En 2008, un traité d’amitié italo-libyen instaure une forte indemnité en réparation du passé colonial. En contrepartie, la Libye s’engage à lutter contre l’émigration. L’année suivante, Mouammar Khadafi fait un premier voyage officiel à Rome. Devant la France, l’Italie est alors le principal fournisseur d’armes en Libye. Les liens se resserrent. Aux premiers jours de l’insurrection, Silvio Berlusconi se refuse encore à “déranger” le colonel, auquel il a fait le baise-main quelques mois plus tôt. Cette curieuse idylle postcoloniale vaut qu’on s’arrête un peu sur une conquête inaugurée à la veille de la première guerre mondiale et jalonnée d’atrocités peu connues des Italiens eux-mêmes.
Dans le partage de l’Afrique, avant 1914, l’Italie est vue comme une puissance auxiliaire, bonne à ruiner les ambitions françaises en Afrique orientale, au profit des Britanniques et des Allemands. La défaite d’Adoua en 1896 limite les prétentions italiennes au sud du Sahara à la Somalie et l’Érythrée. L’Éthiopie n’est conquise que quarante ans plus tard. Entre temps l’attention se porte vers le sud de la Méditerranée.
Si l’Allemagne a des ambitions au Maroc, la France se veut seul arbitre de la région. Le traité du Bardo, en 1881, établit son protectorat en Tunisie, malgré une forte communauté italo-tunisienne et un long travail diplomatique de Rome. Le Royaume-Uni progresse en Égypte. Il ne reste que la Libye, dont seul le littoral paraît exploitable. Un opposant à la conquête appelle cette région la “boite à sable”.
La guerre italo-turque de 1911-1912 marque le déclin de l’Empire ottoman, incapable de conserver ses provinces de Cyrénaïque -à l’est- et de Tripolitaine -à l’ouest. La Libye italienne, agrandie du Fezzan en 1934, dessine les frontières du pays d’aujourd’hui. La guerre se déroule pour l’essentiel à l’ouest, où se concentrent les troupes ottomanes.
À l’est, la confrérie Sanoussia, solidement implantée, rend la conquête toute théorique. Le cheik Idriss qui sera roi de Libye de 1951 à 1969, année du coup d’état du capitaine Khadafi, est émir de Cyrénaïque. Il s’exile en Égypte en 1923 d’où il soutient Omar al-Mokhtar, le champion de la rébellion libyenne.
En 1921, un jeune colonel italien, Rodolfo Graziani, qui vient de s’illustrer dans la chasse aux grévistes, est envoyé “pacifier” la Libye. Il va devenir au fil des ans le plus grand criminel de guerre italien, le “boucher d’Addis Abeba” et la terreur des partisans dans les dernières années du régime. Après la guerre, il purge deux années de prison. Il devient président d’honneur du MSI. Gianfranco Fini, actuel président de la chambre des députés, a été le dernier secrétaire général de ce parti néofasciste, jusqu’en 1995.
En Libye, Rodolfo Graziani met en place des colonnes mobiles sur le modèle de Gallieni à Madagascar. Il utilise les bombardements au gaz en 1928 -une technique éprouvée par les Espagnols et aussi les Français pendant la guerre du Rif- il ouvre 16 camps de concentration en Cyrénaïque -à la suite des britanniques durant la guerre des Boers. Les déportés sont au nombre de 100 000 -pour une région qui au recensement turc de 1911 compte un peu moins du double d’habitants. 40 000 ne reviendront pas. Ce sont les proportions du génocide dans les communautés juives de France ou d’Italie pendant la seconde guerre mondiale.
Pour l’ensemble de la Libye, on estime le nombre de morts à 100 000, pour une population de 800 000 habitants. Les exactions italiennes ruinent durablement le pays. Le cheptel ovin passe de 800 000 à 100 000 entre 1926 et 1933, les chameaux de 75 000 à 2 600, les chevaux de 14 000 à 1 000. L’eau des puits est empoisonnée quand l’accès n’en est pas comblé. Pour finir, 270 kilomètres de barbelés rendent infranchissables la frontière égyptienne.
Omar al-Mokhtar est fait prisonnier en 1931, à l’âge de 69 ans. Il est pendu dans le camp de concentration de Suluk, devant 20 000 bédouins. La “pacification” s’achève. En juin 1940, Graziani mène l’offensive entre Libye et Égypte, repoussée quelques mois plus tard par les Britanniques. L’intervention allemande retarde le désastre. Devenus les auxiliaires de l’Afrikakorps, les Italiens sont battus en Égypte à El Alamein fin 1942. En mai 1943, la Libye est perdue, les dernières troupes de l’Axe sont encerclées dans Tunis.
Depuis 1951, année de l’indépendance, le corps d’Omar al-Mokhtar repose à Benghazi, en face de l’ancien palais fasciste. En 1982, le réalisateur américain d’origine syrienne Mustapha Akkad rend hommage au Lion du désert, dans une production américano-libyenne en partie financée par le colonel Khadafi. On y voit quelques images aériennes des camps de concentration italiens.
Comme La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo en France, Le Lion du désert est longtemps censuré en Italie. À sa sortie, le président du conseil démocrate-chrétien Giulo Andreotti estime qu’il “porte atteinte à l’honneur de l’armée”. Le socialiste Bettino Craxi promet sans le faire de le diffuser sur la Rai.
À sa descente d’avion à Rome en 2009, Mouammar Khadafi porte à la boutonnière une photographie d’Omar al-Mokhtar entouré d’officiers coloniaux peu après son arrestation. La presse italienne s’interroge et la plateforme privée Sky diffuse aussitôt le film à plusieurs reprises. Son réalisateur est mort à Amman, quatre ans plus tôt, des suites d’un attentat suicide d’Al-Quaida.
Pour aller plus loin:
- Le grand spécialiste de la colonisation italienne est l’historien, reporter et écrivain Angelo del Boca, dont on peut lire en français, Naissance de la nation libyenne, à travers les mémoires de Mohammed Fekini, Milelli, 2008. On consultera aussi, sur la période précoloniale, L’occupation italienne de la Libye, 1882-1911, par Mahmoud-Hamdane Larfaoui, L’Harmattan, 2010.
- « Berlusconi rentabilise le passé colonial en Libye », un article de Philippe Ridet sur le site de la LDH de Toulon.
- La traduction de Tripoli, bel suol d’amore, célèbre chanson coloniale italienne, suivie d’une parodie d’époque. On trouvera en fin d’article une série d’images des exactions fascistes en Libye.
- Trois films ont été réalisés en Italie sur la bataille d’El-Alamein, le dernier en 2002 par Enzo Monteleone.
- Une très complète description en français de l’Arco dei Fileni.