Le « fait d’armes » ici rapporté est daté du 30 août 1897. Le commandant Gérard, un des adjoints du gouverneur de Madagascar Joseph Gallieni, qu’il a suivi depuis le Tonkin, commet ce jour-là un massacre d’une ampleur comparable aux exactions de la colonne Voulet-Chanoine, deux ans plus tard. L’écrivain et député Paul Vigné d’Octon dénonce la tuerie à la Chambre, ce qui ne nuira en rien à la carrière d’un officier qui devient général de division en 1912 et Grand Croix de la Légion d’honneur en 1917. L’épisode est rappelé dans le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, qui cite un extrait du texte de ce même Vigné d’Octon. Sans la dénonciation du député radical-socialiste de l’Hérault, il est certain que le massacre d’Ambiky serait totalement tombé dans l’oubli. Notons qu’à l’heure où j’écris ces lignes (mai 2012), Paul Vigné d’Octon n’a pas de notice sur wikipédia.
Ces gens sont enclins à la rapine plus qu’à la guerre ; ils ne se montraient pas hostiles aux Français, et n’opposaient pas d’entrave à leur passage. Çà et là dans la brousse quelques coups de fusil partaient, dont on ne pouvait pas toujours dire qui les avait provoqués. Les villages faisaient acte de soumission empressée, soit qu’ils n’eussent aucune envie de se soustraire à notre puissance, soit que la force irrésistible du commandant Gérard leur dictât l’immédiate résignation.
On a conservé la relation de l’un des kabares1 dans lesquels la soumission s’affirmait solennellement sous forme de serment public. L’île Rouge est une de ces terres à peine en saillie au-dessus de la plaine du Bétsirire, entourée d’une ceinture large d’un kilomètre de vase et de marais, mais où, durant la saison choisie pour l’expédition, il est possible d’arriver sans pirogue en suivant un isthme couvert de végétation aquatique, tantôt de hautes herbes touffues, tantôt de bararates, petits roseaux à feuilles piquantes fort goûtées des bœufs sakalaves, et dont les indigènes, souffrant du paludisme, se servent pour des fumigations fébrifuges. Le 18 août 1897, 1000 Sakalaves et 400 de leurs femmes s’assemblèrent à l’île Rouge. En face d’eux étaient rangés des détachements de nos troupes, tirailleurs sénégalais et algériens; au centre à l’ombre d’un tamarinier, l’état-major. Le commandant s’assit sur un pliant, entre 2 porte-drapeaux, faisant flotter les couleurs françaises. Après avoir rendu 500 sagaies et 150 fusils à pierres, les chefs sakalaves durent venir baiser les pieds du chef français. Puis les 400 femmes, tenant chacune à la main une orange, s’approchèrent en longue théorie, firent une génuflexion -gracieuse, dit le narrateur- et une à une déposèrent les oranges devant le commandant. Dans cette offrande, ajoute le narrateur devenu ironique, dans l’offrande de ce fruit qui pousse spontanément, il faut voir le symbole du maximum d’efforts dont le Sakalave paresseux est susceptible. Alors les discours se font entendre: le commandant Gérard proclame que « depuis l’exile de la reine Rànavàlo, les Français sont maîtres de Madagascar et protecteurs de tous les peuples »2 Il désigne le chef qu’il impose aux Sakalaves du Bétsirire, et ordonne de lui jurer fidélité. Une pièce d’or est jetée dans un bassin plein d’eau, et une belle sagaie plongée dans le bassin, la pointe portant sur la pièce d’or; de la main droite, les sept chefs saisissent la hampe, et l’un, au nom de tous, prête le serment de fidélité: « Par l’or, par l’eau, par la terre, par Dieu, nous jurons d’être fidèles. Puissions-nous mourir si nous nous parjurons! » Et avec l’eau désormais sacrée du bassin, les chefs aspergent la foule.
Ainsi, d’étape en étape, les manifestations pacifiques suspendaient la marche de la colonne, d’augure favorable pour la facilité de notre implantation dans l’ouest, mais de nature à dépiter certains soldats qu’anime la vocation de la guerre, et qui se voyaient frustrés de la joie de faire parler la poudre, frustrés surtout des récompenses décernées après le combat.
La canonnière la Surprise attendait sur la côte l’arrivée de la colonne. À la prière de son capitaine, l’agent des messageries maritimes à Mouroundave était venu à l’embouchure de la Tsiribihine.
Cet agent, M. Samat, était depuis de longues années établi dans le pays, le connaissait et y était connu, en relations commerciales avec l’intérieur, bien vu des Salakaves, particulièrement lié « par la fraternité du sang » au chef du district d’Ambike, « le roi Touère ».
