorti d’un délai de trois jours. Rainilaiarivony se refuse à le prendre au sérieux. Le Myre de Vilers adresse à Rainilaiarivony un nouvel ultimatum expirant le 26 octobre.

Le pays est à deux doigts de l’effondrement, alors même qu’il sort d’un siècle d’efforts pour une modernisation qui commence à faire sentir ses fruits. À la veille de la conquête française, le taux d’alphabétisation des Malgaches est supérieur à la moyenne européenne. Une pareille remarque a été faite dans la comparaison entre l’Algérie et la France de 1830, mais à Madagascar, ce résultat est pour beaucoup l’œuvre des missions, protestantes et catholiques. Pour autant, l’écart est énorme entre Tananarive -et ses quelques 70 000 habitants- les petites villes portuaires, et des campagnes entièrement demeurées dans la tradition. Une grande partie de l’île échappe à tout contrôle, de nombreux paysans s’enfuient dans la montagne ou dans la forêt pour échapper aux impôts croissants. En 1894 enfin, a éclaté le scandale des piastres mexicaines, monnaie de mauvaise aloi utilisée pour payer les producteurs malgaches à un taux de change grossièrement faux. Tout ceci au profit des commerçants européens et du premier ministre malgache.

Le second ultimatum demeure sans effet sur ce dernier. Le Résident et tous les Français quittent Tananarive le 27. La guerre est déclarée.

Une couverture emblématique de l'engouement des Français pour la conquête de Madagascar en 1895.

À la Chambre, le ministre de la Guerre fait demander un crédit de 65 millions de francs et l’envoi d’un contingent de 15 000 hommes. On met en avant les intérêts stratégiques et commerciaux, la question de la puissance et de l’honneur. Devant l’opposition d’une grande partie des socialistes et des radicaux, la « question de confiance » est posée. La crainte d’une crise fait voter la guerre à une très large majorité. Huit mille des quinze mille militaires prévus sont des appelés du contingent tirés au sort sur l’ensemble du territoire national. On embarque en outre six mille mulets convoyés par sept mille auxiliaires algériens. Pour finir, on équipe cette armée de cinq mille voitures Lefebvre, qui ont fait merveille sur les terrains plats et secs de l’Afrique occidentale. Elles se révéleront désastreuses sur les sols bourbeux et chaotiques qui mènent à Tananarive.

Deux ans plus tard, le lieutenant-colonel Lyautey, en route pour la capitale, découvre avec stupeur les traces laissées par l’expédition sur les quatre cents kilomètres de son parcours. Il évoque « une retraite de Russie en avant »1. Durant toute la campagne, vingt-cinq soldats seulement meurent au combat, mais cinq mille sept cent soixante-seize de maladies diverses, essentiellement du paludisme, mais aussi de typhoïde, de dysenterie, de tuberculose et d’insolation. Très vite la quinine vient à manquer. Les pertes globales s’élèvent à 40%, du jamais vu dans une campagne coloniale récente.

Les pertes malgaches elles, ne font l’objet d’aucune estimation chiffrée. Voici ce qu’écrit le Supplément illustré du Petit Journal, en date du 2 juin 1895:

« Nous suivons avec le plus vif intérêt les progrès de nos soldats à Madagascar et nos lecteurs peuvent facilement faire comme nous, grâce à la carte excellente que le Supplément a publié, il y a quelques semaines, du théâtre des opérations. Avec une grande joie, nous avons appris l’important succès du 1er bataillon du régiment colonial composé de tirailleurs sakalaves. Au Sud-Est de Marovoay, il a rencontré un fort parti hova qu’il a culbuté avec une énergie digne de nos meilleures troupes. Le drapeau tricolore, en flottant sur les têtes de nos auxiliaires, les a rendus tous égaux aux plus intrépides Français. Les pertes des Hovas ont été considérables; les nôtres seraient insignifiantes – à peine quelques hommes blessés – si le Lieutenant Foreston, de la 2e Compagnie, n’avait été légèrement atteint. Son état n’inspire heureusement pas la moindre inquiétude et, selon toute vraisemblance, il a déjà repris son poste à la tête de ses tirailleurs. Le résultat du combat, dont nous reproduisons un épisode, a été excellent, puisqu’il a mis les nôtres en possession du camp d’Amboudemonte (sic!). D’après les renseignements que nous recevons, tout va pour le mieux; la campagne vigoureusement menée dès le début sera plus courte encore qu’on ne le croyait. Les Hovas, trompés sur notre compte par les intéressés que l’on devine, se décourageront bien vite et nous donneront sans tarder beaucoup les satisfactions qu’ils commencent déjà sentir nécessaires. Nous préparerons bientôt à nos soldats les fêtes joyeuses du retour. »

