Dans les années 1980, le comique italien Beppe Grillo s’est fait connaître au grand public par une série de spots publicitaires pour une marque de yogourt. Il a animé plusieurs émissions de télévision, avant d’être mis à l’écart des chaînes publiques pour ses satires du pouvoir, et notamment de Bettino Craxi. Il a poursuivi ses prestations via le groupe Canal+. Sa popularité a augmenté au cours des années 1990 lors des tournées de ses spectacles, qu’il présente souvent en extérieur et dont le ton se fait de plus en plus politique.
En 2005, il crée un blog en son nom, le plus lu d’Italie aujourd’hui. En 2007, il lance le Vaffanculoday, où s’exprime un rejet global de la classe politique italienne. L’évènement connaît une seconde édition l’année suivante. En 2009, il lance avec l’entrepreneur milanais Gianroberto Casaleggio le Movimento 5 Stelle [le Mouvement 5 étoiles, que nous abrégerons par la suite en M5S]. Beppe Grillo se tient à l’écart du processus électoral (il a été condamné pour homicide involontaire suite à un accident de voiture tragique en 1981), mais établit des listes de Grillini, présentées comme autant de «candidatures citoyennes». Les sondages effectués début janvier 2013 créditent le mouvement de 12 à 17% d’intentions de vote pour les élections générales des 24 et 25 février prochains.
Refusant de se classer à droite ou à gauche, le mouvement met en avant les valeurs de Démocratie directe et participative -sur le modèle du Web 2.0- d’Écologie et de Décroissance. Son électorat est très majoritairement issu des sympathisants de la gauche. Pour autant, le 11 janvier 2013, Beppe Grillo déclare devant les caméras: «C’est un mouvement où n’importe qui… n’importe qui… de droite, de gauche, des centri sociali, de la Casapound [mouvement néofasciste connu pour ses actions violentes] qui a les mêmes idées que nous peut intervenir.»
Giuliano Santoro est un jeune journaliste italien. Depuis dix ans il travaille pour l’hebdomadaire Carta, collabore à différentes revues et quotidiens. Il anime un blog sur le site Micromega.
En novembre 2012, il publie Un Grillo qualunque, chez Castelvecchi. Le titre fait référence au «qualunquismo», mouvement populiste italien de l’immédiat après-guerre. Son livre-enquête devient en quelques semaines un phénomène éditorial en Italie. Giuliano Santoro est ici interrogé par Wu Ming 2, le 8 novembre 2012.
Wu Ming 2: Une des caractéristiques les plus intéressantes du livre est sa capacité à défaire quelques unes des “prétendues” nouveautés du Movimento 5 Stelle, pour en retracer la généalogie et en dévoiler le contenu idéologique. Au-delà de ce précieux travail, demeure pourtant une différence véritablement inédite dans le panorama politique italien: celui d’un mouvement qui participe aux élections sans présenter sa personnalité la plus en vue. Cette aspect me semble une nouveauté même par rapport au populisme, que tu définis comme “la capacité de la part d’un leader à bâtir autour de lui un “peuple” qui lui corresponde pleinement, réduisant les différences et gommant les richesses”. Le leader populiste, au moment des élections, devient ainsi le candidat irremplaçable de ceux qui le soutiennent. Grillo en revanche se soustrait, il est le “garant” du mouvement: que penses-tu de cette rupture du rapport classique entre le chef et le peuple?
