Discours sur l’Afrique, par Victor Hugo.

 

Le texte que vous allez lire, dont j’ai conservé l’appareillage du livre Actes et paroles (réédition Paris, Robert Laffont, 1992), résonne, en ce qui concerne l’Afrique, comme la pure expression de la vulgate progressiste dominante en France dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Ou, pour dire mieux, de celle dont la Troisième République allait marquer le triomphe. Avec elle, l’héritage perverti de l’idéal révolutionnaire incarnait la promesse d’une « Grande Nation ». L’herbe était coupée pour toujours sous les chaussons  de l’Ancien Régime comme sous les bottes d’un futur Napoléon.

André Breton a dit de Victor Hugo qu’il était « surréaliste quand il n’était pas bête ». J’ajouterais qu’il était, et de manière presque exclusive -comme Aragon au siècle suivant- un séducteur performant. Autrement dit un homme à peu près dépourvu d’identité propre, mais formidablement capable de revêtir les oripeaux du temps -y compris ceux de l’opposant à l’éphémère et au « petit ».

Hugo devint en somme, comme son cadet toujours, l’expression la plus complète des contradictions du siècle, en cela un baromètre utile pour l’historien, mais un référent souvent douteux pour qui a goût de vraie littérature -on ne peut pas parler très longtemps de poésie avec lui.

Les tenants d’un « relativisme » commode pourront toujours arguer qu’en cette époque on ne pouvait penser autrement. On le pouvait bien sûr, mais si on parvenait à l’écrire -ce qui était presque impossible, censure ou non-, les mots restaient en quarantaine. Dans un monde encore largement illettré, ils n’obtenaient aucun écho public de ceux qui faisaient profession de penser. Toujours en ce qui concerne l’Afrique, les exemples d’Hector France ou de Paul Vigné d’Octon suffiront à étayer ces propos.

Notre monde d’éditocrates et de pollueurs télévisuels n’a rien changé du côté de la pensée dominante, cela va sans dire. Pour autant, la toile offre -ceux qui voudraient l’asservir le savent trop bien- une liberté d’expression dont on n’a aucun équivalent dans l’Histoire. Cette liberté a pour corollaire une « présomption de compétences », comme le dit fort joliment Michel Serres. Cette « présomption de compétences » a fait voler les hiérarchies en éclats.

En résumé, quand, dans son « discours de Dakar », Nicolas Sarkozy a repris d’assez près une phrase de Victor Hugo, beaucoup ont cru entendre un homme du dix-neuvième siècle. Beaucoup ont eu la possibilité de le dire. Beaucoup l’ont dit, qui ont été entendus. Cette polémique, comme bien d’autres, a permis de repousser assez vite vers les poubelles de l’Histoire celui qui se voyait en juge de qui devait y entrer.

Le dimanche 18 mai 1879, un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage réunissait, chez Bonvalet, cent vingt convives.

Victor Hugo présidait. Il avait à sa droite MM. Schoelcher, l’auteur principal du décret de 1848 abolissant l’esclavage, et Emmanuel Arago, fils du grand savant républicain qui l’a signé comme ministre de la marine; à sa gauche, MM. Crémieux et Jules Simon.

On remarquait dans l’assistance des sénateurs, des députés, des journalistes, des artistes.

Il y a eu un incident touchant. Un nègre aveugle s’est fait conduire à Victor Hugo. C’est un nègre qui a été esclave et qui doit à la France d’être un homme.

Au dessert, M. Victor Schoelcher a dit les paroles suivantes:

Cher grand Victor Hugo,

La bienveillance de mes amis, en me donnant la présidence honoraire du comité organisateur de notre fête de famille, m’a réservé un honneur et un plaisir bien précieux pour moi, l’honneur et le plaisir de vous exprimer combien nous sommes heureux que vous ayez accepté de nous présider. Au nom de tous ceux qui viennent d’acclamer si chaleureusement votre entrée, au nom des vétérans anglais et français de l’abolition de l’esclavage, des créoles blancs qui se sont noblement affranchis des vieux préjugés de leur caste, des créoles noirs et de couleur qui peuplent nos écoles ou qui sont déjà lancés dans la carrière, au nom de ces hommes de toute classe, réunis pour célébrer fraternellement l’anniversaire de l’émancipation, je vous remercie d’avoir bien voulu répondre à notre appel.

