I
Il y a de cela bien des années, mais le souvenir en est encore vivant dans ma mémoire, car de là, peut-être, datent nos premières aventures avec les Kroumirs1.
Nous occupions avec notre smala2, le bordj3 d’El-Meridj, récemment bâti sur la frontière de Tunisie, à douze lieues au nord-est de Tebessa et à une portée de fusil d’un affluent de l’Oued Mellegue, l’Oued Hohrirh.
Cette rivière, profondément encaissée dans un lit inégal, effrité, crayeux, bordé de lauriers roses, nous séparait de la grande plaine qui s’étend du Keff à Galah et où sont semés les douars4 tunisiens des Ouled Sebira et des Beni Merzem.
Quelque temps auparavant, les Chéaias, fraction des Kroumirs, descendirent jusque-là avec leurs tentes et leurs troupeaux, fuyant devant les collecteurs du bey, qui appuyés de toute une armée, s’abattaient sur eux ainsi qu’un ouragan et les laissaient nus et dépouillés comme un champ d’orge après le passage d’une nuée de sauterelles. Il arriva que, pour leur échapper, ils traversèrent la frontière: mais ils tombèrent au milieu de nos goums5, qui, gardiens vigilants de notre territoire, les razzièrent sans merci.
Alors, n’ayant plus ni troupeaux, ni tentes, ni grains, ces gens, poursuivis d’un côté et pillés de l’autre, usèrent de représailles.
Il y eut de nombreuses incursions et de nombreuses escarmouches entre les tribus limitrophes. Algériens et Tunisiens passaient tour à tour la frontière, razziant moutons, bœufs, chameaux, chevaux et à l’occasion filles et femmes. Chaouias ou Chéaias, également pillards, également pauvres, également braves, échangeaient les mêmes horions.
Le bordj d’El-Meridj, que venait de faire construire le général Desveaux, commandant de la province de Constantine, sur l’emplacement indiqué par le colonel de spahis Flogny, commandant supérieur du cercle de Tebessa, eut précisément pour objet de pacifier cette partie de la frontière, en mettant fin à ces mutuelles querelles et à ces pillages réciproques.
Mais le but ne fut pas du premier coup atteint et, séparés seulement de la Régence, par une rivière, guéable en été, en plus d’un point, nous fûmes nous-mêmes longtemps exposés aux entreprises audacieuses des maraudeurs tunisiens.
En outre, les tribus que nous venions protéger et que notre présence empêchait d’exercer des représailles adressaient, au commandant du cercle, des plaintes continuelles sur les brigandages dont elles se disaient victimes de la fraction des Kroumirs razziée par elle jadis.
Aux Kroumirs, du reste, on imputait tout méfait, tant leur réputation était mauvaise.
Rapines des Béni Merzem, des Ouled Sebira, des Ouled Embarkem, étaient pour nous actes de Kroumirs. Tous les voleurs de la frontière, quel que fût leur tribu, nous les confondions sous ce nom générique.
Les plaintes devinrent telles que le commandant de la smala, le capitaine F…, reçut l’ordre de faire battre jour et nuit la campagne par des patrouilles de spahis, chargées d’arrêter tout indigène porteur d’armes.
Or, comme les Arabes, surtout ceux des frontières, ne s’engagent jamais par les chemins, sans un fusil à l’épaule et un flissa à la ceinture, les silos du bordj furent bientôt gorgés de prisonniers.
On les expédiait par fournées au bureau arabe de Tebessa qui, après un interrogatoire forcément sommaire, les relâchait ou les dirigeait sur Constantine.
Comme de coutume, de pacifiques laboureurs de la plaine allèrent pourrir dans les prisons de la province ou furent envoyés au bagne de Cayenne, et des rôdeurs de route, bandits de profession, furent reconnus purs de toute iniquité, car nos patrouilles ne tardèrent pas à prendre en flagrant délit de brigandage, des Kroumirs déjà arrêtés par elles et relâchés par le bureau arabe.
Le commandant de la smala se plaignit; on lui répondit aigrement que c’était à lui d’aviser; que, chargé spécialement de maintenir la paix dans les tribus de la frontière, il était responsable de ce qui arriverait.
Aussi, fatigué des récriminations d’une part, des reproches de l’autre, fatigué surtout des vols incessants, il prit le parti de rendre lui-même la justice comme cela se pratiquait depuis la conquête dans tous les postes isolés, et comme le général Négrier, dont le nom est encore l’effroi des Arabes, la rendait lui-même à la face du soleil, sur la place de la Brèche, à Constantine, par le sabre de son chaouch Braham6.
Donc, chaque fois que nos spahis rencontraient sur les chemins un indigène armé, ils lui faisaient subir un court interrogatoire.