Santoro: La différence dont tu parles est l’un des nombreux paradoxes du “grillisme”. Je vais essayer de le décrire: dans l’ère de la crise de la représentation politique, et de son incapacité -disons-le ainsi- à servir de contrepoids au marché, voici qu’apparaît un mouvement charismatique qui au nom de la “démocratie directe” (concept qui, comme je l’explique dans le livre, est une sorte de fétiche idéologique) mise entièrement sur les élections pour construire le renouvellement. Ce n’est pas la moindre des contradictions: Grillo au début des années 2000 abordait les grands thèmes de la globalisation, du réchauffement climatique et de la guerre en nous expliquant que la manière dont on faisait les courses était plus important que le bulletin que l’on mettait dans l’urne. C’était une manière de confirmer que le vrai pouvoir se trouvait ailleurs, dans le marché et chez les multinationales, et que les partis étaient seulement la superstructure. Et voilà que ces deux dernières années, nous en sommes arrivés au point où le M5S ne fait plus qu’organiser des campagnes électorales permanentes, dresser des listes de candidats, polémiquer avec les autres partis. Paradoxe dans le paradoxe: Grillo – chef charismatique, meneur de foule et fondateur du Mouvement – ne présente pas sa candidature, du moins pour l’instant, et puise plutôt sa force dans le fait qu’il ne se mêle pas avec “la politique”. En procédant ainsi, et ce n’est peut-être pas un hasard, c’est comme si tous les candidats étaient Grillo. À moins que certains soient assez naïfs pour penser qu’on vote pour les citoyens apeurés qui viennent décorer les meetings-spectacles de leur comique-leader.
Wu Ming 2: Marco Vagnozzi, conseiller municipal du M5S à Parme, a déclaré que “Beppe est le père du Mouvement”. Un père qui parfois se comporte comme un patron (il est propriétaire du symbole du mouvement) et d’autres fois en grand-père (il ne prend pas part à la bataille électorale – attitude caractéristique du vieux qui “a déjà donné” – et envoie ses enfants en première ligne). Sur Giap [Le blog du collectif Wu Ming N.d.t.], nous avons beaucoup parlé de l’“évaporation du père” dans la politique italienne. Une politique dans laquelle il est impossible de suivre de façon claire les deux métaphores familiales avec lesquelles Lakoff explique le bipolarisme américain: d’une part le Père Sévère – autrement dit le Parti Républicain – de l’autre les Parents Compréhensifs – autrement dit les Démocrates. Nous avons vu comment Berlusconi a comblé ce vide avec le vide de la jouissance obligatoire. Et Grillo? Quel type de (non-)père est-il? Un père adoptif? Un tuteur d’orphelins?
Santoro: En essayant d’illustrer ce qui était vraiment à l’origine de cette «communauté imaginée» que nous appelons la nation moderne, Benedict Anderson a expliqué qu’elle est un «artéfact culturel d’un genre particulier», qui remet en branle jusqu’aux mécanismes d’appartenance ancestraux (et exclusifs) qui régissent la famille. Donc, la nation d’Anderson est décrit comme «organisme sociologique qui se déplace avec ordre dans un temps vide et homogène» et fonctionne comme la famille élargie mais au fond traditionaliste de Papi-Berlusconi [Surnom donné à Berlusconi par les jeunes femmes «invitées» à ses parties.]: il traverse les différences et invente des histoires et des traditions à la seule fin d’alimenter les consentement.
Wu Ming 2: Tu rappelles justement comment le linguiste George Lakoff a soutenu que le fait de faire appel aux rapports familiaux appartient à une sphère inconsciente très profonde, de sorte que la politique conservatrice et celle progressiste seraient liées à deux modèles de vie conjugale.
Santoro: Umberto Saba affirmait qu’une révolution ne peut commencer qu’avec un parricide – et cela nous fait penser aussi à une célèbre théorie freudienne. Mais, poursuivait le poète triestin, nous sommes dans le pays des révolutions ratées parce que “les Italiens ne sont pas des parricides; ce sont des fratricides. Ils veulent se donner au père, et obtenir de lui, en échange, l’autorisation de tuer les autres frères”. Tout cela a à voir avec le père sévère et avec les parents compréhensifs de Lakoff, mais concerne aussi le “Papi” du Ventennio court berlusconien [double allusion au “Ventennio” fasciste (1922-1945) et au “siècle bref” de l’historien britannique Eric Hobsbawn.], sujet complice, un peu morbide et – parce qu’au-delà des genres par certains aspects, imberbe comme Lele Mora [impresario] et notre Silvio – maternel peut-être aussi. Dans ce cadre, Beppe Grillo est l’oncle qui a l’air permissif mais qui ne permet pas qu’on aille au-delà d’un certain seuil de liberté. Grillo est celui qui nous emmène sur le terrain de la transgression, mais seulement dans le cadre qu’il a lui-même fixé. Spécifiquement, comme je l’explique dans le livre en analysant les vicissitudes des Cinque Stelle, cette limite est établie en termes thématiques et géographiques. En termes géographiques, chacun doit rester au bercail: les grillini ont l’interdiction de bâtir des organisations nationales et des coordinations entre différents territoires (quand il a essayé, Valentino Tavolazzi a été exclu). En termes thématiques, la seule arme médiatique qui dicte l’agenda et la ligne du M5S est le site de Beppe Grillo. Voici pourquoi le Nostro [Le Nôtre, jeu de mots avec il Mostro, le monstre.] ne tolère pas qu’on passe à la télévision.