Vous, Victor Hugo, qui avez survécu à la race des géants, vous le grand poète et le grand prosateur, chef de la littérature moderne, vous êtes aussi le défenseur puissant de tous les déshérités, de tous les faibles, de tous les opprimés de ce monde, le glorieux apôtre du droit sacré du genre humain. La cause des nègres que nous soutenons, et envers lesquels les nations chrétiennes ont tant à se reprocher, devait avoir votre sympathie; nous vous sommes reconnaissants de l’attester par votre présence au milieu de nous.

Cher Victor Hugo, en vous voyant ici, et sachant que nous vous entendrons, nous avons plus que jamais confiance, courage et espoir.

Quand vous parlez, votre voix retentit par le monde entier; de cette étroite enceinte où nous sommes enfermés, elle pénétrera jusqu’au coeur de l’Afrique, sur les routes qu’y fraient incessamment d’intrépides voyageurs, pour porter la lumière à des populations encore dans l’enfance, et leur enseigner la liberté, l’horreur de l’esclavage, avec la conscience réveillée de la dignité humaine; votre parole, Victor Hugo, aura puissance de civilisation; elle aidera ce magnifique mouvement philanthropique qui semble, en tournant aujourd’hui l’intérêt de l’Europe vers le pays des hommes noirs, vouloir y réparer le mal qu’elle lui a fait. Ce mouvement sera une gloire de plus pour le dix-neuvième siècle, ce siècle qui vous a vu naître, qui a établi la république en France, et qui ne finira pas sans voir proclamer la fraternité de toutes les races humaines.

Victor Hugo, cher hôte vénéré et admiré, nous saluons encore votre bienvenue ici, avec émotion.

Après ces paroles, dont l’impression a été profonde, Victor Hugo s’est levé et une immense acclamation a salué longtemps celui qui a toujours mis son génie au service de toutes les souffrances.

Le silence s’est fait, et Victor Hugo a prononcé les paroles qui suivent:

Messieurs,

Je préside, c’est-à-dire j’obéis; le vrai président d’une réunion comme celle-ci, un jour comme celui-ci, ce serait l’homme qui a eu l’immense honneur de prendre la parole au nom de la race humaine blanche pour dire à la race humaine noire: Tu es libre. Cet homme, vous le nommez tous, messieurs, c’est Schoelcher. Si je suis à cette place, c’est lui qui l’a voulu. Je lui ai obéi.

Du reste, une douceur est mêlée à cette obéissance, la douceur de me trouver au milieu de vous. C’est une joie pour moi de pouvoir presser en ce moment les mains de tant d’hommes considérables qui ont laissé un bon souvenir dans la mémorable libération humaine que nous célébrons.

Messieurs, le moment actuel sera compté dans ce siècle. C’est un point d’arrivée, c’est un point de départ. Il a sa physionomie: au nord le despotisme, au sud la liberté; au nord la tempête, au sud l’apaisement.

Quant à nous, puisque nous sommes de simples chercheurs du vrai, puisque nous sommes des songeurs, des écrivains, des philosophes attentifs; puisque nous sommes assemblés ici autour d’une pensée unique, l’amélioration de la race humaine; puisque nous sommes, en un mot, des hommes passionnément occupés de ce grand sujet, l’homme, profitons de notre rencontre, fixons nos yeux vers l’avenir; demandons-nous ce que fera le vingtième siècle. (Mouvement d’attention.)

Politiquement, vous le pressentez, je n’ai pas besoin de vous le dire.

Géographiquement,-permettez que je me borne à cette indication,-la destinée des hommes est au sud.