À Madagascar, la fraternité du sang se consacre entre deux personnes par une cérémonie entourée de quelque solennité; des incisions sont faites aux deux poitrines, le sang de l’une est mélangé au sang de l’autre, les deux frères boivent du mélange; ils se doivent dès lors foi et dévouements mutuels. Les Malgaches respectent cet engagement, et ne croient pas y pouvoir manquer sans forfaire.
M. Samat se rendit à Ambike: l’enseigne de vaisseau Blot et quelques marins s’y rendirent en même temps par la Tsiribihine. Le roi Touère offrit une hospitalité empressée à ces messieurs, aux marins, aux porteurs et domestiques indigènes qui les accompagnaient. Pleinement confiant dans « son frère » Samat, il se concerta avec lui pour préparer une réception triomphale au commandant Gérard dont l’approche était annoncée; afin de donner à l’événement plus d’importance et à la fête plus d’éclat, il appela à Ambike tous le notables du district et les plus considérables de ses voisins; ceux-ci vinrent avec leurs étendards; et de nombreux musiciens, jouant de la valihe et du tambour, remplissaient la réunion d’entrain et de gaieté.
Le matin du 29 août, l’enseigne Blot et M.Samat, apprenant que la colonne française n’était plus qu’à deux heures de distance, allèrent à son campement; ils pensaient rentrer le jour même à Ambike, et y laissaient leurs domestiques, leurs bourjanes, leurs bagages, leur petite installation. Ayant joint le commandant Gérard, ils lui dirent les excellentes dispositions du pays. Le commandant, comme s’il ne les eût pas compris, prévint l’enseigne qu’il aurait le lendemain, avec ses marins, à prendre part à l’attaque; « le général Gallieni avait débuté en Imerne en frappant un grand coup; le commandant Gérard voulait affirmer par un grand coup sa prise de position du Ménabé ». Blot et Sama se récrièrent, croyant à un malentendu; alors le commandant réitéra son ordre, d’un ton qui n’admettait pas de réplique; en outre il consigna au camp le négociant et l’officier de vaisseau pour les empêcher de retourner à la ville et d’avertir la population. Un instant après, le roi Touère vint à son tour demander à présenter ses hommages; Gérard refusa de le recevoir, et lui fit répondre: « Je porterai moi-même mes ordres au chef-lieu. »
Au milieu de la nuit, les troupes se mirent en marche; elles avancèrent inaperçues à travers les bois et les taillis épais qui précèdent Ambike, et l’investirent en silence; l’artillerie occupa une position d’où elle pouvait, le cas échéant, le foudroyer. Au point du jour, par six côtés à la fois, on entre dans la ville endormie, les Sénégalais se ruent dans les maisons, le massacre commence. Surprise sans défiance, sans moyen de résister, la population entière est passée au fil des baïonnettes. Pendant une heure, ceux qui n’avaient pas été tués du premier coup cherchent à fuir; traqués par nos compagnies noires, on les voit, vêtus de leur sang ruisselant des blessures fraîches, courir affolés, atteints et frappés de nouveau, trébuchant sur les corps de leurs camarades, ou allant donner contre les armes impitoyables des réserves postées aux issues. Le roi Touère, les personnages de marque, tous les habitants tombèrent sous les coups des mitrailleurs dans cette matinée; les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas: enivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant. Les domestiques et les porteurs de M.Samat, confondus parmi les habitants, partagèrent leur sort. Quand il fit grand jour, la ville n’était plus qu’un affreux charnier dans le dédale duquel s’égaraient les Français, fatigués d’avoir tant frappé. Un certain nombre d’entre eux se sentaient étouffer de honte; c’étaient les marins de la Surprise, coauteurs malgré eux du meurtre de leurs hôtes de la veille, et quelques officiers et soldats des troupes, habitués à la guerre cruelle, inégaux cependant au rôle qu’on venait de leur imposer.
Les clairons sonnèrent le ralliement, les sous-officiers firent l’appel: nul des nôtres ne manquait. On se reposa, on mangea, des chants joyeux ne célébrèrent pas la victoire. Une boue rouge couvrait le sol. À la fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva: c’était le sang des 5000 victimes, l’ombre de la ville qui s’évaporait au soleil couchant. Quand les ténèbres du soir furent tombées, des gémissements, exhalés des lèvres des rares blessés qu’on avait mal achevés, sortirent de dessous les tas de cadavres; un Français, croyant suffisante l’exécution déjà accomplie, demanda l’autorisation de secourir ceux qui vivaient encore; il ne l’obtint pas, et les derniers moururent dans la nuit.