Wu Ming 2: J’ai trouvé très intéressant ton analyse de quelques défaites électorales du M5S. Des communes du Val Susa à la Vicence des No Dal Molin [Mouvement d’opposition à une nouvelle base étasunienne], du Milan de Pisapia à la Naples de De Magistris, il apparaît clairement que les Cinque Stelle se retrouvent en grand embarras face à deux composantes: un mouvement territorial fort et la candidature d’outsiders qui brisent le cadre “Grillo contre La Caste”. En un certain sens, je croyais que ce schéma était valable même au niveau national: face à la montée de la crise économique et à l’avènement de Monti, en novembre 2011, Grillo est resté interdit, balbutiant. Mais ensuite il s’est largement repris: la crise ne faiblit pas, Monti est encore là, et pourtant le M5S a des sondages qui le donnent à 20% sur le territoire national. Comment expliques-tu cette force montante?
Santoro: En ce qui concerne Vicence et Val Susa, la réponse est simple: là où il y a de vrais mouvements, les grillini ne n’enracinent pas, ou du moins ils ne percent pas «à gauche». On aurait pu penser que sur les terres des No Tav [No al Treno di Alta Velocità, mouvement non sans parenté avec la ZAC de Notre-Dame-des-Landes.] il se produirait exactement le contraire mais ça ne s’est pas passé ainsi: dans les vallées alpines, on a beaucoup voté pour les listes du Movimento 5 Stelle aux élections régionales, mais ces votes ne correspondent pas à une mobilisation réelle. Il me semble que le choix de voter Grillo et de ne pas voter (comme beaucoup l’avaient fait) pour les partis de la défunte gauche a été un choix tactique de la part d’une partie d’un mouvement autonome et influent, qui ne se pâme pas devant Grillo, même si, par certains côtés, il lui est reconnaissant d’avoir parlé des raisons de s’opposer au train à grande vitesse, à une époque où personne n’en parlait.
Venons-en à Monti. Grillo d’abord a été désarçonné parce que le président du conseil proposait des solutions “ni de droite ni de gauche”, et faisait de la politique une affaire administrative, il détruisait les schémas de ses monologues électoraux. Ensuite une autre image a prévalu, celle d’un gouvernement soutenu pratiquement par tous les partis présents au parlement, une sorte de ramassis de la “Caste” contre les “Gens”. Le fait que les partis aient abdiqué d’abord devant les diktats de la Banque centrale européenne et ensuite par la gestion administrative qui leur a été imposée par Napolitano et Monti, en parallèle à l’effondrement de la Lega [Lega Nord, extrême-droite régionaliste] et du Pdl [Pôle des libertés de Silvio Berlusconi] ont créé les conditions du boom électoral du M5S.
Le résultat est paradoxal encore une fois: dans toute l’Europe, et même aux États-Unis par certains aspects, les gens protestent contre les politiques d’austérité, essaient de s’organiser par le bas pour s’extirper de la cage aux sacrifices. En Italie, où nous avons pourtant une certaine tradition de mouvements sociaux, de très nombreuses personnes parmi ceux qui pourraient se mobiliser se contentent d’attendre le jour des élections, pour pouvoir remplacer les élus de la “Caste” avec d’autres élus, dont on ne sait pourtant pas comment ils sont choisis et mis sur les listes. Comme si cela pouvait vraiment changer la situation.
