Aujourd’hui, nous avons encore eu une journée d’une beauté inconcevable. D’habitude, je regagne ma tanière à 10 heures du matin pour travailler, aujourd’hui je n’ai pas pu. J’étais étendue dans mon fauteuil en osier, la tête renversée en arrière, et, sans bouger, j’ai regardé le ciel des heures durant. D’immenses nuages aux formes fantastiques recouvraient le bleu tendre du ciel qui çà et là apparaissait entre leurs pourtours déchiquetés. La lumière du soleil ourlait ces nuages d’un blanc d’écume éclatant, et au cœur, ils étaient gris, d’un gris très expressif, passant par toutes les nuances, du voile argenté le plus doux au ton orageux le plus sombre. Avez-vous déjà déjà remarqué la beauté et la richesse du gris? Il y a quelque chose de si distingué et pudique, il offre tant de possibles. Quelle merveille, tous ces tons gris sur le fond bleu tendre du ciel! Comme une robe grise va bien aux yeux bleu profond.
Pendant ce temps, devant moi, le grand peuplier de mon jardin bruissait, ses feuilles tremblaient comme dans un frisson voluptueux et étincelaient au soleil. Pendant ces quelques heures où j’étais tout entière plongée dans des rêves gris et bleus, j’avais le sentiment de vivre des millénaires. Kipling raconte, dans une de ses histoires indiennes, que chaque jour vers midi, un troupeau de buffles est emmené loin du village. Ces bêtes gigantesques, qui en quelques minutes pourraient écraser sous leurs sabots un village tout entier, suivent docilement la baguette de deux petits paysans à la peau sombre, vêtus d’un simple tricot, qui les conduisent d’un pas décidé au lointain marécage. Là, les bêtes, dans un énorme bruit, se laissent glisser dans la boue, s’y vautrent avec délice et s’y enfoncent jusqu’aux naseaux, pendant que les enfants se protègent des rayons impitoyables du soleil à l’ombre d’un maigre acacia, mangent lentement une galette de riz qu’ils ont emportée avec eux, observent les lézards endormis au soleil et, en silence, regardent vibrer l’espace… « Un après-midi comme celui-là leur semblait plus long qu’à bien des hommes une vie entière », lit-on chez Kipling, si je me souviens bien. Comme cela est bien dit, n’est-ce pas? Moi aussi, je me sens comme ces enfants indiens, quand je vis une matinée comme aujourd’hui.
Une seule chose me fait souffrir: devoir profiter seule de tant de beauté. Je voudrais crier par-dessus le mur: je vous en prie, faites attention à ce jour somptueux! N’oubliez pas, même si vous êtes occupés, même si vous traversez la cour à la hâte, absorbés par vos tâches urgentes, n’oubliez pas de lever la tête un instant et de jeter un œil à ces immenses nuages argentés et au paisible océan bleu dans lequel ils nagent. Faites attention à cet air plein de la respiration passionnée des dernières fleurs de tilleul, à l’éclat et la splendeur de cette journée, parce que ce jour ne reviendra jamais, jamais! Il vous est donné comme une rose ouverte à vos pieds, qui attend que vous la preniez, et la pressiez contre vos lèvres.
Extrait d’une lettre à Hans Diefendbach,
Wronke, 6 juillet 1917, vendredi soir.
In Rosa, la vie, Les Éditions de l’Atelier / Les Éditions ouvrières, Ivry-sur-Seine, 2009. Traduit de l’allemand par Laure Bernardi.
Pour aller plus loin:
- On lira avec profit le beau livre de Sebastian Haffner, Allemagne, 1918. Une révolution trahie, Bruxelles, Complexe, 2001. Traduit de l’allemand par Rachel Bouyssou. La destruction d’une révolution profondément différente de la révolution soviétique par la frange droitière de la social-démocratie allemande y est décrite avec passion, mais sans dogmatisme. L’auteur nous apprend que l’épisode a été peu et tardivement abordé par l’historiographie d’outre-Rhin, quand il est capital pour comprendre le vice de forme de la République de Weimar, comme la force dès lors inexorable d’un nationalisme revanchard et frustré. Celui-ci puisera en effet dans la désillusion du peuple face aux partis censés le défendre et dans la légitimation inespérée offerte par ces derniers. Chacun bien sûr demeure libre d’user ou non de cette lanterne tragique pour éclairer d’autres époques. Mais voici que de nouveau « l’ordre règne à Berlin » et que de nouveau « il est bâti sur le sable ». Les mots de Rosa n’ont pas cessé de vivre, ce sont par eux qu’elle continue de vivre, « pour (leur) plus grande peur »: « Ich war, ich bin, ich werde sein. » J’étais, je suis, je serai: c’est par ce vers de Friedrich Freiligrath qu’elle a conclu l’article publié dans Die Rote Fahne, le 14 janvier 1919, la veille de son assassinat: « Ce jour vous est donné comme une rose ouverte posée à vos pieds, qui attend que vous la preniez, et la pressiez contre vos lèvres ». Une rose rouge, bien entendu.
- Alfred Döblin, Karl & Rosa (Novembre 1918, une révolution allemande. Tome IV), Marseille, Agone, 2008.Avant-propos de Michel Vanoosthuyse. Traduit de l’allemand par Maryvonne Litaize & Yasmin Hoffmann.
- Une liste exhaustive des œuvres de Rosa Luxemburg en français. Une belle sélection en ligne sur le site marxists.org.
- La liste des œuvres qui évoquent Rosa Luxemburg après le poème de jeunesse de Bertold Brecht « Rosa la Rouge » est extrêmement riche. On rappellera néanmoins le film de Margarethe von Trotta sorti en 1986.