Le fleuve inverse le fil de son courant.
L’eau des cascades monte.
Les gens commencent à marcher à reculons.
Les chevaux marchent en arrière.
Les militaires rompent leur défilé.
Les balles sortent des chairs.
Les balles entrent dans les canons.
Les officiers rengainent les pistolets.
Le courant retourne dans les câbles.
Le courant pénètre dans les prises.
Les torturés arrêtent de s’agiter.
Les torturés ferment leurs bouches.
Les camps de concentration se vident.
Apparaissent les disparus.
Les morts sortent de leurs tombes.
Les avions volent en arrière.
Les roquettes montent vers les avions.
Allende tire.
Les flammes s’éteignent.
Il enlève son casque.
La Moneda se reconstruit entièrement.
Son crâne se recompose.
Il monte à un balcon.
Allende marche à reculons jusqu’à l’avenue Tomás Moro.1
Les détenus sortent de derrière le stade.
11 Septembre.
Les avions reviennent avec les réfugiés.
Le Chili est un pays démocratique.
L’Argentine est un pays démocratique.
Les forces armées respectent la constitution.
L’Uruguay est un pays démocratique.
Les militaires reprennent leurs quartiers.
Renaît Neruda.
Il revient dans une ambulance à Isla Negra.
La prostate le fait souffrir. Il écrit.
Víctor Jara joue de la guitare. Il chante.
Les discours entrent dans les bouches. Le tyran embrasse Prats.2
Il disparaît. Prats revit.
Les chômeurs retrouvent leurs contrats.
Les ouvriers défilent en chantant.
Nous vaincrons!
Traduction Olivier Favier
Poema 48
El río invierte el curso de su corriente.
El agua de las cascadas sube.
La gente empieza a caminar retrocediendo.
Los caballos caminan hacia atrás.
Los militares deshacen lo desfilado.
Las balas salen de las carnes.
Las balas entran en los cañones.
Los oficiales enfundan sus pistolas.
La corriente se devuelve por los cables.
La corriente penetra por los enchufes.
Los torturados dejan de agitarse.
Los torturados cierran sus bocas.
Los campos de concentración se vacían.
Aparecen los desaparecidos.
Los muertos salen de sus tumbas.
Los aviones vuelan hacia atrás.
Los rockets suben hacia los aviones.
Allende dispara.
Las llamas se apagan.
Se saca el casco.
La Moneda se reconstituye íntegra.
Su cráneo se recompone.
Sale a su balcón.
Allende retrocede hasta Tomás Moro.
Los detenidos salen de espalda de los estadios.
11 de Septiembre. Regresan aviones con refugiados.
Chile es un país democrático.
Argentina es un país democrático.
Las fuerzas armadas respetan la constitución.
Uruguay es un país democrático.
Los militares vuelven a sus cuarteles.
Renace Neruda.
Vuelve en una ambulancia a Isla Negra.
Le duele la próstata. Escribe.
Víctor Jara toca la guitarra. Canta.
Los discursos entran en las bocas.
El tirano abraza a Prats.
Desaparece. Prats revive.
Los cesantes son recontratados.
Los obreros desfilan cantando.
¡Venceremos!
De La Ciudad (1979)
Pour aller plus loin:
- Gonzalo Millán (1947-2006) lit son poème en novembre 1978 à Ottawa (Canada).
- Deux récits « à l’envers »: Francis Scott Fitzgerald, The curious case of Benjamin Button, et Alejo Carpentier, Viaje a la semilla (Retour aux sources), respectivement publiés en français dans les recueils Les Enfants du jazz (Gallimard, 1978) et Guerre du temps (Gallimard, 1967). Je remercie Véronique Servat de m’en avoir indiqué un troisième, Time’s Arrow de Martin Amis, publié en français sous le titre La Flèche du temps (Gallimard, 2010).
- Thomas Huchon, Salvador Allende, l’enquête intime, Paris, Eyrolles, 2010.
- Naomi Klein, La stratégie du choc (extraits), Arles, Léméac éditeur, 2008 (Actes Sud Babel, pour l’édition de poche, 2010).
- Une liste des films sur les trois ans de la présidence d’Allende et le coup d’état d’Augusto Pinochet présentés en mars 2013 au Cinéma du réel. On peut y ajouter un documentaire récent (2004) de Patricio Guzmán sur Salvador Allende, un autre d’Esteban Larraín, Patio 29: Historias de silencio (2000), sur la parcelle du cimetière général de Santiago où ont été enterrés clandestinement les opposants politiques durant la dictature.
Venceremos (chanson de la campagne de 1970)
Dernier discours de Salvador Allende (Document original sous-titré en français).
La Spirale, un film de Jacqueline Meppiel, Armand Mattelart, Valérie Mayoux (1976). Un documentaire capital pour comprendre les enjeux du coup d’état: « Nous ne racontons pas ici l’histoire de l’Unité populaire, d’autres films le font. Et il en faudra beaucoup pour exprimer toute la richesse de ces trois années. Mais nous voulons expliquer comment la droite chilienne a fait de ces trois ans une machine infernale, mise en route avant même qu’Allende soit élu: un escalier pour le tonnerre. » Voir aussi cet article d’Armand Mattelart, l’un des réalisateurs du film, dans le Monde diplomatique du 11 septembre 2013.
Víctor Jara, El derecho de vivir en paz (sur Ho Chi Minh)
Septembre chilien (1973), documentaire de Bruno Muel.
Compte-rendu à chaud des journées qui ont suivi le coup d’état du général Pinochet. À Santiago la peur se lit sur les visages. Des militants de l’Unité Populaire osent cependant parler, ébauchent des explications, font part au monde de leur détermination. Les obsèques de Pablo Neruda donnent lieu à la première manifestation contre le régime. Des images sont prises à l’intérieur du stade national et devant les grilles où des familles vivent dans l’angoisse.
Septembre chilien (première partie)
Septembre chilien (deuxième partie)
« Alturas », extrait de l’album Viva Chile! (1973)
La chanson de la campagne du non au plébiscite pour le maintien de Pinochet au pouvoir
- Adresse de la résidence de Salvador Allende. [↩]
- Il s’agit en fait de Carlo Prats (1915-1974), que l’auteur orthographie Prat, comme Arturo Prat (1848-1879), officier de marine et héros national chilien. Le tyran est évidemment Augusto Pinochet, qui succéda comme chef des armées au même Carlo Prats en août 1973, sans que ce dernier ou Salvador Allende ne soupçonnent qu’il prendrait la tête du coup d’état le mois suivant. [↩]