L’E.U.R., du fascisme à l’Europe, par Olivier Favier.

 
C’est aujourd’hui le XXXIIème quartier de Rome, dans la 12ème circonscription. On y accède depuis le centre par cette longue avenue qu’on nomme ici la Cristoforo Colombo, comme si, dans sa longue échappée au sud-ouest de la ville en direction de la mer tyrrhénienne, elle n’avait pour fonction que de montrer la voie vers quelque Nouveau Monde. Ce qui en tient lieu, et l’a été, en préfigure quelques autres, avec un air d’inachèvement qui le rend pour le moins un peu plus supportable. Les grands centres d’affaires, nés presque un demi-siècle plus tard à Londres et à Paris, en sont les plus obscènes, autour de la bien nommée Défense et de la non moins prédisposée « Île aux Chiens »-: un condensé de pouvoir aveugle assiégé de quartiers populaires, à cette différence près que dans le cas italien, en cette époque désormais lointaine, malgré le contexte nauséabond du fascisme aujourd’hui renaissant, le dit pouvoir était bien plus politico-culturel qu’économico-financier, et que le dit projet a vu le jour dans ce qui était alors un bout de campagne romaine, et non suite à un « assainissement » urbain.

Cette nouvelle Rome fut fantasmée par Giuseppe Bottai en 1935, le plan d’ensemble fut dessiné l’année suivante alors que le consensus autour du fascisme battait son plein. Avec la conquête de l’Éthiopie, l’Italie avait enfin son Empire, selon un bon mot du Duce reproduit à l’envi sur les journaux et sur les murs. En 1941, l’Empire s’effondra, et le fascisme se saborda officiellement deux ans plus tard. L’Exposition Universelle de Rome, prévue pour 1942, ne vit jamais le jour. Reste un plan en damier et quelques monuments réalisés par les meilleurs architectes du régime, sous la direction du grand éventreur de la capitale piémontaise, Marcello Piacentini. Ironie de l’anachronisme, ce rêve d’un retour à l’Antique laisse à penser aujourd’hui, comme l’écrit en substance Emilio Gentile, que si les fascistes ne sont en rien les Romains du vingtième siècle, ces derniers auront peut-être été les fascistes de l’Antiquité.

De ce qui fut alors, rien ou presque n’aura été changé, dans un pays où seuls les tremblements de terre et l’incurie de Silvio Berlusconi sont parvenus à effacer quelques ruines. De nombreux bâtiments modernes s’y sont ajoutés, le sigle s’est changé en un diminutif pour désigner le quartiere Europa -restructuration a minima des outils sémantiques. La crise aidant, mais cette Europe ne vient jamais seule, ses rues la nuit ne sont plus vraiment sûres.

Juillet 2013

Cet article est la deuxième partie d’une rapide évocation du Fascisme de pierre -titre d’un livre d’Emilio Gentile:

Pour aller plus loin:

Vue aérienne de l'EUR en 1953.

Vue aérienne de l’EUR en 1953. Les travaux, interrompus en 1943, n’ont repris qu’en 1951, et les bâtiments sont encore ceux du régime.

Palais

Le Palais de la Civilisation du travail, décor de nombreux films, dont Rome ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini et Otto e mezzo (1963) de Federico Fellini. Souvent surnommé le Colisée carré. Sur les quatre façades on peut lire: « Un peuple de poètes d’artistes de héros / de saints de penseurs de savants / de navigateurs et de transmigrateurs » (ce dernier terme étant un élégant néologisme dannunzien propre à faire oublier la nature politique ou prolétaire de l’exil et de l’émigration). Photo: Olivier Favier.

Pigorini

Les arcades qui longent le musée ethnographique Luigi Pigorini avec l’enseigne d’un bar qui n’existe plus. Photo: Olivier Favier.

Exposition

Une exposition laissée sans surveillance présente d’anciennes photographies de l’EUR dans la galerie d’un palais du fascisme. Photo: Olivier Favier.

ENI

L’immeuble moderne de l’ENI -Ente Nazionale Idrocarburdi- donnant sur un lac artificiel. Le fondateur de l’ENI, Enrico Mattei, est mort dans des circonstances qui ne sont qu’officiellement mystérieuses. En 1972, Francesco Rosi raconta ce crime dans le film L’Affaire Mattei, avec Gian Maria Volontè. Le dernier livre inachevé de Pier Paolo Pasolini, Pétrole, y fut également consacré, comme le spectacle de Laura Curino, « Il signore del cane nero », en 2010. Photo: Olivier Favier.

Partager sur