-Où vas-tu?
-Faire la moisson à la Meskiana.
-Pourquoi as-tu un fusil?
-O musulmans! pouvez-vous me poser une telle question? Vous savez bien qu’un Arabe ne quitte jamais son fusil.
-Tu es un Kroumir?
-Sur la tête du Prophète, je sois un des Beni-Merzem. Voyez d’ici les tentes de mon douar de l’autre côté de la rivière, au pied de Bou-Djaber.
-Ton caïd ne t’a-t-il pas prévenu? Le bureau arabe a fait savoir par tous les crieurs des marchés qu’on arrêterait quiconque est porteur d’armes.
-Qu’Allah vide vos selles! Vous savez vous-même que ce n’est une chose ni possible ni juste sur la frontière. Autant nous jeter nus sous la dent du lion.
On l’entraînait au bordj où il était questionné de nouveau, et si les réponses paraissaient suffisantes, s’il pouvait nommer quelqu’un qui voulût répondre de lui, si sa tête plaisait, on le renvoyait après quelques jours de silo: au cas contraire, le capitaine appelait Ali-bel-Kassem.
II
Bon type, cet Ali-bel-Kassem. Un grand escogriffe au teint de cuivre, à la barbe d’un noir de jais, semée de quelques poils blancs, et taillée
en pointe comme celle de Méphistophélès; maigre, osseux, anguleux, à face patibulaire, en dépit du chapelet à grains d’ivoire qu’il portait constamment au cou. Les spahis le nommaient le grand champêtre, corruption de garde-champêtre, dignité dont on l’avait revêtu dans la smala et qu’il cumulait avec celle de brigadier.
-Ali-bel-Kassem?
Il arrivait sur-le-champ, toujours prêt à l’heure, la lèvre souriante, très propre, beau soldat malgré son dos un peu voûté par le laisser-aller des longues journées de cheval, bien assis sur son grand étalon noir, à l’œil intelligent, triste et doux.
Pourquoi la tristesse de cette bête?
Nous nous le demandions en riant.
Mais les drames dont son maître la rendaient témoin semblaient se refléter dans les rayonnements de sa sombre prunelle.
-Ali!
-Présent, mon koptane.
-Voici, faisait simplement le capitaine en lui désignant le prisonnier.
Il l’enveloppait des pieds à la tête d’un regard à la fois paterne et fauve.
-Tourne-toi, disait-il d’un ton plein de bienveillance.
L’autre se tournait.
-Ouvre les mains et lève-les.
L’autre élevait ses mains au-dessus de sa tête.
-Pas d’armes sous le burnous?
-Non, Sidi.
-Jette ton argent par terre.
-Pas d’argent, Sidi.
-Fais bien attention; si tu as de l’argent, tu ne viendras pas te plaindre après qu’on te l’a volé.
-Je n’ai pas un sordi.
Satisfait de l’inspection, il ordonnait au prisonnier de se placer à quelques pas, puis, silencieux, immobile, la bride dans la main gauche, la droite posée sur la cuisse, la tête haute, aisée et dégagée des épaules, suivant les règles de l’ordonnance, il attendait la consigne de son chef.
-Conduis-le à Tebessa, au bureau arabe, disait le capitaine de façon à être entendu du prisonnier. Ali inclinait la tête, puis se penchant et bas:
-Marche forcée, mon koptane?
-Marche forcée. Route en trois quarts d’heure.
Trois quarts d’heure! J’ai dit que Tebessa était éloigné du bordj de douze lieues.
Le «grand champêtre» souriait d’un air fin. Il savait ce que parler veut dire et comprenait la plaisanterie. C’était toujours la même que lui faisait son chef, mais il la goûtait chaque fois avec un nouveau plaisir.
-Trois quarts d’heure! Ah! ha! ha! Bien, mon koptane. Allons, homme, marche devant.
Il se dressait alors sur sa selle, fier, digne, grave, se sentant chargé d’une mission de confiance, plein de respect pour lui-même. On débouchait par la grande porte du bordj, sur le plateau d’où l’on domine la plaine tunisienne, et le prisonnier pouvait voir une fois encore la fumée de son douar se perdre dans les molles vapeurs des lointains bleus.
Parfois, si le douar était proche, il distinguait les blanches silhouettes des femmes anxieuses, guettant son retour.
Le factionnaire, assis par terre, le dos au mur, le sabre entre les jambes, le fusil chargé à portée de la main, les saluait amicalement au passage:
–Essalam ou Alikoum! Que le salut soit sur vous!
–Alek Salam! Sur toi soit le salut! répondaient-ils à l’unisson.
