Je suis née dans un village face à la mer. MANGE !
Mais vraiment hein ! La mer Adriatique. MANGE !
Enfant je ne mangeais pas beaucoup. MANGE !
et quand ma grand-mère me poursuivait la cuillère à la main je m’enfuyais jusqu’au rivage.
MANGE !
Là j’étais obligée de m’arrêter.
Où va toute cette eau ? AH, TU RECOMMENCES AVEC CETTE HISTOIRE.
Qu’est-ce qu’y a en dessous ? QU’EST-CE QUE J’EN SAIS, JE NE SAIS MÊME PAS NAGER.
Où elle finit la mer ?
Qu’est-ce qu’y a de l’autre côté ?
Qu’est-ce qu’y a de l’autre côté ?
Qu’est-ce qu’y a de l’autre côté ?
OUI, TÊTE DE BOIS, JE TE L’AI DIT ET REDIT, IL Y A UNE TERRE COMME LA NÔTRE. ET MAINTENANT, MANGE !
Alors je pensais : juste en face de moi -de l’autre côté de la mer- il y a une plage -où une petite fille est en train de courir- pour échapper à la panade- et à sa grand-mère.
Puis je suis allée à l’école primaire et j’ai découvert que ma terre s’appelle l’Italie et qu’elle est en forme de botte.
Les Marches vertes, l’Ombrie marron, le Latium rouge, la Vénétie jaune, la Ligurie bordeaux… Une botte en costume d’Arlequin. Et de l’autre côté ?
IL Y A UNE TERRE COMME LA NÔTRE…
Mais alors il y a une autre botte !
Et moi je voyais déjà une paire de belles bottes l’une à côté de l’autre.
Je me mettais même sur la pointe des pieds pour les voir, ces deux bottes, mais il y avait seulement la mer, la mer, et puis la mer, et une ligne bleue là-bas tout au fond. Une terre ? Je n’en parle même pas.
MAIS QU’EST-CE QUE TU DIS LÀ ? MAIS OÙ VAS-TU CHERCHER TOUTES CES HISTOIRES ?
A comme Arbre, B comme Barque, C comme Chien, D comme Dé, E comme élastique, F comme Feuille, G comme Guépard, Gnome, Glace, H comme… rien, I comme Ivoire, L comme lune, M comme Maison, N comme Nez, O comme Olive, P comme Prezzemolina, qui était une petite fille tellement pauvre que pour nourrir ses petits frères et soeurs elle allait voler le persil dans le jardin d’une méchante sorcière, Q comme quand la sorcière mourut ils vécurent tous heureux et contents, R come raconte moi-z-en une autre, S comme les sept lieues des bottes de sept lieues, T comme Taupe, U comme une, V comme Voile.
À Z comme zèbre je savais lire.
Moi, les choses, je les apprends comme ça.
Quand j’en sais suffisamment, je remets tout dans l’ordre avec mon alphabet.
Pendant un temps j’ai oublié cette terre de l’autre côté de la mer. Moi j’étais d’un côté, elle de l’autre.
Moi d’un côté.
Moi d’un côté. Elle de l’autre.
Mais de mon côté, elle était sur toutes les lèvres : sur les journaux, à la télévision, au JT, dans les émissions spéciales, les conférences, avec les commentateurs, les experts, les reporters… bla-bla-bla…
Je n’y comprenais rien. Je n’y ai rien compris pendant un bon bout de temps, on parlait de guerre, ça c’était clair, c’était une histoire de guerre, mais pour le reste…
Mais qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté ?…
IL Y A UNE TERRE COMME LA NÔTRE.
Alors j’ai lu, j’ai écouté, j’ai lu encore, j’ai demandé… tout était fini de l’autre côté, semblait-il -pourtant je continuais à lire, à interroger, à demander… oh !-.
Une maladie : l’effet Bosnie. Cette terre, cette guerre ne te quittent plus. Des noms, des documents, des dates, des images. Des voix.
Une guerre pleine d’histoires.
Des voix, des noms, des documents, des dates, des images. Une ville… une ville parmi tant d’autres : exemplaire.
Une petite ville de Bosnie orientale : Srebrenica.
Alors j’ai fait comme lorsque j’étais petite, j’ai tout remis en ordre avec l’alphabet. Comme lorsque j’étais petite, je me suis mise sur la pointe des pieds et j’ai cherché les mots.
Traduit par Olivier Favier.
Pour aller plus loin:
- La fiche du spectacle sur le site Babelia.org.
- Le début du documentaire Souvenir Srebrenica, tiré du spectacle, avec Roberta Biagiarelli pour récitante.