Le long dix-neuvième siècle est l’une de mes patries secrètes. Et si je dois la situer géographiquement, sans doute erre-t-elle confusément autour d’un point central qui est la ville de Turin et de quelques autres aimants secondaires. Ce sont des lieux traversés de passages, s’ouvrant parfois sur des gares monumentales, apparaissant sans fard dans les toiles oubliées des musées de province, révélant leur parfum au creux de vieux in-quarto sans valeur, se laissant toucher du regard derrière des vitrines poussiéreuses, ou de la main sur les porches des vieux immeubles Liberty, hors-du-temps pour toujours. Je suis chez moi dans la Galerie Victor-Emmanuel de Milan, dans la grand rue de Łódź et ses palais décrépits, dans les quartiers industriels de Bradford ou Roubaix, dans le Paris d’Haussmann ou ses gravats qui servirent, dit-on, à élever les premiers taudis d’Aubervilliers. J’ai passé quelques années de ma vie, au temps où d’autres auront écrit leur thèse, à traduire des livres italiens de cette époque-là. Qu’importe si, encore aujourd’hui, quelques uns de ces manuscrits hantent encore mes tiroirs, si d’autres ont trouvé un destin moins glorieux dans une publication en ligne, je ne pouvais œuvrer, chercher, explorer, sans la perspective prochaine du partage, sans l’idée de quelque militance, même si elle eut, je le sais désormais, la même portée que l’œuvre d’un carbornaro.
À l’orée de ma vie d’étudiant, alors que je ne savais pas assez de cette langue pour la lire, je n’ai guère trouvé, pour satisfaire à ma curiosité naissante, qu’un roman de Gabriele d’Annunzio, Il piacere, dans la version française de Georges Hérelle, dont je peux dire aujourd’hui qu’elle est plus belle que l’original -on le dit aussi des traductions de Faulkner par Maurice-Edgar Coindreau, ou de celles d’Edgar Poe par Baudelaire, qui sont, pour ces dernières, de réelles créations, des variations sur des contes plus que des traductions. Dans L’Enfant de volupté – tel était le titre choisi par l’éditeur français- je lus l’écrivain et le rêve de l’écrivain qu’en fit son traducteur. Georges Hérelle fut cruellement déçu. Il rencontra – c’est le métier qui rentre – en lieu et place de l’esthète vaguement surhumain qu’il s’était imaginé, un petit érotomane chauve, narcissique et fascistoïde, qu’il cessa aussitôt de traduire.
Au cours des années 90 – « Toutes les fins de siècle se ressemblent »- l’édition française connut un court état de grâce où tout un monde se fit jour aux curieux. Les éditions Ombres firent traduire les scapigliati Carlo Dossi et Iginio Ugo Tarchetti, l’inclassable Ippolito Nievo, le romantique Ugo Foscolo, tandis qu’on publiait ailleurs les véristes Giovanni Verga, Luigi Capuana et Federico de Roberto. Ce fut à cette époque que je lus quelques textes merveilleux d’un méconnu célèbre – en Italie cela s’entend – Edmondo de Amicis. Fasciné par cette découverte, je commençais à le lire en italien et par finalement le traduire à mon tour. « Il y a autant de beautés que de manières habituelles de chercher le bonheur » écrivait Baudelaire d’après un vague souvenir stendhalien. Durant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de penser à cette phrase.
Mon autre patrie secrète est la poésie. Dans son introduction à Flaques de verre, Pierre Reverdy dit fort justement qu’ « elle n’a jamais été dans les livres ». Elle est quelquefois dans les poèmes, dans les photographies, plus encore dans ce que les poèmes ou les photographies apprennent à percevoir. Elle gît aussi au détour d’un texte, et il me semble, par exemple, qu’un bon reportage doit toucher, même furtivement, à quelque chose qui relève de la poésie, autrement dit à une forme d’obscénité. La poésie en effet partage avec le romantisme ou le surréalisme d’être le contraire exact de ce que l’acceptation commune nous habitue à définir comme tel. À mes yeux, de toute évidence, comme je l’ai compris en lisant et traduisant les poèmes de Carlo Bordini, la poésie est avant tout obscène, elle dit ce qui ne doit pas être montré.