On dévalait. On tournait le bordj à droite; on descendait dans l’embryon de village composé de Français, Maltais, Italiens, juifs, tous voleurs dont les tentes et les huttes s’échelonnaient au flanc de la colline. Des spahis, accroupis le long des murs de branches et de terre des caouadjis7, buvaient leur café lentement, à petites gorgées; d’autres plongeaient de temps en temps leur bras au fond du capuchon de leur burnous et en retiraient un morceau de galette, une poignée de dattes, leur repas du matin, une pincée de tabac pour la cigarette; quelques-uns, allongés sur la natte d’alfa, la tête dans la main, l’œil somnolent perdu dans le rêve, fredonnaient sur un rythme lent une chanson de guerre et d’amour:
Kradidja, tes sourcils, tes paupières,
Tes longs cheveux,
Comme le fil des cimeterres
Blessent les yeux.
Ils s’interrompaient pour regarder passer le Kroumir, disant comme le factionnaire:
-Le salut soit sur vous!
Deux ou trois, sans bouger de place, tendaient la main pour offrir leur tasse à moitié pleine:
-Bois, homme, la journée sera chaude.
Et Ali-bel-Kassem, paterne, complaisant et souriant, arrêtait son cheval.
-Elle sera chaude, homme, bois.
Et quand le prisonnier rendait la tasse vide, en remerciant, on lui souhaitait bon voyage:
-Que ton jour soit heureux!
-Que ton ventre n’ait jamais faim!
III
Cependant les mercantis8, débitants d’absinthe empoisonnée et de vins frelatés, escrocs, banqueroutiers, repris de justice, marchands de tout acabit, debout sur le seuil de leurs huttes, de leurs tentes, de leurs gourbis, gorgés de denrées malsaines, criaient au brigadier de spahis:
-Encore un Kroumir, «grand champêtre!» A quoi bon le conduire à Tebessa? Démolis-le donc dans la broussaille, imbécile. Ce sera toujours une canaille de moins.
-Marche, marche, homme! disait Bel-Kassem, sans même daigner jeter un regard sur cette gueusaille. Et l’homme passait, la tête haute, l’œil fixe, plein de dédain aussi, mais pressant le pas, car il sentait siffler à ses oreilles, lui, le hardi voleur arabe, les rires et les insultes des lâches filous chrétiens. On sortait du village; on s’engageait sur le sentier pierreux de Tebessa, au milieu des genêts des palmiers nains et des bruyères, ce que les mercantis appellent « la broussaille », sous les morsures déjà brûlantes du soleil du matin.
L’homme marchait vite. Il n’entendait plus les rires des roumis, mais il sentait sur sa nuque le souffle chaud du cheval.
Bientôt une bonne odeur d’eau fraîche montait avec un bruit de cascade. Il y avait là, où le chemin fait un coude, une place ravissante, enveloppée de lauriers-roses.
Quand les fleurs s’épanouissaient éclatantes sur le vert sombre, c’était un coin du paradis. Les papillons, les scarabées d’or et les libellules s’y donnaient rendez-vous, et les souffles de la brise y avaient d’énervantes mollesses. Il n’y manquait que les houris, et on les voyait parfois dévaler en groupe des douars, jambes et bras nus, pour puiser l’eau dans la rivière qui clapotait au-dessous, au milieu des quartiers de roc détachés de ses flancs pendant le dernier orage. Des chutes, des bouillonnements, des écumes irisées des sept couleurs. Les perdrix rouges venaient y boire, tandis que les grands lièvres au poil fauve regardaient curieusement, oreilles dressées, au milieu des touffes de diss.
C’était là où nous attendions, dans les étouffantes après-midi, les filles des chaouias et où nous faisions l’amour, le pistolet à portée de la main et au poignet la bride du cheval.
C’était la frontière, à trois quarts d’heure du bordj et du village d’El-Meridj, et Ali-bel-Kassem, l’oeil aux aguets, ralentissait son allure.
Et l’autre ralentissait aussi son pas, et, ne sentant plus le naseau du cheval sur sa nuque, reprenait haleine.
Il humait l’air frais, heureux de ce coin d’ombre, et, se retournant, disait:
-Je te prie, Sidi, depuis huit jours, tu le sais, j’étais enterré vivant et privé d’eau dans les ordures d’un silo; au nom du Prophète, permets que je fasse l’oudou el serir.
Un vrai serviteur de Dieu peut-il refuser à un prisonnier qui passe près d’une rivière le droit à la petite ablution? L’ablution est sainte et obligatoire comme la prière, et ce n’est pas le dévot Bel-Kassem, qui eût songé à s’y opposer.
-Fais, répondait-il en détachant le chapelet de son cou, je te donnerai tout te temps que je mettrai à prononcer les quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah!
