L’Italie derrière la mémoire, par Olivier Favier.

 

“Ne finissent que les mondes auxquels on ne croit plus.”

Jacques Lacarrière, Un jardin pour mémoire.

 

Écrire sur l’Italie contemporaine depuis la France, et singulièrement à destination de lecteurs français, n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. Malgré des siècles d’échange et des moments d’Histoire commune, ou tout au moins partagée, les deux pays partagent un cousinage trompeur, à l’image de leurs langues. Si les vocabulaire et grammaire en sont strictement apparentés, ce qui en fait la vie profonde, inimitable, la musicalité comme les effets rhétoriques, les outils qu’elles suggèrent pour ordonner la pensée, demeurent profondément dissemblables. Dans le petit cercle des italianistes français, et dans celui plus souriant des italophiles, l’Italie est communément décrite comme le « laboratoire de l’Europe », ce qui peut vouloir dire aussi un « laboratoire du pire »1.

Cette définition vaut avant tout pour un régime qui, apparu en 1922, a fait école en Europe et en Amérique latine jusqu’au années quatre-vingt. Cela vaut aussi, mais à un moindre degré, pour cet étrange exercice du pouvoir expérimenté par Silvio Berlusconi et ses alliés entre 1994 et 2012, qu’un documentariste inspiré a récemment décrit comme une Videocracy2. Encore faudrait-il ramener ce second exemple à une perspective plus large. En 1988, Guy Debord parlait déjà de « spectaculaire intégré », associant d’ailleurs l’Italie et la France3.

Foro olimpico -Rome  © Olivier Favier.

Foro olimpico -Rome © Olivier Favier.

À la fin des années 2000, plusieurs pays de l’Union européenne ont vu revenir, jusqu’au sein des corps législatifs, une extrême-droite puisant sans retenue dans les idéologies fascistes et nazies, dont la violence de rue parut légitimée et non freinée par l’exercice du pouvoir. Le ventre est encore fécond, affirme Dominique Vidal dans un essai de 20124, reprenant à dessein la vieille mise en garde de Bertolt Brecht. La montée de Jobbik en Hongrie ou d’Aube dorée en Grèce font qu’une telle constatation trouve désormais beaucoup moins de sceptiques pour sourire ou détourner les yeux5. Les réactions politiques n’en demeurent pas moins très en-deçà de la gravité du problème. Ce retard s’inscrit dans la parfaite continuité du relativisme tranquille qui accueillit les premiers symptômes du mal, désormais assez lointains. L’élection de Jörg Haider en 1989 comme gouverneur de la Carinthie pouvait bien sûr être perçue comme une anomalie régionale, confirmée toutefois par sa réélection dix ans plus tard, alors même que son glissement vers l’extrême-droite était entériné.

Plus surprenante fut, en 1994, la temporisation qui accompagna, chez de nombreux analystes, journalistes ou historiens, l’arrivée totalement inédite de deux partis d’extrême-droite dans un gouvernement italien: la toute nouvelle Ligue du Nord et Alleanza Nazionale. Cette dernière formation n’était autre que le vieux parti néofasciste MSI, « refondé » comme il se doit quelques mois plus tôt.

Depuis lors, on s’est plu à répéter que Silvio Berlusconi lui-même relevait d’une droite classique, populiste sans doute, mais néanmoins fréquentable. Quoi qu’il en soit, en se choisissant de pareils alliés, il venait de briser un tabou fondateur des démocraties d’après-guerre6.

Foro olimpico -Rome  © Olivier Favier.

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Disons-le d’emblée. Le fascisme n’a jamais déserté l’Italie. Ce pays a été le seul en Europe à avoir eu dès 1946 une force politique d’envergure s’inscrivant dans la continuité des vaincus de la seconde guerre mondiale. Le MSI, Mouvement Social Italien, était une référence explicite à la République Sociale Italienne, état fantoche à la solde de l’allié allemand, qui sema la terreur dans le Nord du pays de septembre 1943 à avril 1945. Nombre d’anciens militants et cadres du Parti Fasciste Républicain intégrèrent un mouvement dont le sens caché, si l’on en croit les militants, n’était autre que Mussolini Sempre Immortale [Mussolini toujours immortel]. Devant l’interdiction de la reconstitution du défunt parti fasciste, sur laquelle je reviendrai plus avant, le MSI cultiva d’emblée une politique du double langage qui s’affina au fil du temps et n’a pas fini de porter ses fruits.