Le moment est venu de donner au vieux monde cet avertissement: il faut être un nouveau monde. Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a à côté d’elle l’Afrique. Le moment est venu de dire aux quatre nations d’où sort l’histoire moderne, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, la France, qu’elles sont toujours là, que leur mission s’est modifiée sans se transformer, qu’elles ont toujours la même situation responsable et souveraine au bord de la Méditerranée, et que, si on leur ajoute un cinquième peuple, celui qui a été entrevu par Virgile et qui s’est montré digne de ce grand regard, l’Angleterre, on a, à peu près, tout l’effort de l’antique genre humain vers le travail, qui est le progrès, et vers l’unité, qui est la vie.

La Méditerranée est un lac de civilisation; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie.

Le moment est venu de dire à ce groupe illustre de nations: Unissez-vous! allez au sud.

Est-ce que vous ne voyez pas le barrage? Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle, ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité,-l’Afrique.

Quelle terre que cette Afrique! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire; l’Afrique n’a pas d’histoire. Une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. Rome l’a touchée, pour la supprimer; et, quand elle s’est crue délivrée de l’Afrique, Rome a jeté sur cette morte immense une de ces épithètes qui ne se traduisent pas: Africa portentosa(Applaudissements.)

C’est plus et moins que le prodige. C’est ce qui est absolu dans l’horreur. Le flamboiement tropical, en effet, c’est l’Afrique. Il semble que voir l’Afrique, ce soit être aveuglé. Un excès de soleil est un excès de nuit.

Eh bien, cet effroi va disparaître.

Déjà les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique; la France la tient par l’ouest et par le nord; l’Angleterre la tient par l’est et par le midi. Voici que l’Italie accepte sa part de ce travail colossal. L’Amérique joint ses efforts aux nôtres; car l’unité des peuples se révèle en tout. L’Afrique importe à l’univers. Une telle suppression de mouvement et de circulation entrave la vie universelle, et la marche humaine ne peut s’accommoder plus longtemps d’un cinquième du globe paralysé.

De hardis pionniers se s’ont risqués, et, dès leurs premiers pas, ce sol étrange est apparu réel; ces paysages lunaires deviennent des paysages terrestres. La France est prête à y apporter une mer. Cette Afrique farouche n’a que deux aspects: peuplée, c’est la barbarie; déserte, c’est la sauvagerie; mais elle ne se dérobe plus; les lieux réputés inhabitables sont des climats possibles; on trouve partout des fleuves navigables; des forêts se dressent, de vastes branchages encombrent çà et là l’horizon; quelle sera l’attitude de la civilisation devant cette faune et cette flore inconnues? Des lacs sont aperçus, qui sait? peut-être cette mer Nagaïn dont parle la Bible. De gigantesques appareils hydrauliques sont préparés par la nature et attendent l’homme; on voit les points où germeront des villes; on devine les communications; des chaînes de montagnes se dessinent; des cols, des passages, des détroits sont praticables; cet univers, qui effrayait les Romains, attire les Français.

Remarquez avec quelle majesté les grandes choses s’accomplissent. Les obstacles existent; comme je l’ai dit déjà, ils font leur devoir, qui est de se laisser vaincre. Ce n’est pas sans difficulté.

Au nord, j’y insiste, un mouvement s’opère, le divide ut regnes exécute un colossal effort, les suprêmes phénomènes monarchiques se produisent. L’empire germanique unit contre ce qu’il suppose l’esprit moderne toutes ses forces; l’empire moscovite offre un tableau plus émouvant encore. A l’autorité sans borne résiste quelque chose qui n’a pas non plus de limite; au despotisme omnipotent qui livre des millions d’hommes à l’individu, qui crie: Je veux tout, je prends tout! j’ai tout!–le gouffre fait cette réponse terrible: Nihil. Et aujourd’hui nous assistons à la lutte épouvantable de ce Rien avec ce Tout. (Sensation.)

Spectacle digne de méditation! le néant engendrant le chaos.