Et il égrenait les grains d’ivoire un à un, sans se presser, murmurant sur chaque, un des noms de Dieu:
Dieu le Grand;
Dieu le Miséricordieux;
Dieu le Juste;
Dieu l’Immuable;
Dieu le Maître de l’heure.
Pendant que le bédouin se laissant glisser le long de la pente crayeuse, et s’accroupissant, baignait sa face et plongeait avec délices ses jambes et ses bras dans l’eau.
Du haut de sa monture, immobile sur le bord, le grand champêtre ne le quittait pas de l’œil, continuant sa litanie:
Dieu le Vivant;
Dieu le Très-Haut;
Dieu le Clément,
Et quand il avait fini, il se récitait le verset:
…. Le Prophète a dit: «Celui que la mort surprendra la prière au lèvres ou au moment d’une action louable ou d’un acte religieux, celui-là est béni.»
Puis il replaçait méthodiquement le chapelet à son cou, par dessus son burnous rouge, portait la main sur la poignée de son pistolet, le tirait lentement de sa gaine, et l’armait sans bruit.
Et le corps penché, l’avant-bras appuyé sur l’épaule du cheval, il visait à son aise pendant une ou deux secondes.
-Les chrétiens maudits l’ordonnent, mais, par le Koran glorieux, tu te feras leur accusateur lorsque le soleil sera ployé et qu’on déroulera la feuille du Livre. Alors leur compte sera affreux, leur demeure la géhenne. Et tu te féliciteras, car tu auras passé le Sirah!9 Adieu, homme, l’archange Gabriel va te prendre pour que tu contemples la face du Maître.
Il marmottait cela entre ses dents, comme un dévot qui prie, tout en ajustant la nuque.
-Va, mon fils, c’était écrit.
Et il lui cassait la tête. Rarement il manquait son but. En ce cas, il achevait la besogne à coups de sabre. Le corps roulait et s’abîmait dans le torrent. Quelquefois, le vent qui soufflait des crêtes du Bou-Djaber apportait jusqu’au village d’El-Meridj le bruit de la détonation.
-Entendez-vous? disaient les mercantis. Encore ces cochons de Kroumirs qui assassinent en plein jour. Ont-ils du toupet, ces gueux-là!
Nouvelle parue dans l’hebdomadaire Le Passant n°19, 30 septembre 1882, reprise dans Sous le Burnous, G. Charpentier, 1886 (réédition Anacharsis, 2011).
Pour aller plus loin:
- Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1954), La Découverte, Paris, 2004.
- François Maspéro, L’Honneur de Saint-Arnaud, Points Seuil (réédition), 2000 -cette biographie d’un des principaux artisans de la conquête coloniale donne une image très précise de l’Algérie des années 1830 à 1850. Pour une mise en perspective de la « petite guerre », en amont comme en aval, on pourra lire de François Mayle, Napoléon ou la folie espagnole, Tallandier, 2007 (nombre d’officiers de cette campagne, à commencer par le maréchal Bugeaud, feront partie des cadres de la « pacification » en Algérie) et bien entendu la somme de Marie-Monique Robin, Les escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, Poches essais, 2008. On trouvera de plus amples indications dans un autre article de ce site.
- Ces pratiques qui ont accompagné 132 années de l’histoire de l’Algérie de 1830 à 1962 n’ont toujours pas l’heur de choquer massivement les autorités françaises qui s’apprêtent à rendre hommage au général Bigeard. On trouvera ici un article visant à remettre en perspective le parcours du grand homme faisant aussi relais à une pétition contre le transfert de ses cendres aux invalides.
- La Kroumirie est une région montagneuse à la frontière de l’Algérie et de la Tunisie. Elle est aujourd’hui rattachée à cette dernière. [↩]
- Le terme désigne ici un escadron de spahis. Les supplétifs algériens avaient dû abandonner le burnous vert, couleur de l’Islam, pour un rouge garance qui devint la couleur associée aux spahis. [↩]
- Fort de garnison, abritant des silos à grains, lesquels servaient aussi de prisons -cette « tradition » perdura jusqu’en pleine guerre d’Algérie. [↩]
- Campement de nomades. [↩]
- Unités autochtones sous commandement français. [↩]
- Ce chaouch dont je parle dans L’Homme qui tue et que je
connus au 1er escadron du 3e spahis, coupa, de son propre aveu, plus de
2, 000 têtes. (Note de l’auteur) [↩] - Débits de boissons et, par extension, les tenanciers et les serveurs. [↩]
- Commerçants européens. [↩]
- Ponts enjambant les flammes de l’Enfer, pour emmener les Bienheureux au Paradis. [↩]