Le nombre des victimes, évalués à 5000 par les uns, fut de 2500 pour les autres. Les rapports publiés l’ont voilé avec soin. La Gazette officielle dit seulement: « Le roi Touère, son ministre et deux chefs ont été tués pendant le combat. »; il ne fallait pas que l’affaire, où nous-mêmes n’avions pas perdu un seul homme, parût excéder l’importance d’un engagement quelconque avec des rebelles. La Gazette ajoutait: « Cinq cents prisonniers sont tombés entre nos mains »; la vérité est que pas un indigène n’en est sorti vivant.
In La Gloire du sabre, Paris,
Société d’éditions littéraires et scientifiques, 1900.
Le rapport du Chef de bataillon Gérard (n°94), commandant des troupes d’occupation du Menabe, au général Gallieni, fait état de:
« 97 Sakalava tués sur le terrain » et d' »au moins 150 blessés (…) laissés dans les bois aux abords de la position. »
Il ajoute:
« En outre, 450 prisonniers (dont deux tiers de femmes et d’enfants) sont restés entre nos mains.
L’écart énorme entre les chiffres avancés par Paul Vigné d’Octon et ceux annoncés dans le rapport ne sont pas sans rappeler, toutes proportions gardées, celui des différentes estimations autour de l’insurrection de mars 1947. On peut avancer cependant que les chiffres du rapport officiel sont très sousestimés: en effet, une peur panique s’empare des populations sakalavas juste après le massacre, suivie d’une insurrection générale commandée par Ingereza -frère et successeur de Toera- qui concerne tout le Menabe et dure jusqu’en 1902.
Le Général Gallieni demeure plutôt discret dans son rapport. Joseph Chailley, secrétaire général de l’Institut colonial international, l’informe par la suite des bruits provoqués à Paris par « l’affaire d’Ambiki ». Voici un extrait de sa réponse du 6 février 1899, envoyée de Tananarive (il est à noter qu’il interviendra pour que le général Gérard obtienne le commandement d’une armée en 1914):
J’examine maintenant les divers points sur lesquels vous avez été assez bon pour appeler mon attention. Certainement, les mesures de bienveillance sont bonnes vis-à-vis des indigènes, mais à la condition formelle qu’elles ne dégénèrent pas en faiblesse. Si mon prédécesseur avait été moins faible vis-à-vis des Hovas, je n’aurais pas eu à prendre les mesures de rigueur, que quelques personnes m’ont reprochées et, surtout, nos troupes n’auraient pas eu à faire cette pénible campagne d’hivernage 1896-97, qui a fini par rejeter les bandes insurgées en dehors de l’Imerina, mais nous a coûté les pertes les plus sérieuses. Avec les indigènes de nos colonies, que nous ne tenons qu’avec des forces européennes insuffisantes, il faut toujours, sinon être, du moins paraître les plus forts. Le jour, où cette conviction n’existe plus dans leur esprit, surtout à Madagascar, où nous avons contre nous tant d’éléments d’opposition, Anglais, Mauritiens, Indiens, Arabes, les habitants du pays se soulèvent, surtout à l’origine de toute nouvelle conquête.
Lors de mon arrivée à Tananarive, en présence de la gravité de la situation, de l’incendie qui se propageait partout, j’ai dû avoir la main lourde. Dès que je me suis senti le maître de cette situation, j’ai eu recours à la douceur, à la persuasion, à la bienveillance. J’ai gracié des bandits, des assassins, qui auraient mérité cent fois la mort. Mais je pouvais être faible et je peux l’être encore maintenant, parce que les Hovas savent que je sais être ferme, quand il le faut. Le peloton d’exécution ne s’est pas réuni une seule fois à Tananarive, depuis février 1897. Seulement, il ne faut pas faire de la bienveillance au rebours. Mes successeurs pourront en faire l’expérience à leurs dépens, s’ils lâchent trop tôt et mal à propos la main aux Malgaches
Avec les Sakalaves, je persiste à croire qu’il fallait agir de même, bien que ce soient des adversaires autrement tenaces et guerriers que les habitants du Plateau central. Il y a certainement eu, de ce côté, quelques maladresses de commises. On n’a probablement pas su saisir le moment où il fallait passer de la rigueur à la bienveillance. On a peut-être mis dans l’esprit des Sakalaves celte idée, encore favorisée par les insinuations des marchands indiens, que nous voulions leur faire une guerre sans merci. Ce fut, suivant moi, un tort de faire tuer le roi Toera, qui voulait se rendre. Si on lui avait pardonné ses premières hostilités, peut-être la situation aurait-elle changé.
Quoi qu’il en soit, je n’avais pas de télégraphe avec le commandement de cette région et je n’ai pu envoyer mes conseils, en admettant qu’ils eussent été de quelque utilité.