La question sociale n’a jamais été posée d’une façon si tragique, mais la fureur n’est pas une solution. Aussi espérons-nous que le vaste souffle du dix-neuvième siècle se fera sentir jusque dans ces régions lointaines, et substituera à la convulsion belliqueuse la conclusion pacifique.

Cependant, si le nord est inquiétant, le midi est rassurant. Au sud, un lien étroit s’accroît et se fortifie entre la France, l’Italie et l’Espagne. C’est au fond le même peuple, et la Grèce s’y rattache, car à l’origine latine se superpose l’origine grecque. Ces nations ont la Méditerranée, et l’Angleterre a trop besoin de la Méditerranée pour se séparer des quatre peuples qui en sont maîtres. Déjà les États-Unis du Sud s’esquissent ébauche évidente des États-Unis d’Europe. (Bravos.)

Nulle haine, nulle violence, nulle colère. C’est la grande marche tranquille vers l’harmonie, la fraternité et la paix.

Aux faits populaires viennent s’ajouter les faits humains; la forme définitive s’entrevoit; le groupe gigantesque se devine; et, pour ne pas sortir des frontières que vous vous tracez à vous-mêmes, pour rester dans l’ordre des choses où il convient que je m’enferme, je me borne, et ce sera mon dernier mot, à constater ce détail, qui n’est qu’un détail, mais qui est immense: au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. (Applaudissements.)

Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra.

Allez, Peuples! emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui? à personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue; non pour le sabre, mais pour le commerce; non pour la bataille, mais pour l’industrie; non pour la conquête, mais pour la fraternité. (Applaudissements prolongés.)

Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires.

Allez, faites! faites des routes, faites des ports, faites des villes; croissez, cultivez, colonisez, multipliez; et que, sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’Esprit divin s’affirme par la paix et l’Esprit humain par la liberté!

Ce discours, constamment couvert d’applaudissements enthousiastes, a été suivi d’une explosion de cris de: Vive Victor Hugo! vive la république!

M. Jules Simon, invité par l’assemblée à remercier son glorieux président, s’est acquitté de la tâche dans une improvisation, d’abord familière et spirituelle, et qui s’est élevée à une vraie éloquence lorsqu’il a dit que c’était aux émancipés, qui avaient tant souffert du préjugé et de l’oppression, à combattre plus que personne à l’avant-garde de la vérité et du droit.

Anton Wilhelm Amo, le philosophe ghanéen qui enseigna à l'Université d'Iena dans les années 1730, suffit à dire combien la "pensée" coloniale du dix-neuvième siècle pouvait être en recul sur certaines avancées du Siècle des lumières, pour isolées qu'elles aient pu être.

Pour aller plus loin:

  • Il manque au dix-neuvième siècle, qui s’enorgueillit d’avancées réelles dont la moindre n’est pas l’abolition de l’esclavage, les audaces radicales du siècle précédent. Le cas d’Anton Wilhelm Amo -voir l’article de Christine Damis ou les premières pages du livre de Catherine Coquery-Vidrovitch- n’est pas unique, comme on peut s’en rendre compte ici. Victor Hugo lui-même n’était pas dupe de l’insuffisance des positions abolitionnistes, en un temps où son destin n’est pas encore étroitement lié à celui de la République. Il écrivait le 19 mai 1848 : « La proclamation de l’abolition de l’esclavage se fit à la Guadeloupe avec solennité. Le capitaine de vaisseau Layrle, gouverneur de la colonie, lut le décret de l’Assemblée du haut d’une estrade élevée au milieu de la place publique et entourée d’une foule immense. C’était par le plus beau soleil du monde. Au moment où le gouverneur proclamait l’égalité de la race blanche, de la race mulâtre et de la race noire, il n’y avait sur l’estrade que trois hommes, représentant pour ainsi dire trois races : un blanc, le gouverneur ; un mulâtre qui lui tenait le parasol ; et un nègre qui lui portait son chapeau. »
  • D’un quinquennat l’autre: comment François Hollande a nuancé sa référence à Jules Ferry.

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