Cette contradiction aussi a participé à l’urgence d’écrire ce livre, qui s’adresse à tous ceux qui orientent leur colère vers de mauvais objectifs et vers la recherche de solutions inexistantes. Grillo n’est pas la réponse juste parce qu’il répond à une question erronée du départ. Grillo ne répond pas à la question “Comment faisons-nous pour construire d’autres relations de pouvoir et de production?”. Il ne se demande pas non plus: “Comment fait-on pour obtenir une distribution plus équitable des richesses?”. La question à laquelle répond Grillo est “Comment fait-on pour aller dans les palais du pouvoir à la place de ceux-là?”.
Wu Ming 2: On entend dire souvent que le M5S est un produit de la Toile, d’une nouvelle manière de communiquer et de faire participer, du fantomatique “peuple d’internet” apparu ces dernières années. Tu fais en revanche un lien entre la “néo-télévision” qui a formé Grillo (avec Antonio Ricci [producteur] en première ligne) et la rhétorique participative du web 2.0. Il est étonnant de rappeler comment Nino Frassica, le “brave présentateur” d’Indietro Tutta [En arrière toute], faisait la satire d’une certaine mentalité déjà en 1988: “merci à ceux qui ont participé, et aussi à ceux qui n’ont pas participé, parce que l’émission c’est vous qui la faites chez vous”. L’accent mis sur “toi”, sur le consomm/acteur, sur le “prosommateur” envahissait la logique des médias déjà bien avant que Time ne choisisse “You” comme personnage de l’année (2006). La diffusion du web a étendu cette logique, la présentant directement comme un mécanisme de libération, comme un dispositif qui génère en soi “intelligence collective”, collaboration, qualité. Une certaine “mystique de la Toile” traverse ainsi des projets très différents et éloignés dans le temps: de la revue Decoder à Indymedia, de Wikipedia au M5S. Où résident, selon toi, les principales différences?
Santoro: En premier lieu il y a une différence numérique: le premiers nœuds de la toile télématique italienne appartenaient au monde underground, c’étaient les avant-gardes d’un mouvement et ils venaient souvent de la même culture. Je conserve les numéros de Decoder avec dévotion et je dois dire que, au-delà de quelque enthousiasme excessif pour les nouvelles technologies, cette revue avait eu la capacité de saisir les possibilités de la télématique, avant encore Internet, les liant à une analyse en avance sur son temps quant à la composition sociale et productive dans notre pays. De la même manière, malgré toutes ses limites, nous ne pouvons nier qu’avec le mouvement de Seattle, Indymedia ait représenté une expérience absolument nécessaire pour faire de l’information par le bas.
Le problème naît quand la masse entre sur la Toile. Parce qu’elle le fait justement en tant que «masse» indistincte, sans conscience de faire «partie» ou de représenter un intérêt précis ou au moins une culture déterminée. Ce n’est pas un hasard si de nombreux grillini de la première heure revendiquent le fait de représenter 100% de la population italienne. Une prétention qui avait et a quelque chose d’inquiétant.
Il me vient à l’esprit le dernier film de Matteo Garrone, Reality. Il raconte de manière très plausible, avec un réalisme extrême, l’histoire d’un homme qui, lentement, de manière imperceptible, et presque sans que ses proches ne s’en aperçoivent, glisse vers l’obsession du paraître. La seule à s’en alarmer est la femme du personnage principal, tous les autres poursuivent l’activité quotidienne et lui disent “Mais non! Ça va lui passer!”, ou bien même ils suivent le délire de l’homme, l’encourageant à poursuivre la proposition insane de devenir finalement quelqu’un en passant par le hachoir du spectacle médiatique.