Le premier élan de fièvre patriotique passé, la réalité des pertes fait naître une éphémère fièvre anticoloniale. L’expédition ne doit son salut qu’à l’absence de résistance organisée et à la décision du général Duchesne d’envoyer une colonne mobile de quatre mille hommes sur Tananarive. La ville est prise sans résistance le 30 septembre 1895. En dépit de l’effondrement total du royaume Merina, c’est un traité de protectorat, jugé moins coûteux qu’une annexion pure et simple, qui est signé le 1er octobre 1895. Quelques garnisons sont laissées et l’on rapatrie les restes du corps expéditionnaire. Rainilaiarivony est destitué le 15 octobre. Il part pour l’exil en février 1896 en France puis à Alger où il meurt cinq mois plus tard.

"L'internement de Rainilaiarivony: À Marseille, embarquement pour l'Algérie de l'ex-premier ministre Hova." Le terme Hova, qui peut recouvrer des réalités différentes à Madagascar, est systématiquement privilégié à Merina par le pouvoir colonial français.

Des révoltes locales éclatent contre le gouvernement Mérina, réprimées par les Français. Les députés réunionnais réclament l’annexion à hauts cris. Hippolyte Laroche, nommé résident général, fait signer un nouveau traité à la reine le 16 janvier 1896 , qui marque cette fois la « prise de possession » par la France. Le 19 mars, la « notification aux Puissances de (la) prise de possession » est votée à 440 voix contre 1.

Immédiatement après, M. Guieysse, ministre des colonies, dépose deux projets, le second relatif à la conversion de la « dette » de Madagascar. En voici, les motifs, tels qu’ils sont énoncés à la Chambre:

« Le gouvernement royal de Madagascar a contracté, le 4 décembre 1885, auprès du Comptoir d’escompte, au taux de 6 pour 100, un emprunt de 15 millions remboursable au bout de vingt-cinq ans, dont le produit était principalement destiné au règlement de l’indemnité de guerre due à la France. À la garantie de cet emprunt étaient affectées les recettes des douanes de six ports de l’île. En cas d’insuffisance, le gouvernement de Madagascar s’engageait à affecter à l’emprunt les recettes d’autres ports et les autres ressources du royaume. (…)

Le service de l’emprunt fonctionna à peu près régulièrement jusqu’en juin 1894. (…)

Un projet de loi s’ensuit :

PROJET DE LOI

Le Président de la République française décrète: le projet de loi dont la teneur suit sera présenté à la Chambre des députés par les ministres des colonies et des finances qui sont chargés d’en exposer les motifs et d’en soutenir la discussion.

Art. 1er. – Le ministre des colonies, agissant au nom du gouvernement de la reine de Madagascar, est autorisé à convertir le solde des obligations 6 p. 100 émises en 1889 en représentation de l’emprunt contracté le 4 décembre 1886 par le gouvernement malgache, ainsi qu’à rembourser l’avance faite pour le service de cet emprunt, conformément à la Convention du 20 juin 1887.

Art. 2. – En vue de cette opération, il sera émis, avec la garantie du Gouvernement de la République française et au taux d’intérêt maximum de trois pour cent (3 p. 100), soixante mille (60.000) obligations de cinq cents francs (500 fr.), amortissables en soixante ans. Ces obligations seront réservées, jusqu’à due concurrence, à la conversion des obligations 6 p. 100 précitées du gouvernement malgache et au règlement des coupons impayés, dans les conditions déterminées par le ministre des colonies et le ministre des finances.

Art. 3. – La somme restant libre sur le produit de l’opération sera mise à la disposition du Gouvernement de la reine de Madagascar, pour être employée en dépenses de travaux publics, de casernement et de colonisation. (…)

Art. 4. – Le produit des douanes de Madagascar sera versé au Trésor pour être spécialement affecté au service des intérêts et de l’amortissement de l’emprunt précité.