Il est rare qu’un film traite de la poésie. Souvent du reste, il traite de la vie d’un poète, réel ou imaginaire – fort justement, dirai-je, surtout s’il ne s’y passe rien. Deux exemples me viennent aussitôt à l’esprit, En compagnie d’Antonin Artaud (1993) de Gérard Mordillat, inspiré du journal de Jacques Prevel, et El lado oscuro del corazón (1992) d’Eliseo Subiela, dont le scénario est écrit par Mario Benedetti, qui y joue un petit rôle, et surtout y glisse incidemment nombre de ses vers, avec ceux d’Oliverio Girondo et de Juan Gelman.
Le film que Mario Martone a consacré à Giacomo Leopardi est d’un certain point de vue plus classique. À l’exception de la somptueuse bande originale de Sascha Ring, une figure de la scène électro berlinoise, on ne trouvera pas cette confusion d’époques que Gérard Mordillat avait expérimenté en filmant en noir et blanc dans le décor quotidien du début des années 90, une histoire remontant à la fin des années 40. On ne trouvera pas non plus ces brusques irruptions d’imaginaire, comme ce cœur vivant battant entre les mains du protagoniste ou le couple volant alors qu’il fait l’amour du film d’Eliseo Subiela. D’emblée, Mario Martone se situe ailleurs, sur un terrain qui n’est pas non plus celui du film d’époque. « Le passé ne m’intéresse pas, dit-il volontiers, ce qui m’intéresse, c’est le présent de cette époque-là. »
Ce présent, il le visite depuis dix ans au théâtre, explorant l’œuvre monumentale d’un écrivain mort à l’âge de 39 ans. Leopardi est souvent considéré, avec Dante, comme le plus grand poète de la langue italienne. En France, pourtant, il est presque aussi méconnu que son aîné de cinq siècles. Il a été – l’entreprise était effrayante – l’un des derniers auteurs traduits dans ce petit âge d’or précédemment évoqué, et si son œuvre majeure, le Zibaldone, est désormais entièrement accessible en français, elle n’est toujours pas perçue à la hauteur de ce qu’elle devrait être : un monument tout aussi inclassable que le sont les œuvres de Schopenhauer, de Kierkegaard ou de Nietzsche. Quant à sa poésie, elle est sans équivalent dans le romantisme français, mais tutoie par endroits les grands noms de l’autre extrémité du siècle ou du début du siècle suivant, Verlaine ou Apollinaire. Je n’ai guère le goût des hiérarchies et fais bien peu de cas des incontournables. Mais il n’en reste pas moins qu’il faut un auteur italien, et le peu d’empressement des Italiens eux-mêmes à défendre leur propre culture, pour qu’une contribution aussi importante au patrimoine européen soit à ce point méconnue.
Avant de réaliser Leopardi, il giovane favoloso en 2014, Mario Martone a fait, rappelons-le, une plongée magistrale dans un impensé majeur de l’histoire nationale, autrement dit dans la protohistoire de l’Italie unifiée. Loin des classiques du genre – Le Guépard ou Senso de Lucchino Visconti, Viva l’Italia de Roberto Rossellini- plus proche sans doute d’Allonsanfan des frères Taviani, Noi credavamo (Frères d’Italie – 2010) tiré du roman homonyme d’Anna Banti et non distribué en France, donne l’image d’un monde soumis à une violence extrême – le motif de la décapitation comme négation de l’identité de l’autre – auquel un microcosme idéologiquement structuré répond par la terreur et le sacrifice, jusqu’à la démence et l’autodestruction. En ce sens, la scène centrale de l’attentat de Felice Orsini donne une clé intéressante sur l’histoire d’un pays dont le destin -on l’a souvent remarqué- s’est joué sur une suite d’initiatives hasardeuses, d’aventures inattendues, d’improbables coups de dés. Avant de mourir, en effet, Felice Orsini écrivit une lettre à l’Empereur français, qui prit dès lors, partiellement du moins, fait et cause pour l’Unité italienne. Son geste atroce – il y eut 12 morts et 156 blessés – amena ainsi de manière totalement imprévisible Napoléon III à répondre par les actes au souhait de celui qui avait voulu l’assassiner. Fixé sur son présent, ce film ne cherche jamais à faire un parallèle avec d’autres moments de l’histoire de l’Italie unifiée – la guerre partisane ou les années 70 – ni même avec d’autres situations dans le monde où terrorisme et arbitraire se répondent. C’est sans doute pourquoi, dépourvu de rhétorique comme de tout moralisme, il est une leçon magistrale sur l’engagement politique, bien au-delà du contexte qu’il entend évoquer.