Tout cela a-t-il un rapport avec la “mystique de la Toile”? Selon moi, oui. Parce que d’un point de vue culturel, non technologique, un nouveau moyen de communication s’affirme seulement quand il est en mesure de répondre aux questions qu’avait suscité le précédent. Cela arrive aujourd’hui avec le Web 2.0 par rapport à la télévision. Nous serions naïfs de penser qu’un pays qui pendant trente ans a subi l’hégémonie du petit écran puisse devenir le laboratoire de la communication interactive. C’est mentir que de séparer les médias à la hache, comme le fait Grillo, en disant que d’une part il y a “la Toile” et de l’autre “la Télévision”. Les médias évoluent dans le même écosystème.
Chaque jour 14 millions d’Italiens, un nombre impressionnant, se connecte à Facebook et s’affiche sur cette gigantesque vitrine. Ils pensent devenir célèbres? Évidemment non. Mais ils jouent à l’être. De la même manière, beaucoup jouent à la Révolution à 5 Étoiles, postent des messages indignés, se montrent attentifs aux causes les plus désespérées. Tous ne seront pas prisonniers de ce système, mais je pense que pour la majeure partie des électeurs qui a produit le boom électoral de Grillo il en est ainsi. C’est si vrai que l’explosion des approbations pour le M5S n’a été suivie d’une augmentation de l’activité des réunions ou d’une plus grande participation de la base. C’est juste une question de représentation et de votes, autrement dit de délégation et non de réelle démocratie directe.
Wu Ming 2: Il y a quelques semaines, en parlant avec WM4, nous nous disions qu’il n’y a qu’en Italie qu’un comique pouvait réussir à occuper le vide politique créé par l’association crise économique / crise de représentation. Dans d’autres pays européens, ce même vide a été exploité par des formations d’extrême-droite, et toujours “à l’intérieur” du système des partis et sans personnalisations excessives. On se disait que chez nous, comme la culture démocratique est plus faible, l’envie d’un leader spectaculaire est toujours très forte. En lisant ton livre je me suis rendu compte que notre conclusion, pour le moins hâtive, était doublement fausse. Parce que d’un côté il y a les succès électoraux des Pirates Allemands, une formation radicalement différente des partis traditionnels, quoique sans leader charismatique comparable à Grillo. Et de l’autre il y a l’exemple de Coluche, le comique français qui s’est présenté à l’Élysée en 1981 (avec le soutien de Gilles Deleuze) et qui en 1985 a joué avec Grillo dans Le Fou de guerre de Dino Risi. Y’a-t-il quelque chose de similaire entre ces deux expériences et le M5S, ou bien est-ce totalement différent?
Santoro: Une petite remarque préliminaire. Grillo dit: “Remerciez-moi d’être là, sinon vous auriez les néonazis”. Or, -et n’importe qui appartenant à la société civile pourrait être d’accord sur ce point-, à part le fait qu’il n’est pas bien difficile d’être “mieux que les néonazis”, cette affirmation est plus menaçante que rassurante. C’est comme s’il disait “Moi, je les tiens en respect ces pauvres types”. Si j’étais un électeur du M5S, ça me rendrait dingue. Le Parti Pirate a beaucoup d’analogies avec le M5S. La grosse différence, c’est la structure verticale mise sur pieds par Tonton Beppe, et qui est sa propriété. Mais ils ont en commun une idéologie profondément libérale. Au fond, les grillini et les “pirates” pensent que la Toile sert à rétablir la libre concurrence, et que dans cet espace virtuel l’utopie libérale de la “main invisible”, qui récompense les plus méritants et fait triompher la “vérité”, peut se réaliser. Encore une fois: il n’existe pas de classes, pas de rapports de force, pas de conflits. Il existe seulement des individus qui auront enfin la possibilité de s’accomplir. Ceux du Parti Pirate, par exemple, sont pour un revenu minimum garanti parce qu’ils soutiennent que cela permettrait à chacun d’être plus efficace dans la compétition du marché. Le revenu n’est pas un droit, c’est un instrument qui perfectionne le fonctionnement de la libre concurrence.
