Galleria – Galerie, par Olivier Favier.

 

« La construction au XIXème siècle tient le rôle de subconscient. »

Sifried Giedion, cité par Walter Benjamin, Paris capitale du 19e siècle.

 

La Galleria n’est pas qu’un monument. C’est un organisme, une rue ou quelquefois deux rues qui s’abolissent en un carrefour central surmonté d’une coupole. Elle est restée, malgré sa taille, un espace réservé aux piétons, mais propre à faire ombrage aux espaces qu’elle relie. Elle tient lieu, et c’est nouveau, de vaste centre pour la vie urbaine, un cœur évidemment, avec ses magasins, ses bureaux, ses cafés. Elle est l’instant monumental de l’histoire du passage, son acmé magnifique et obscène, en même temps que sa négation.

En 1860, Paris bâtit son dernier passage. De taille relativement modeste, il apparaît déjà comme un simple archaïsme. Le goût du jour est aux grands axes et au grand air, à l’haussmannisation. Son promoteur, un homme d’affaires modèle, est mis en cause l’année même de son érection. Le passage Mirès devient passage des Princes. Il est voué, faut-il croire, à la gloire des empires éphémères.

En 1860, l’Italie proclame son unité. Milan attire les artistes comme elle génère les affaires. Des projets de restructuration du centre, sinistrement insalubre, y courent depuis un siècle. Mais c’est une ville qui n’a jamais (ou presque) connu d’indépendance. Le Duomo du 14e, le second d’Italie, fut achevé sous Napoléon. Un peu plus loin, l’ouverture d’une place donnant sur la Scala a rendu la question plus pressante. Il faut un nouvel axe. Il portera le nom du roi, Victor-Emmanuel II. C’est la première fois qu’une municipalité entreprend la construction d’un passage, qu’un concours est organisé pour son édification, qu’on veut en faire aussi explicitement un symbole national.

Les précurseurs sont modestes. Ils se trouvent à Trieste, à Nantes, à Bruxelles, à Hambourg. Giuseppe Mengoni remporte le concours de la ville en 1863. Il rend visite à Cluysenaar, l’architecte des Galeries royales Saint-Hubert. Il trouve à ses côtés un certain réconfort.

L’idée d’une rue couverte de douze mètres de large n’est pas au goût de tous. Elle sera flanquée de sept étages –quand les précédents déjà surprenaient d’en avoir deux ou trois. Des écrivains s’y opposent, et le projet suscite des débats passionnés. En 1864, Giuseppe Mengoni décide d’y ajouter une rue. Le plan d’ensemble sera celui d’une croix savoyarde, l’emblème de la dynastie. Les proportions de la coupole reprennent à l’identique celles de Saint-Pierre de Rome. La galerie s’impose définitivement comme cathédrale laïque et bourgeoise, entièrement vouée au culte de la marchandise et à la religion du progrès. Les allégories de la science, de l’art, de l’industrie et de l’agriculture prennent ici tout leur sens. Le gros œuvre est achevé en deux ans et demi, grâce au concours d’un millier d’ouvriers. Dix jours plus tard, malgré un soleil éclatant, un passant la traverse le parapluie ouvert. La foule devient aussitôt menaçante. Il replie son camouflet.

Les travaux se poursuivent pendant dix ans. Entre temps, l’ensemble a inspiré la Kaisergalerie de Berlin, elle aussi produit d’une unité nouvelle et d’une gloire ascendante. La guerre la détruira. En Italie, Turin sera première à suivre, puis Gênes, Messine, Naples surtout. Provocatrice, celle-ci offre au nouveau roi Humbert une galerie bâtie en un temps record, un peu moins longue et large, un peu plus haute cependant. Mais à l’écart de tout axe essentiel, elle n’a aucun rapport avec l’environnement. Et elle ne goûtera guère qu’un peu d’indifférence.

Le 30 décembre 1877, pendant l’inspection, Giuseppe Mengoni tombe d’un échafaudage et se tue. Le roi meurt quelques jours plus tard. La seconde inauguration a lieu en mars 1878. Un arc de triomphe entoure l’entrée donnant sur le Duomo. La galerie est achevée, définitivement.

En 1910, Umberto Boccioni en fait le décor d’un tableau emblématique, aujourd’hui conservé au musée de Brera, et connu sous le titre de Rixe dans la galerie. « Tout bouge, tout court, tout surgit rapidement, » écrit-il. « une figure n’est jamais stable devant nous, elle apparaît et disparaît sans cesse ». Ce peintre annonciateur d’un temps de crises qui devait bouleverser, remettre en cause et finalement voir triompher le capitalisme, allait mourir pendant la guerre d’une mauvaise chute de cheval. Il eût pu être, ont dit certains, un autre Picasso.

À celui qui ne serait jamais allé à Milan ou à Naples, et qui voudrait, lisant ce texte, se faire une idée de La Galerie Victor-Emmanuel, je conseillerais simplement, pour un instant bien sûr, d’oublier ce qu’il sait des passages.

Ce texte est la première partie d’un dossier autour de la galerie Victor-Emmanuel à Milan.

 

Rixe dans la galerie, Umberto Boccioni, 1910. Pinacothèque de Brera, Milan.

Rixe dans la galerie, Umberto Boccioni, 1910. Pinacothèque de Brera, Milan.

  Pour aller plus loin:

  • Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Éditions du Cerf, Paris, 1997. Traduit de l’allemand par Jean Lacoste. Édition et introduction de Rolf Tiedemann. La conférence de 1939, qui est au coeur de ce projet inachevé, est en ligne sur la rubrique Benjaminia de ce site, dans la traduction de l’auteur.
  • Johann Friedrich Geist, Le Passage. Un type architectural du XIXe siècle, traduction par Marianne Brausch, Pierre Mardaga éditeur, Bruxellles, 1987.
  • Luigi Capuana, Giacinta, Tours, Farrago, 2006. Traduction et postface d’Olivier Favier.

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