Art. 5. – Au cas où le montant des droits de douanes ainsi encaissés, et le produit des autres revenus de l’île seraient inférieurs au chiffre de l’annuité et où il deviendrait nécessaire de recourir à la garantie prévue par l’article 2 de la présente loi, les avances du Gouvernement français seraient productives d’intérêts à 2,8 p. 100 jusqu’à l’époque du remboursement.

Comme l’a par ailleurs précisé le ministre des Colonies:

« Le seul moyen de réaliser cette opération dans de bonnes conditions est d’accorder au nouvel emprunt la garantie de la France. Alors même que cette garantie ne serait pas considérée comme une obligation morale résultant de notre prise de possession, elle ne s’en justifierait pas moins au point de vue financier par l’économie qu’elle procurera. »

La « prise de possession » ne satisfait évidemment personne. Ni les Britanniques qui se lancent aussitôt dans des discussions juridiques, ni les partisans de l’annexion, ni bien sûr les Malgaches qui poursuivent leur insurrection. La mort de trois Français à Manarintsoa, à 40 kilomètres au sud de Tananarive est qualifiée de « massacre » sur le Bulletin du Comité de Madagascar (2e année, n° 5, mai 1896). Dans l’assaut, le même bulletin estime qu’une cinquantaine de Sakalaves ont perdu la vie et que le nombre des blessés est « considérable ». Toujours cet adjectif vague, qui dit assez l’indifférence.

Le nouveau Résident Général Laroche dispose pour défendre les clauses du traité de Protectorat, d'une force militaire commandée par le Général Voyron désignée sous le terme de "Brigade d'occupation." Le général Voyron est promu Grand Officier de la Légion d'Honneur la même année. Il rentre en France en octobre 1896. Général de division en 1898, il est nommé commandant en chef du corps expéditionnaire international envoyé en Chine durant la guerre des Boxers en 1900.

Laroche met sur pied des milices pour protéger les environs de Tananarive, tandis que le général Voyron fusille au hasard, brûle des villages et détruit les rizières. Le 6 août 1896, Madagascar est déclarée «colonie française».

Sous la pression de députés catholiques et socialistes, dont Jean Jaurès, les députés votent unanimement « l’émancipation immédiate », autrement dit l’abolition de l’esclavage. Elle est promulguée par le résident Laroche le 26 septembre.

Ce sera son dernier acte politique, avant de passer le pouvoir au général Gallieni.

Image extraite de J. Charles-Roux (et al.), Colonies et pays de protectorats, Paris, Alcan-Lévy, 1900.

 

Pour aller plus loin:

Quelques liens et références dont je me suis servi pour cette première partie du récit:

  • Henri Wesseling, Le partage de l’Afrique, Paris, Gallimard, Folio, 2003. Il s’agit d’un livre très complet, fort bien écrit et traduit: un modèle du genre.
  • Gilles Manceron, 1885, le tournant colonial de la République, Paris, La Découverte Poche, 2007. Une bonne introduction à ce livre sur le site de la Ligue des Droits de l’Homme de Toulon.
  • Les « Bulletins du comité de Madagascar » sont en libre accès dans la formidable Bibliothèque malgache de Pierre Maury. D’autres documents sont issus du livre de Janine Harovelo, SFIO et Madagascar 1947, L’Harmattan, 1995.
  • F. Labatut et R. Raharinarivonirina, Madagascar, étude historique, Nathan-Madagascar, 1969.
Ce texte reprend et prolonge la conférence donnée à Tours le 24 mai 2012, à l’invitation de l’association Touraine-Madagascar. Merci à Jean Rouault pour son précieux soutien documentaire et à Jean-Luc Raharimanana pour son regard critique. Cette recherche se veut aussi le prolongement en amont d’un entretien sur l’insurrection de 1947, avec le même Jean-Luc Raharimanana. Toutes les contributions de ce site sur l’histoire coloniale sont classées dans la rubrique Histoire(s) d’Afrique. Nombre d’entre elles -et en particulier celle-ci- participent d’une recherche globale sur les Lieux d’oubli en France.
  1. Louis Hubert Gonzalve Lyautey, Lettres du Tonkin et de Madagascar : 1894-1899. Vol. 2, Paris, 1920, p. 543 []

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