Tu cites ensuite l’exemple de Coluche. Il est certain que le comique français a influencé Grillo, et comme tu le rappelais, ils ont eu l’occasion de se rencontrer. Coluche a annoncé sa candidature dans un contexte français de crise économique et politique qui a ouvert ensuite la voie à l’ère du socialiste Mitterrand. Il ne fait aucun doute qu’il a utilisé sa réputation et son habileté d’acteur pour arriver à 16% dans les sondages, mais il n’avait pas l’intention de construire une véritable organisation politique. Coluche était surtout quelqu’un qui, pour donner une idée de son sens de la provocation, se servait de lignes de cocaïne comme de marque-places pour ses dîners. Mais Grillo est au fond quelqu’un de rassurant, il n’a jamais caché d’où il vient: d’une culture petite-bourgeoise. Au pire, il dit quelques grossièretés. La candidature de Coluche servait à sortir des normes, pas à construire un autre pouvoir. Je crois que c’est en ce sens qu’il a trouvé le soutien d’intellectuels de renom comme Deleuze, Bourdieu ou Touraine. De ce point de vue, l’entrée en jeu de Coluche rappelle celle de Jiallo Biafra, le chanteur des Dead Kennedys qui s’est présenté aux élections de la mairie de San Francisco en 1979, et qui est arrivé quatrième avec plus de trois pour cent des voix. Son programme prévoyait par exemple, sur le thème de “la sécurité des citoyens”, que les policiers se mettent en costume de clowns plutôt qu’en uniforme ou bien que les détenus soient transférés sur les terrains de golf de la région pour faciliter leur réinsertion.
Wu Ming 2: À propos du comique, il y a un paragraphe très important dans ton livre où tu cites Eco, Bartezzaghi, Serra et Pirandello pour expliquer comment Grillo réussit à transformer la boîte à outils du comique en machine électorale. Puisque le comique se base sur la synthèse et la simplification, Grillo est libre de simplifier sans relâche, et donc de nous délivrer du poids de la complexité. En même temps, en tant qu’acteur comique, il n’a pas à se justifier de ses banalisations, il possède une sorte d’immunité théâtrale. De plus –et tu cites Eco– le comique fait rire en utilisant la transgression par personne interposée. Il imagine, suppose, l’existence d’une règle, très bien ancrée, et la transgresse pour le compte du public. Cela fonctionne donc selon un mécanisme de délégation et d’institution d’une hiérarchie. C’est pour cela qu’à la différence de la tragédie, le comique ne serait pas vraiment cathartique et libérateur. Je ne suis pas du tout d’accord sur ce point: bien sûr tant que je suis assis dans mon fauteuil au théâtre, je délègue au comique le pouvoir de désacraliser pour mon propre compte, mais une fois que je me lève et que je retourne dans la rue, il n’est pas dit que tout ce que j’ai vu et entendu me déresponsabilise, justement parce que si il n’y a plus personne sur scène, le pouvoir de déléguer ne fonctionne plus, donc c’est à mon tour de transgresser. Il me semble que le problème existe lorsque le comique déborde de son rôle et devient un leader politique fondateur d’un mouvement. À ce moment-là, le pouvoir de déléguer déborde lui aussi et investit l’action politique de celui qui se reconnaît dans ce chef charismatique. Nous demandons alors au comique-leader de transgresser les règles à notre place, comme nous demandons au héros-leader d’avoir du courage à notre place, et au magistrat-leader de faire justice à notre place. Mais c’est le fait de devenir un leader, cette personnalisation, qui active les toxines inhérentes au comique, au héros, au magistrat et aux nombreux autres masques de la comédie humaine. Qu’en penses-tu?
