Tout ce qui est rouge n’est pas de gauche, par Olivier Favier.

 
Deux récentes mobilisations de masse, celle des « Bonnets rouges » début novembre 2013 et celle des céréaliers trois semaines plus tard, devraient suffire à le rappeler: grèves et manifestations ne sont pas l’apanage de la gauche, ou pour mieux dire, l’inquiétude est de mise quand elles ne le sont plus. Depuis la pression de rue dès l’automne 2012 contre le « Mariage pour tous », il est de plus en plus clair qu’à différentes échelles, face à une « crise » qui révèle les failles et les faillites d’un système, la réaction ne peut plus se contenter de ses moyens traditionnels de coercition, ceux plus ou moins de mise dans le jeu évidemment truqué, mais réglé, d’une démocratie parlementaire.

Dans ce cadre admis, dirons-nous, les arbitres sont souvent juge et partie, les équipes n’ont pas les mêmes vestiaires, les caméras oublient de filmer certaines fautes et bon nombre de journalistes commentent au gré de leur carrière en cours. Il n’en reste pas moins que tout le monde est témoin, public compris, que les lignes du terrain sont correctement tracées. Chacun estimera en conscience si le combat consiste à mieux faire respecter les règles ou à sortir du cadre. En attendant, la mauvaise humeur s’exprime parfois vainement après le match, sous le patronage on ne peut plus impartial d’un nombre idoine de policiers. 

Tout peut changer dès lors que le perdant désigné a le mauvais goût de marquer quelques buts.

Ce constat fait, à évoquer l’instant où le stade menace de se changer en arène, il n’est pas tout à fait inutile de revoir ce que Chris Marker, à travers la voix de François Périer, racontait en 1975 de La Spirale qui mena au 11 septembre 1973 et à la dictature du général Pinochet. Bien sûr, le Chili n’est pas la France, et nul n’imagine un seul instant comparer François Hollande à Salvador Allende, ni dans sa politique ni même dans le danger qu’il représente pour une classe dominante que ce dernier entend aussi représenter. Pour autant, dans un contexte international où le rapport de forces est très défavorable, les rares et timides mesures du gouvernement se sont heurtées à une montée en force violemment disproportionnée. Puisqu’il est toujours bon de connaître son ennemi avant qu’il ne vous mange, je vous invite à lire cet extrait de la voix-off, avant de voir ou de revoir ce film en entier.

Le 17 décembre 71, la démocratie chrétienne convoque les femmes au Stade national: nouvelle manifestation de masse. La droite est en train de découvrir la puissance des armes traditionnelles de la gauche. Il lui reste à coaliser assez de mécontentements divers, par exemple certains cadres renvoyés des usines nationalisées, pour que ses armes deviennent opérationnelles. Ainsi, sa base s’élargit et la rue se met à jouer un plus grand rôle que les sanctuaires de la démocratie formelle.

La bourgeoisie avait longtemps compté sur les institutions façonnées par elle-même pour exercer le pouvoir. En quittant le Chili, Fidel rappelait que les systèmes sociaux que les Révolutions bouleversent ont beaucoup d’années d’expérience. Ils ont accumulé des cultures, ils ont accumulé des techniques, ils ont accumulé des trucs de toute espèce: la Cour suprême, la Cour des comptes et le Parlement étaient d’assez bon trucs.

La majorité parlementaire issue des élections de 1969 bloquait systématiquement tout travail législatif proposé par l’Unité populaire. La Constitution était un dogme, une chose intangible, à laquelle on ne pouvait rien retrancher ni surtout ajouter. Seulement Allende aussi connaissait des trucs, et les articles de loi promulgués en 32 par le bon Marmaduque Grove pendant ses douze jours de République socialiste et que personne n’avait pensé à abroger depuis, lui servait à faire passer son programme de nationalisation. Les administrateurs de la bourgeoisie au Parlement s’apercevaient soudain qu’ils étaient moins efficaces que leurs administrés au-dehors. Il fallait recourir à des méthodes de lutte plus directes et puisque la gauche avait piégé la droite sur le front juridique, la piéger à son tour sur le front de la production.

L’industrie du cuivre offrait à l’opposition un excellent terrain de manœuvre. Elle y avait des alliés naturels: les agents techniques, qui dès mai 71 s’étaient mis en grève. Payés en dollars, jouissant d’un niveau de vie presque comparable à celui des cadres supérieurs généralement américains, ces super-contremaîtres étaient les seuls Chiliens concrètement lésés par la nationalisation. Les ouvriers n’étaient pas non plus un bastion sans faille. Très favorisés sur le plan du salaire, leur esprit de revendication procédait beaucoup plus de la défense de leurs avantages que de la solidarité de classe.

La grève du cuivre des superviseurs du cuivre allait en tout cas marquer une nouvelle étape de cette fédération des mécontentements qui était le but stratégique de la droite: la naissance d’une association de techniciens, de cadres et de professions libérales: la COPROCH.

Cette façade sociale devant la voie chilienne de résistance au socialime rejoignait les préoccupations pour le développement syndicalisme libre, bras américain de la puissante centrale AFL-CIO. Depuis la guerre froide, cet institut financé par les États-Unis, l’ITT, l’ANACONDA et autres entreprises multinationales, organisait en Amérique latine des stages et des séminaires de perfectionnement pour cadres syndicaux. (…) C’est par cet intermédiaire qu’arrivait dans leur pays l’une des deux formes d’assistance technique maintenue par les États-Unis, l’autre étant l’aide militaire.

Sous l’impulsion de leaders formé à l’institut de syndicalisme libre (…), le front de la petite bourgeoisie s’organisait. Au cours de l’année 72, les collèges professionnels d’ingénieurs, d’avocats, de médecins, de dentistes, de comptables rejoignaient la COPROCH.

Est-ce que cela signifie que toute la petite bourgeoisie s’identifie à une organisation. Non.

Dans cette partie, la petite bourgeoisie n’est pas un acteur, elle est plusieurs acteurs. Mais elle est surtout un enjeu. Et si la gauche attire encore à elle une certaine part de chaque catégorie professionnelle, c’est la droite qui ramasse de plus en plus majoritairement cet enjeu.

À côté de la COPROCH, deux gremios [corporations] l’y aident puissamment: celui des petits commerçants et celui des camionneurs. Accompagnée des catégories déjà mobilisées que sont les femmes et les étudiants, cette résistance poujadiste donne enfin à la bourgeoisie les moyens de sa ligne de masse.

Tout commence par une grève des transports, ce qui au Chili n’est pas rien…

Film intégral en ligne (version en espagnol: le commentaire français original a été conservé, mais les témoignages et documents ne sont pas traduits). L’extrait présenté se trouve entre 1:05:14 et 1:11:17. 

Octobre 1972 – La grève des camionneurs, mouvement largement financé par la CIA, paralyse le pays.

Octobre 1972 – La grève des camionneurs, mouvement largement financé par la CIA, paralyse le pays. Tout ce qui est rouge n’est pas de gauche.

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