Le fascisme a par ailleurs offert à l’Italie son seul moment de consensus total autour de l’état-nation. Au dix-neuvième siècle, l’Unité se fit en partie contre des troupes italiennes -celles du Royaume des Deux-Siciles défaites par les Chemises rouges de Garibaldi en 1860, celles de l’Église dix ans plus tard avec la prise de Rome. Elle fut accompagnée d’une forte résistance populaire en Sicile, en Calabre, en Basilicate, connue sous le nom aujourd’hui discuté de « brigandage post-unitaire ». La violence et la durée du conflit évoquent bien plus, certes à une échelle régionale clairement circonscrite, une pure et simple guerre civile. L’ex-état piémontais y engagea quelques deux-cent mille hommes, dont huit mille ne devaient jamais revenir. Quant aux victimes de la répression, parmi lesquels de très nombreux civils, elles furent de l’ordre d’une centaine de milliers. Cette histoire a longtemps été minimisée ou passée sous silence, fait d’autant plus surprenant quand on connait le monumentale bibliographie sur l’histoire du Risorgimento.

Un demi-siècle plus tard, l’entrée dans la première guerre mondiale ne donna pas lieu comme en France à une « Union sacrée », capable d’emporter en quelques jours les positions internationalistes de la SFIO et de la CGT. L’attachement du Parti socialiste italien au pacifisme survécut assez largement à l’entrée en guerre en 1915, et une part substantielle de ses dirigeants ne céda pas au sirènes de « l’interventionnisme ». Si l’opposition faiblit en 1917 après la défaite de Caporetto face à l’Autriche-Hongrie et la menace qu’elle représentait pour l’intégrité nationale, elle demeura inflexible chez des personnalités de premier plan comme le socialiste unitaire Giacomo Matteotti ou le futur communiste Antonio Gramsci. Par ailleurs, les désertions furent nombreuses et trouvèrent plus souvent qu’ailleurs la clémence ou la complicité de la population7.

Pour trouver un sentiment unanime d’orgueil national, il faut donc attendre l’issue de la guerre d’Éthiopie et la proclamation de l’Empire, le 9 mai 1936. En cet instant précis, l’antifascisme, par ailleurs largement exilé, fut renvoyé à une marginalité dont il ne commencera à sortir que deux ans plus tard, et de façon bien timide, avec la promulgation des Lois raciales et l’exclusion de la citoyenneté italienne de quelques 40 000 juifs. Dans l’instant, cette conquête coloniale a bien été perçue par l’opinion internationale comme un sanglant anachronisme doublé d’une parfaite infamie. Cette divergence radicale d’analyse dit assez combien la question de l’identité italienne, et sa mémoire, peuvent aujourd’hui encore réveiller douleur et contradiction.

Cette fragilité inhérente au « modèle italien », loin de le rendre inexportable, explique peut-être en partie l’étonnante perméabilité de ses fruits les plus empoisonnés. À propos du fascisme, on a longtemps insisté sur sa spécificité par rapport au nazisme, pour conclure à un caractère finalement plutôt folklorique de ses visées totalitaires, sinon à l’existence d’un « bon fascisme » dévoyé sur le tard – j’y reviendrai plus avant. Jusqu’au milieu des années trente, le respect du régime pour les règles internationales lui a permis de se développer, et de faire école, sans réveiller outre mesure l’inquiétude des démocraties. Bien au contraire, elles se montrèrent sinon admiratives, du moins tranquillisées par ce pouvoir fort, vivant rempart contre le communisme. De même, depuis une trentaine d’années, la perte de puissance du consensus antifasciste a fait naître peu d’inquiétudes à l’étranger. Le retour des références au « ventennio » mussolinien est accueilli avec condescendance, quand bien même il accompagne une mutation profonde du discours dominant. Si cette évolution a pu donner ailleurs des résultats qualitativement plus graves, l’Italie demeure à ce jour le seul pays à être allé aussi loin dans un processus que j’appellerai de « révisionnisme global ». De toute évidence, il n’y a guère de chances que ce processus se répète ailleurs à l’identique, et la voie qu’il semble ouvrir pourra en fin de compte se révéler sans issue. Pour autant, en comprendre les mécanismes offre un outil essentiel à qui entend porter sur notre époque le regard vigilant qu’elle requiert. À ce titre, il faut interroger non seulement sur le plan théorique, mais aussi de manière civique et politique, le rapport entre histoire et mémoire. Et sur ce point précis, l’Italie et la France renvoient à des contextes singulièrement différents.

