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Sur le fascisme, par Nicola Chiaromonte.

 
« Il s’agissait, dans mon cas, d’une réaction de conscience, dans laquelle l’élément politique n’entrait que pour constater qu’on ne pouvait qu’être contre de telles choses. Car, du point de vue de la conscience, ce qui importe c’est la réalité et les mots ne valent qu’autant qu’ils l’expriment. Du point de vue de la conscience, ce qui précipite la décision, c’est justement le sens immédiat que certains faits sont ce qu’ils sont et qu’aucune formule ne peut les contraindre à signifier autre chose. Et il n’y a pas de sophisme, ou de nécessité supérieure, qui puissent faire taire en nous l’alarme causée par le fait de l’homme injustement persécuté — ni de «version officielle» qui puisse nous persuader qu’un mensonge est une vérité.

Or, on pourrait dire que les doutes qui s’amassent autour du fascisme au fur et à mesure qu’on apprend à le connaître, viennent essentiellement de ce simple fait: qu’il semble avoir un intérêt primordial à appeler les choses autrement que par leur nom le plus simple. Il commence par dire qu’un crime n’est pas un crime, mais un «moment nécessaire», et même «héroïque», de l’histoire, et finit par appeler «unanimité» le résultat visible de l’excellente organisation de la police politique; ou par dénoncer la «volonté agressive» d’une armée qui se retire.

En effet, en présence, par exemple, des persécutions antisémites en Allemagne, ce qui est insupportable et que je trouve le plus grave, ce n’est pas tant l’explosion féroce d’un ressentiment accumulé: c’est que ce ressentiment prétende se justifier et donc rejeter dans l’abstrait toute responsabilité, par la théorie raciste. Car la passion, même si elle est féroce, est une chose humaine et sur laquelle, d’homme à homme, on peut toujours essayer d’avoir prise. Dans le pire des cas, il y a son cours naturel et l’assouvissement. Mais une théorie absurde raidit la férocité en système; de sorte qu’aucun discours n’est plus possible. Il y a une frontière infranchissable qui se dresse: on a pris l’habitude de la gratifier du nom de «mystique». Plus exactement, elle marque la limite au-delà de laquelle l’obtusité devient irréparable.

Je ne veux pas faire de la polémique. Je veux simplement souligner un fait qui me paraît capital, pour la compréhension du fascisme. Ce fait est l’altération de vocabulaire qui, en simplifiant progressivement les notions de la réalité, en nivelle arbitrairement les aspérités et finit par abolir la conscience de son caractère fondamental, qui est d’être constituée de choses distinctes et d’actions dont chacune a sa signification et ses conséquences propres. C’est le phénomène qui constitue la façade «totalitaire» du fascisme, façade dont la fonction la plus simple est justement celle de donner une apparence d’uniformité à une réalité confuse et complexe.

Cette altération de vocabulaire n’est pas chose nouvelle ni particulière au fascisme, dans le monde actuel. C’est une technique que le fascisme a poussé jusqu’à une certaine perfection, mais tous les intérêts établis s’en servent également, à travers leurs services de propagande, et en utilisant les ressources de la technique moderne de persuasion. Car tout cela n’est qu’affaire de publicité.

Et, de même que, devant les insistances de la réclame qui cherche à vous imposer, par les différentes formes d’obsession, lumineuses ou radiophoniques, l’achat de la marque de savon qui a été le principal auxiliaire de Cléopâtre dans son œuvre de séduction de Marc-Antoine, la seule question utile est de savoir s’il nettoie les mains mieux qu’un autre — de même, devant le fascisme, il importe avant tout de percer l’écorce totalitaire pour aller voir ce qui se passe derrière. C’est-à-dire, il importe avant de rétablir les distinctions, les précisions, les diversités de cette vie réelle et multiple qu’on risque de perdre de vue. »

Nicola Chiaromonte