Un soir de juin 1864, dans les premières journées de mon séjour à Milan, je sortais de ce temple magnifique le cœur agité de mille émotions d’artiste et de poète –pour cette seule connaissance idéale de l’art et de la poésie que tous les hommes sensibles ont au fond de leur cœur-, et je fus arrêté par une foule de curieux qui assistait à la démolition d’un vieux quartier en face, qui longe la via de’Borsinari, et que l’on nomme le Coperto de’ Figini.
La municipalité en avait décidé ainsi, car il fallait étendre la nouvelle place autour de la merveilleuse cathédrale, et les Milanais ne pouvaient passer devant ces ruines sans les contempler étonnés, amers et joyeux tour à tour. La démolition de cet édifice, remarquable par son antiquité et presque monumental en ces lieux, était le prix à payer pour ce nouveau décor, admirable par son ampleur et par son élégance, dans une métropole riche en événements glorieux et magnifiques, dont seule l’histoire pourtant a conservé la trace.
Mais les esprits ne s’étaient pas émus de cette seule considération : il y a quelque chose de triste et de solennel dans les ruines d’un bâtiment qui a vu se succéder de nombreuses générations d’hommes, qui fut le théâtre des affections les plus douces et les plus tendres, comme du combat des passions les plus désespérées, qui a gardé en son cœur, comme un ami fidèle, le secret de l’intimité familiale : pieux et merveilleux secret qui, s’il pouvait être accessible à tous, donnerait peut-être à l’humanité l’horreur de son propre destin. C’est la pudeur sacrée du malheur qui nous invite à le conserver, et cette religion est en elle-même pour tous les hommes une religion instinctive, fortifiée par la délicatesse de nos esprits, par cette fatale, mais pourtant juste conviction, qui fait communément distinguer en tout ce qui n’est pas heureux quelque chose de repoussant et de coupable1.
Que ce soit ensuite par un puéril sentiment de curiosité, ou par une très noble compassion, ou même par cet égoïsme naturel qui fait trouver du réconfort dans un sort moins heureux que le nôtre, il n’y a pas, au fond de nous, de plus violent et impérieux désir que celui de vouloir déchirer ce voile qui cache l’histoire privée des autres hommes.
C’est certainement en conséquence de ce principe, que nous restons pétris d’admiration devant les plus modestes reliques de tout ce qui lui a appartenu, comme si chaque objet avait gardé avec lui une part de cette vie, et les traces de ces événements dont il fut le témoin. Mais c’est là une aimable illusion ! Qui de vous n’a pas placé une part de ses affections, parfois la plus durable, dans le toit qui le vit naître, dans l’arbre d’une arrière-cour, dans un vieux meuble de famille, dans un habit, dans un décor ou dans quelque autre objet qui a le plus longuement assisté aux vicissitudes de son existence ? C’est la confiance en ces affections qui nous fait implorer ces reliques muettes, comme si elles portaient une révélation intime ou surnaturelle. Parce que si tout l’univers nous parle ce mystérieux langage, si en chaque point de la terre nous retrouvons les traces de ceux qui nous ont précédés, le cœur humain ne peut se contenter de cette révélation indistincte, aussi sublime soit-elle, parce que ses facultés sont limitées, et qu’il aspire beaucoup moins à la société qu’à la famille.
C’est pourquoi le roman est plus agréable que l’histoire, c’est pourquoi la représentation d’un drame domestique nous émeut plus que les grandes tragédies des peuples, et que les restes d’une pauvre chaumière sont quelquefois plus éloquentes que les ruines de Palmyre ou d’Héliopolis.
Je pensais à cela en contemplant les murs disjoints et démolis de ce vieux quartier, où chaque pierre, chaque bloc semblait garder en lui une tendre histoire, une confidence. –Qui peut savoir combien de générations d’hommes s’y sont succédés jusqu’à aujourd’hui, à combien d’usages il aura servi, de quels événements il aura été le témoin ? –Érigé par Pietro Figini en souvenir des noces de Giovanni Galeazzo Visconti avec Isabelle, fille de Jean, roi de France, et destiné à être le théâtre des fastes et des plaisirs, il devint ensuite l’enjeu des spéculateurs. Ses arabesques précieuses furent enlevées et abîmées, le style de son architecture modifié, il devint un quartier d’ouvriers et de marchands, le centre de commerce qu’il est resté jusqu’à nos jours.
L’édifice ouvert laissait apparaître deux rangées de chambres, pour la plupart étroites et asymétriques, et de chaque côté les traces des objets qui les avaient occupées. Ici, où la cloison a gardé ses couleurs, il y avait une horloge qui a marqué peut-être des heures heureuses et fébrilement attendues : de l’ouverture de cette alcôve, où une légère bande horizontale sur le mur indique qu’il y eut un lit, combien de regards se sont tournés vers le ciel découpé par la fenêtre d’en face, pour voir si le matin apparaissait limpide et pur, et dans les heures d’insomnie et de découragement pour contempler les étoiles, qui disent si bien la paix et la résignation. Là c’est l’empreinte d’une croix pendue à la cloison ; un peu plus haut celle d’une petite image, peut-être celle d’un être perdu, que l’on aima passionnément. À ces barres de fer, une bryone s’était accrochée avec une telle ténacité qu’on a dû l’arracher de son pot. Aurait-elle eu quelque intention amoureuse, à ne pas vouloir vivre et prospérer dans un autre lieu ? Un sort semblable fut réservé à une tige de jasmin dans l’embrasure d’une fenêtre ; ses feuilles retombent flétries et ses fleurs étoilées, secouées par le vent, descendent lentement en tournoyant vers la rue.