L’affaire tomba rapidement dans l’oubli. Le capitaine Hellot, qui fournit l’ouvrage le plus complet sur les campagnes du Menabe, La Pacification de Madagascar (opérations d’octobre 1896 à mars 1899) (Chapelot, 1900), note simplement:
« Les Sakalava furent complètement surpris; le village tomba en notre pouvoir presque sans résistance: Toera se trouvait parmi les morts. »
Voici pour finir le même épisode tel que rapporté dans L’Histoire militaire de Madagascar, Paris, Imprimerie nationale, 1931, ouvrage dirigé par le général Magnabal, commandant supérieur des troupes du groupe de l’Afrique Orientale, édition établie à l’occasion de l’Exposition Coloniale Internationale de Paris de 1931. Ce grand in-quarto de 328 pages est d’une précision méticuleuse, notons-le, sur les pertes françaises, quand celles subies par « l’ennemi » ne bénéficient, tout au mieux, que d’un adjectif vague -sauf quand il s’agit de notables identifiés, évidemment. Ce « fait d’armes » est rapporté en quelques lignes -les auteurs sont plus diserts sur les manœuvres qui l’ont rendu possible. Une opération parmi d’autres, sans relief particulier:
« Le commandant Gérard, chef d’état-major du corps d’occupation [du Betsiriry et du Menabe], reçut la mission de pénétrer dans le Menabe par la Tsiribihina, d’y établir fortement l’autorité française en le couvrant d’un réseau de postes, de chercher à travers le pays une communication entre l’Imerina et la mer et d’entamer l’organisation administrative, politique et économique des territoires soumis.
(…) Les Sakalaves se livrèrent à des manifestations hostiles dès le début de juillet; elles avaient été précédées d’un engagement très vif entre une bande de Toera et un détachement sénégalais commandé par le lieutenant Rocheron, le 17 juin, aux environs d’Ankavandra.
(…) Mahatainty, chef du Betsiriry, ayant réuni ses guerriers dans le presqu’île d’Anosimena, au milieu des marécages, dans le but de nous résister en accord avec Toera, le commandant Gérard l’attaqua le 13 août au point du jour et le chassa sans coup férir de cette position importante.
(…) Le mouvement reprit le 19 août. (Il) s’exécuta conformément aux ordres donnés, malgré la marche rendue très pénible par les fondrières et les cours d’eau et il fut décidé que la progression reprendrait dès le 25 août pour mettre à profit le désarroi des Sakalaves partout bousculés. Quatre groupes de pénétration furent formés. (…) Malgré les énormes difficultés présentées par le terrain, les mouvements des divers détachements furent réalisés exactement et, le 30 août, Ambiky était attaqué par les 4 groupes à la fois, qui avaient réussi à entourer le village sans donner l’éveil à l’ennemi; Toera fut tué dans ce combat rapide qui se termina par la fuite et la dispersion de l’ennemi; Ingueza, frère de Toera, successeur désigné de celui-ci, mais personnage effacé, fut nommé roi de Menabe. »
Après cette description, le soulèvement des Sakalaves qui se produit en septembre est attribué à la gêne occasionnée par l’occupation française « dans leur commerce des esclaves et de l’or ».
Pour aller plus loin:
- Le dossier de légion d’honneur du général Gérard.
- Jean Suret-Canale, « À propos de Vigné d’Octon: peut-on parler d’anticolonialisme avant 1914? », in Cahiers d’études africaines, Année 1978, Volume 18 , Numéro 69-70, pp. 233-239. Consultable en ligne sur le site de Persée.
- Paul Vigné d’Octon, La Gloire du sabre, Éditions Quintette, 1984 (édition originale 1900).
- Paul Vigné d’Octon, La Sueur du burnous, Les Nuits rouges, 2001 (édition originale 1911).
- Christian Roche, Paul Vigné d’Octon (1859-1943). Les combats d’un esprit libre, de l’anticolonialisme au naturisme. Paris, L’Harmattan, 2009.
- Marie-Joëlle Rupp, Paul Vigné d’Octon. Un utopiste contre les crimes de la République. Paris, Ibis Press, 2009. (préface par Jean Lacouture). Cet ouvrage et le précédent son recensés par Alain Messaouadi –texte consultable en ligne.
- Des extraits du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire.
- Mon entretien avec Chantal Ahounou sur l’expédition Voulet-Chanoine.
- Mon entretien avec Jean-Luc Raharimanana sur l’insurrection malgache de 1947.
- La rubrique de ce site Histoire(s) d’Afrique et en particulier un texte d’Hector France, autre écrivain ayant témoigné de la conquête coloniale.
- Voir enfin l’exceptionnelle Bibliothèque malgache de Pierre Maury, où l’on peut consulter, entre autres choses, les lettres de Madagascar de Joseph Gallieni.