Santoro: Attention. Évidemment, je ne soutiens pas que le comique soit en soi une forme de déresponsabilisation. Il faut remettre ce paragraphe dans un contexte de pensée plus large, qui va au-delà de Grillo. Après l’énième débat entre Barack Obama et Mitt Romney, on a demandé à l’écrivain étasunien Paul Auster ce qu’il en pensait, comment ça s’était passé…Auster a plus ou moins répondu ceci: “Ne parlons ni de politique ni de contenu, il s’agit de commenter une performance d’acteurs.” Dans le livre je cite le discours mémorable de Arthur Miller sur le rapport entre le métier d’homme politique et le métier d’acteur, très éclairant de ce point de vue. Prenons l’exemple des primaires du Pd [Parti démocrate, centre-gauche] et de comment a été représenté l’affrontement entre les deux principaux adversaires: d’un côté, vous avez Matteo Renzi, un candidat qui a débuté en tant que concurrent de La Roue de la fortune et qui a choisi comme conseiller en communication Giorgio Gori, l’un des artisans de la télévision berlusconienne.
De l’autre vous avez Pierluigi Bersani, qui vient d’un tout autre monde, celui du Pci [Parti communiste italien] d’Émilie-Romagne et des réunions de parti mais qui les plaisanteries de Maurizio Crozza ont rendu plus humain (la boutade “Mais les enfants on n’est pas là pour enlever les taches du léopard” et autres métaphores du même cru). Bersani a choisi comme porte-parole Alessandra Moretti, que les journaux comparent à Carole Bouquet, la mythique beauté des années 80, et qu’il y a quelques jours justement a montré des photos du secrétaire général du Pd aux journalistes en disant: “Vous ne trouvez pas qu’il ressemble à Cary Grant?”
Tout cela pour dire que le rapport, qui a toujours existé, entre le jeu d’acteur et la politique est de plus en plus étroit. Grillo est un effet de ce mécanisme, et non la cause. Donc -et nous en revenons au comique- si je poursuis mon raisonnement, j’en viens à me demander: comment se fait-il que le premier acteur qui devienne leader politique (et non pas l’homme politique classique qui doit apprendre à être acteur) soit justement un comique? La réponse est celle que tu viens de résumer. D’un côté le comique risque toujours de tomber dans le populisme parce qu’une plaisanterie fonctionne quand elle est simple et compréhensible et que l’une des caractéristiques du populisme c’est justement de rendre simples les problèmes complexes. D’un autre côté, rire signifie déléguer la transgression. Je ris parce que quelqu’un fait quelque chose que je ne ferai jamais: balancer une tarte à la crème dans le visage de quelqu’un au lieu de la manger ou bien envoyer balader le pouvoir. Donc ce rire, paradoxalement, renforce la règle au lieu de la remettre en question. Si la règle sous-tendue (les tartes se mangent et ne se balancent pas au premier venu et on n’envoie pas balader le pouvoir) était remise en question le comique ne ferait plus rire. Il n’aurait pas de raison d’exister.
Wu Ming 2: (parodiant Beppe Grillo) Ça suffit les conneries! V’là les deux casse-couilles!! 1!! Un ki pose les questions pour avoir l’air intelligent, l’autre qui lui répond pour bien montrer qui pisse le plus loin… Mais vous êtes qui, mes loulous? Vous dites que Beppe est un comique et qui dit des trucs simples: ben alors pourquoi vous avez rien bité les petits profs?? Au lieu de nous saouler avec les idées sans paroles de Furio Yesi que personne connaît, mais comme il plaît au wumink alors i plaît à Santoro (RÉVEILLE-TOI !!! Tout le monde sait que vous êtes potes, il suffit de regarder sur le net: vous parlez de vos bouquins réciproques et vous fréquentez les mêmes salons). Idées sans paroles. Si Grillo a un défaut c’est bien de parler parler parler, trop même…Comment i fait pour avoir des idées sans paroles?? Donnez-moi un exemple? Parce ke selon moi c’est le contraire, c’est vous qui parlez sans idées, on dirait que vous dites plein de trucs mais en fait vous dites rien. Allez-y voir: sur le Net la vérité ressort toujours, c’est prouvé.