Mais là où le cœur pouvait puiser ses plus beaux souvenirs, c’était dans la part la plus humble et la plus méconnue de l’édifice, dans ces salles obscures, excessivement étroites, et pleines d’exhalaisons nocives, où l’existence de l’ouvrier et du prolétaire se consume, noble et ignorée. Combien de tourments, combien d’élégies, combien de secrètes souffrances ont été abrités dans cet asile de douleur ! Où sont les traces des larmes qu’on y aura versées ? Où est la jeune couturière qui pleure son innocence perdue pour un morceau de pain ? Où avait-elle tissé ses rêves d’avenir virginaux ?
Voici la chambre où un peintre vécut jadis, peut-être inconnu, talentueux peut-être. Ces profils de femme sur le mur, qui se ressemblent tous et qui tous se rapportent à un seul visage, sont l’abrupt témoignage d’une passion amoureuse : tout près, une infinité de dessins et de petits croquis : un cheval déchaîné, un poulet en habit de docteur, un épervier en habit de notaire, un juge signe une sentence de mort et fait jaillir de sa plume un ressort, le ressort actionne la guillotine, la guillotine tue le patient. Il est écrit en dessous : Quelle différence il y a entre un bourreau et un juge. Une large tache de vin s’étale de l’autre côté, un geste de violence, le souvenir de quelque orgie célèbre, effrénée, mémorable, puisque la pauvreté a aussi ses orgies, nées dans le désespoir, où à défaut de perles on laisse tomber des larmes .
Dans la chambre suivante, c’est la flamme d’une lampe qui a fait cette trace ronde et noirâtre au plafond. Les ouvrières se réunissaient-là, poursuivant leur travail jusque tard dans la nuit. –Voici, dans un coin, un bouquet de fleurs fanées. Qui les aura offertes ? Peut-être que dans le désordre étrange de nos passions, on les aura abandonnées parce qu’elles ne rappelaient pas un sentiment coupable. Dans une pièce d’eau plus décente, un ruban déchiré supporte toujours un petit miroir brisé. Il semble refléter encore un doux et pâle visage, les yeux et les cheveux noirs, les joues pâles elles aussi, mais tendant légèrement sur le rose, une figure tantôt souriante, tantôt voilée de larmes. –C’était ici une beauté à vendre, là une beauté menacée, en péril ; là ; tout près encore, une beauté déjà vendue : c’est le sourire de l’innocence tempérée de malheur ; le combat presque perdu entre le charme et la vertu, les visions du remords et les joies de l’aisance, par anticipation ; c’est l’ivresse qui étouffe, mais ne tue pas la douleur.
C’est un drame terrible et extraordinaire, un chef d’œuvre de l’art, qu’il faudrait donner en spectacle à la société tout entière. Il n’y aurait pas à le regretter : chaque acteur joue bien son rôle, c’est à qui apportera le plus de zèle et de maestria, ce sont des artistes d’un mérite incomparable, tout est vrai dans la représentation : vraies les larmes, vraie la misère, vrai le sang versé, vraie l’innocence que l’on vend, vrai le grand crime impuni, la vérité partout, vivante, nue, palpitante… Qui donc, dans l’assistance, pourrait ne pas applaudir ?
Traduit par Olivier Favier.
Ce texte est la troisième partie d’un dossier autour de la galerie Victor-Emmanuel à Milan.
- Première partie: Galleria-Galerie, par Olivier Favier
- Deuxième partie: La galerie Victor-Emmanuel à Milan, par Luigi Capuana.
Note sur le texte:
Les pages d’Igino Ugo Tarchetti sont les premières de Paolina (Mystères du Couvert des Figini), une fresque réaliste aux forts accents autobiographiques. Figure majeure de la scapigliatura milanaise, réaction ultra-romantique au romantisme catholique de la tradition manzonienne, Tarchetti mourut à 28 ans, laissant quelques récits à la manière d’Hoffmann et de Poe, un roman anti-militariste qui défraya la chronique et un chef d’œuvre inachevé, Fosca, qu’Ettore Scola adapta sous le titre de Passion d’Amour. Ce livre a été réédité en 2009 sous son titre original aux éditions du Sonneur.
Pour aller plus loin:
- Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Éditions du Cerf, Paris, 1997. Traduit de l’allemand par Jean Lacoste. Édition et introduction de Rolf Tiedemann. La conférence de 1939, qui est au coeur de ce projet inachevé, est en ligne sur la rubrique Benjaminia de ce site, dans la traduction de l’auteur.
- Johann Friedrich Geist, Le Passage. Un type architectural du XIXe siècle, traduction par Marianne Brausch, Pierre Mardaga éditeur, Bruxellles, 1987.
- Luigi Capuana, Giacinta, Tours, Farrago, 2006. Traduction et postface d’Olivier Favier.
- Idée qui relève en soi bien plus d’une culture protestante que d’une culture catholique. Elle dit bien, chez la Scapigliatura milanaise, les influences du romantisme allemand. [↩]