Foro olimpico -Rome  © Olivier Favier.

Foro olimpico -Rome © Olivier Favier.

Lorsque les trois derniers volumes des Lieux de Mémoire ont été publiés en France, en 1993, cet ensemble considérable, initié en 1984, rassemblait désormais quelques cent-trente articles, classés selon trois thèmes: « La République », « La Nation », « Les France ». Pierre Nora, qui en assuma la direction, n’était pas seulement historien. Depuis 1970, il animait trois collections de sciences humaines aux éditions Gallimard. C’est dans l’une d’elles que parut le « maximum opus », comme il s’est plu à l’appeler. Fort de son prestige et de son expérience, il n’eut aucun mal à rassembler sous son nom un grand nombre d’universitaires reconnus.

Le projet n’en était pas moins porteur d’ambiguïtés multiples. Il fut d’ailleurs critiqué, entre prudence et courage, par ceux qui y décelèrent un retour au « Roman national », y virent un passage de « Michelet » au « Michelin », s’inquiétèrent de voir ranger la nation au musée. Mais, la mémoire était dans l’air du temps, et le succès commercial fut tel que les voix divergentes ne se firent guère entendre. Très vite, le lieu de mémoire se changea en lieu commun. Il devint un produit pour les offices du tourisme, un motif de choix pour les sorties scolaires, un label pour gestionnaires du patrimoine, publics ou privés. Plus encore, dans un monde marqué par le déclin des idéologies, alors que les identités concrètes peinaient à se différencier, il se fit l’enjeu sans enjeu de luttes purement rituelles et un débat sans débat pour éditorialistes. Comme outil conceptuel, le lieu de mémoire s’exporta vers l’Italie et d’autres pays d’Europe, au grand damne de son puissant idéateur. Pour la dernière fois de son Histoire sans doute, Pierre Nora et les élites de France rêvèrent de la « Grande Nation ». Si celle-ci avait perdu son destin, « l’ère de la commémoration » se devait au moins de lui appartenir. Aux yeux de son inventeur, le lieu de mémoire était la récompense de deux identités affirmées: celle de la France et de son grand historien.

En tant que tel pourtant, le lieu de mémoire est purement tautologique. Il ne peut être objectivé par celui qui l’invente, mais seulement par un regard extérieur sur les raisons de ce choix. Autrement dit, il nous renseigne bien davantage sur les valeurs communes de la classe dirigeante d’un pays que sur celles nécessairement multiples, contradictoires et changeantes de sa population. D’un point de vue strictement historique, il n’a de sens que s’il permet de révéler les doutes et les fractures, les permanences et les évolutions. Mais la question de ce qui fait ou non mémoire est pratiquement infinie, et se devrait pour le moins d’être posée en amont. Si l’on y introduit, ce qu’on ne fait plus guère, un peu de pensée dialectique, il dit alors l’oubli, intentionnel ou non, le refoulé et le retour du refoulé, et nous renseigne sur les usages du passé, présents et à venir. À défaut, il ne fait qu’alimenter la confusion entre histoire et mémoire, fût-ce pour en débattre ensuite entre gens du même monde, à grands renforts de moues dubitatives et de dénégations agacées.

Foro olimpico -Rome  © Olivier Favier.

Foro olimpico -Rome © Olivier Favier.