Sur ce point, Leopardi se présente comme le second volet d’un diptyque. On y trouve, comme dans le précédent, un respect scrupuleux de la langue de l’époque, des dialogues construits d’après l’étude attentive des documents. Imposer ce vocabulaire, cette syntaxe, cette exigence de pensée, a été un long combat mené contre la peur des producteurs, une lutte que Mario Martone n’hésite pas à qualifier de « politique ». À la différence de son précédent film, il n’est pas question ici de la violence des armes, même si l’Unité ou l’idéal révolutionnaire ne sont pas absents du débat. La biographie de Giacomo Leopardi, malade, bossu, presque nain, inapte à tout effort physique, a été une épopée strictement intellectuelle. Pour autant, sa vitalité désespérée, souvent éteinte par l’image officiellement entretenue de poète mélancolique, dont le corps exprimerait mieux que tout autre un inoffensif « mal du siècle », rejoint celle d’Antonio Gramsci. Tous deux souffraient, coïncidence notable, de la maladie de Pott. Bien plus profondément, le second exprime, après Romain Rolland, une forme de dialectique commune, entre « le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté ». On pourrait encore comparer les deux entreprises infinies, fragmentaires, publiées de façon posthume, que sont le Zibaldone et les Cahiers de prison. Pour Mario Martone néanmoins, c’est une autre figure du vingtième siècle qui fait écho à celle de Giacomo Leopardi: le génie lui aussi précoce, protéiforme, aussitôt révélé et aussitôt dérangeant de Pier Paolo Pasolini.
Quels que soient les échos éveillés par la figure de Leopardi, le résultat demeure sans discussion. Avec un million d’entrées, ce film a été de l’autre côté des Alpes le plus grand succès de l’année 2014, preuve s’il en est que l’ambition et l’inconfort du propos peuvent toujours séduire. Dans une période où la France met en danger son « exception culturelle », on ne peut que souhaiter un large succès ici aussi à ce qui restera peut-être l’un des faire-part de décès de la médiocrité berlusconienne.
Mais, par-delà les circonstances et le courage du réalisateur, ce film dit surtout l’essence de la poésie et ce qui manque à l’Italie. À le voir, on comprend que la souffrance profonde de Leopardi n’est pas liée à une maladie qui finira par l’emporter dans la fleur de l’âge, mais à une lucidité profonde qui interdit toute illusion comme toute compromission, à un amour inébranlable pour la solitude et une indépendance suspecte, sinon foncièrement inacceptable, dans un pays où tout se vit par le groupe, la famille et la communauté.
La poésie est sans appartenance.
Mario Martone, Leopardi, Il giovane favoloso (Italie – 2014 -sortie nationale en France le 8 avril 2015).
Pour aller plus loin:
- Les rubriques cinéma italien et sur la poésie (« poésie et cinéma ») de ce site. On y trouvera notamment quelques poèmes traduits qui apparaissent dans le film El lado oscuro del corazón.
- Le site de la « casa Leopardi » à Recanati. (en italien).
- Les œuvres de Giacomo Leopardi aux éditions Allia.
Quelques livres italiens du dix-neuvième siècle:
- Gabriele d’Annunzio, L’Innocent, Paris, La Table Ronde, 1994.
- Carlo Dossi, Amours, suivi de Autodiagnostic quotidien, Gallimard, Paris, 1999.
- Edmondo de Amicis , Sur l’océan, Payot, Paris, 2004.
- Luigi Capuana, Giacinta, Farrago, Tours, 2006. Lire la postface en ligne.
- Arrigo Boito, Idées fixes, trop fixes, Le Sonneur, Paris, 2007.
- Iginio Ugo Tarchetti, Fosca, Le Sonneur, Paris, 2009. Lire la postface en ligne.
- Giovanni Verga, Par les rues, Alidades, Évian, 2016. À paraître.
- Et un classique qui reste à traduire: Alfredo Oriani, Vortice, Milan, Garzanti, 2003.
Et sur ce site:
- La galerie Victor-Emmanuel à Milan. Première partie: Galleria-Galerie, par Olivier Favier.
- La galerie Victor-Emmanuel à Milan.Deuxième partie: La galerie Victor-Emmanuel à Milan, Par Luigi Capuana.
- La galerie Victor-Emmanuel à Milan.Troisième partie: Le Couvert des Figini, par Igino Ugo Tarchetti.
- Edmondo de Amicis, Le Roi des poupées (extrait), La première journée à Paris, Une visite à Jules Verne.
- Corrado Govoni, Les choses qui font le dimanche
- Guido Gozzano, L’amie de grand-mère Speranza