C’est, écrit l’historien Emilio Gentile, qui a consacré un livre à cette question, l’ensemble « peut-être le plus significatif du Fascisme de pierre ». Construit au nord de la ville, sur une plaine fluviale qui s’étend du Tibre au Monte Mario, on y arrive depuis le Pont Duca d’Aosta, lui aussi réalisé à l’époque du régime. De l’autre côté du lungotevere -l’avenue longeant le fleuve-, se dresse encore aujourd’hui un monolithe de marbre blanc de 36 mètres de haut, où sont gravés les mots MUSSOLINI DUX.
L’obélisque est illuminé dans la nuit, et des milliers de voitures le longent chaque jour, s’arrêtant au carrefour, ou stationnant sur les parkings environnants. Il fut offert en 1927 par un groupe d’industriels de Carrare, monté sur un chariot tiré par soixante bœufs jusqu’à la mer, puis acheminé sur la côte jusqu’au Tibre, le tout décrit alors comme une véritable épopée qui dura près de quatre ans, de l’extraction de la carrière en 1928 à l’installation en mai 1932. Derrière lui, on devine à peine l’écriteau de la Rai, et le nom de l’Université Foro Italico.
Ce nom de Foro Italico -et non Italiano– est d’ailleurs un remaniement modeste du toponyme original, Foro Mussolini, dont la réalisation s’est étalée de 1927 à 1933, sous la direction d’Enrico del Debbio, l’un des meilleurs architectes du régime. Ce dernier avait projeté d’ériger une « statue du fascisme », haute d’une centaine de mètres, socle compris, qui aurait fait « pâlir le souvenir du légendaire Colosse de Rhodes ». Elle aurait dû dominer une place de cent-vingt mille mètres carrés, capable de contenir trois-cent mille personnes: le nouveau cœur de la propagande fasciste, dans une ville qui comptait alors un million cent-cinquante mille habitants. La guerre mit fin à ces projets comme à ceux du quartier de l’EUR au sud.
À la libération, en août 1944, les Romains voulurent abattre le monument au Duce. Ils en furent empêchés, ironie de l’Histoire, par les troupes américaines qui stationnaient sur les lieux. Le retour à la « normalité » fut très rapide, dans un pays où l’amnistie fut proclamée par le très stalinien Palmiro Togliatti, en 1946. Les criminels de guerre qui avaient échappé aux exécutions sommaires et aux jugements hâtifs connurent une fin de vie relativement tranquille -certains reprenant même une activité politique. On oublia, entre mille autres choses, la nécessaire restructuration d’un espace décrit par l’architecte Luigi Moretti comme « expression et affirmation de l’impériale volonté fasciste ».
L’ensemble est toujours un vaste complexe sportif, comprenant notamment un stade de football, un autre d’athlétisme et une piscine olympique ayant accueilli les jeux olympiques et deux championnats du monde. Les ultras de la Lazio peuvent venir y saluer, avant d’entrer dans les tribunes, celui qui reste pour nombre d’entre eux une figure de référence, comme l’a fort bien montré Carlo Bonini dans son livre ACAB, dont Stefano Sollima a tiré un film.
L’atmosphère du lieu, lors de long crépuscule d’été où j’y suis revenu, évoque davantage l’imminence tragique d’un Carel Willink que la nostalgie métaphysique d’un Giorgio De Chirico. Malgré les statues massives, souvent grotesques, le charme indéniable et légèrement frelaté en tient tout entier dans le sentiment trouble de traverser une fausse cité antique, le rêve barbare de quelque Viollet-le-Duc italien. En l’état malheureusement, il signe surtout le succès d’Enrico Del Debbio, qui décrivait ainsi son projet en 1927: « un monument qui, en se rattachant à la tradition impériale romaine, veut rendre éternel dans les siècles le souvenir de la nouvelle civilisation fasciste, en la liant au nom de son Condottiero. »
Ici aussi, plus que jamais, le fascisme n’est pas entré dans l’Histoire.
Juillet 2013
Cet article est la troisième partie d’une rapide évocation du Fascisme de pierre -titre d’un livre d’Emilio Gentile:
- Première partie: L’E.UR., du fascisme à l’Europe.
- Deuxième partie: Le fascisme entre chien et loup (1), La GIL de Luigi Moretti dans le Trastevere.
Voir aussi sur ce site la rubrique « L’Italie derrière la mémoire ».
(Les images qui suivent, dont la reproduction est soumise à la stricte autorisation de l’auteur, ont été prises dans « le stade des marbres », à l’exception bien sûr, de celles du monolithe).