Santoro: Le livre contient une espèce d’examen attentif du système d’argumentation (qui se répète toujours de la même manière) du troll militant du M5S. C’est un système qui a aussi donné vie à un groupe sur Facebook qui parodie les campagnes émotionnelles de Grillo. Ce groupe s’appelle “Nous sommes les gens, le pouvoir a peur de nous”. Le blogueur et giapster [commentateur du site Giap] Jumpinshark a écrit un vrai compte-rendu du livre Un grillo qualunque en utilisant leur langage. J’ai participé pas plus tard qu’hier à un débat télévisé sur Beppe Grillo. Il y avait également un militant dans le studio, un entrepreneur de la région de Varèse, un ancien militant de la Ligue du Nord et du PdL, qui a maintenant épousé la cause du M5S. Quand la présentatrice lui a demandé ce qui le convainquait particulièrement dans le programme de Grillo, il lui a répondu (je cite de mémoire): “Il nous a fait voir la lumière. Pour nous Grillo, c’est comme la lumière au bout du tunnel”. Il y a quelques minutes, une électrice de Grillo m’a écrit en revanche sur Facebook que “la démocratie participative est un concept unitaire et unificateur”. Voilà des exemples “d’idées sans paroles” des grillini. À la racine de leur idéologie prêt-à-porter il y a quelque chose d’inexplicable, d’inexprimable, d’irrationnel. Cela n’a rien à voir avec l’intelligence collective: Grillo remue des émotions, il donne vie à un mélange de politique, de spots publicitaires et de sentiments qui rappellent le raisonnement de Furio Jesi sur lequel vous avez écrit plusieurs fois sur Giap. Ce n’est pas par hasard si Jesi utilise le concept “d’idées sans paroles”, également utilisé par Spengler, pour mener une réflexion sur la société de consommation, la publicité, les romans à l’eau de rose de Liala.
Wu Ming 2: Dans la conclusion de ton livre, tu écris: “Nous pécherions par excès de schématisme si nous disions que Beppe Grillo est la continuation de Berlusconi par d’autres médias”. Premièrement parce que le blog de Grillo est un exemple d’“usage télévisuel de la Toile”, une communication verticale saupoudrée de participation (les commentaires, sur lesquels d’ailleurs le comique n’intervient jamais). Et deuxièmement? Il y a quelques jours Vittorio Feltri a soutenu que le Berlusconi des débuts n’est pas du tout comparable à Grillo, mais que chaque époque a son Berlusconi, et qu’aujourd’hui on va se taper Grillo. Donc, sans tomber dans le schématisme, la comparaison te semble possible ou pas?
Santoro: Ce n’est pas la même chose, mais les analogies existent: le parti-entreprise privé, l’utilisation des modèles télévisuels et des vidéos maison pour parler aux électeurs, l’utilisation du Corps pour dépasser la division entre Politique et Intimité (la traversée du détroit de Messine à la nage accomplie par Grillo n’est pas sans rapport avec le reality-show autour du Corps mutant de Silvio). Le problème est que nous avons refermé en toute hâte l’ère berlusconienne, nous n’avons pas compris ce qu’elle a réellement signifié, quelles scories culturelles elle a laissées dans notre pays. Nous nous retrouvons ainsi devant un opposant qui opère peut-être de façon différente, mais ce qui est sûr, c’est qu’il joue “in the same fuckin’ ballpark”, comme dirait Vincent Vega dans Pulp Fiction.
Le texte original italien a été publié sur le site de la Fondation Wu Ming sous le titre « Un Grillo qualunque ». Les traducteurs Florence Rigollet et Olivier Favier remercient Wu Ming 2 et Giuliano Santoro pour leur aimable autorisation. Introduction d’Olivier Favier.
Pour aller plus loin:
- Le site de la fondation Wu Ming.
- Le blog de Giuliano Santoro, et notamment les premières réactions à la parution du livre Un Grillo qualunque.
- La rubrique de ce site: L’Italie derrière la mémoire.
- Un autre entretien de Wu Ming 2 et Giuliano Santoro, traduit en français par Serge Quadruppani, sur le site Article 11.
- Un article de Florence Rigollet sur Article 11 où il est question de Parme et de scandales politico-financiers.
- Un article d’Olivier Favier sur Italinscena autour du « Corps du pouvoir » et du livre de Marco Belpoliti, Le corps du chef, Paris, Lignes, 2010.