Lorsqu’en 1996 et 1997, l’historien Mario Isnenghi dirigea à son tour les six ouvrages consacrés aux Luoghi della memoria, il rappela qu’en Italie la nation était depuis un demi-siècle un mot tabou8. Sur le plan politique, ce concept délaissé venait d’offrir un socle idéologique de rêve pour le marketing de Forza Italia et de Silvio Berlusconi. L’effondrement des grands partis d’après-guerre firent le reste. La chute du mur de Berlin et les scandales liés à l’Opération Mains propres avaient emporté en trois ans le Parti communiste, la Démocratie chrétienne et le Parti Socialiste. L’espace était désormais libre pour une droite institutionnelle, qui peinait à s’affirmer comme telle depuis la chute de Mussolini. En 1994, les paradigmes du discours public changèrent radicalement. Pour la première fois dans l’histoire de la République italienne, des néofascistes entrèrent au gouvernement. À titre de comparaison, le simple soutien du MSI au gouvernement Tambroni, en 1960, avait suffi à déclencher un soulèvement populaire, lequel s’était conclu par plusieurs morts et la chute de l’exécutif9. Dix ans plus tard, en 2004, Sergio Luzzatto donna un nom à cette révolution des valeurs dans un essai qui fit date: La crise de l’antifascisme (Einaudi).

La genèse de cette crise remonte au cœur des années 70, quand les groupes dits extraparlementaires, de gauche comme de droite, donnèrent naissance, dans l’arc constitutionnel, à ce que l’historien et homme politique démocrate-chrétien Amintore Fanfani nomma la « théorie du double extrémisme ». Jusque-là, le jeu politique avait pour principaux acteurs une Démocratie chrétienne toujours au pouvoir et un Parti communiste toujours dans l’opposition. L’un et l’autre, bien qu’à des degrés divers, s’étaient reconnus dans les postulats de l’antifascisme. À ce schéma classique, s’ajouta après 1968 une double rupture entre ces deux partis et des mouvements dits « extraparlementaires »: d’une part, une extrême-droite ouvertement néofasciste, elle-même divisée entre l’activisme violent et la légitimation par les urnes; de l’autre, une extrême-gauche dont une minorité se retrouva prise au piège d’une lutte parallèle au débat politique. Dans le climat trouble qui se mit en place après l’attentat de Piazza Fontana à Milan en 1969, l’idée se fit peu à peu jour chez certains militants que seule la violence pouvait répondre à la violence. Ce n’est pas le lieu ici d’explorer les motifs souvent contradictoires des « stragi » [massacres] qui ont ensanglanté l’Italie jusqu’à la bombe de la Gare de Bologne en plein cœur de l’été 1980, d’autant que les innombrables procès qui ont eu lieu depuis n’ont presque jamais suffi à identifier les coupables.

On s’accordera néanmoins sur la conjonction d’intérêts contradictoires. D’un côté, se mit en place une « stratégie de la tension », visant à marginaliser les groupes les plus radicaux des deux bords, comme à favoriser la mise en place d’une législation d’exception. De l’autre, une partie de l’extrême-droite donna libre cours à ces fantasmes de coup d’état, prenant exemple sur les régimes du Nord de la Méditerranée et de l’Amérique latine.

Dans un tel contexte, la mobilisation de l’extrême-gauche changea bientôt de visage. Avec le mouvement de 1977, remarque Leonardo Paggi, « la tradition antifasciste (cessa d’être) la tradition de ‘tout le peuple’. »10 Peu à peu, le Parti communiste se retrouva en concurrence sur l’un de ses fondements essentiels, la mémoire de la résistance, qu’aux yeux de certains il avait trahi en choisissant avec obstination la voie de la légalité. Cette ligne accompagnait un processus qui aurait dû mener, le 16 mars 1978, au compromis historique avec la Démocratie chrétienne et son président Aldo Moro. Ce dernier fut enlevé par les Brigades rouges alors même qu’il se rendait à la Chambre des Députés. Son corps fut retrouvé le 9 mai 1978 dans le coffre d’une voiture, via Caetani, à égale distance des sièges des deux partis. La gauche extraparlementaire, y compris la large majorité qui s’était désolidarisée clairement de la lutte armée, en ressortit brisée, coupée de ses soutiens.

Quant au Parti communiste, qui s’opposa fermement aux Brigades Rouges, il n’incarnait plus la contestation. Le paysage politique entama une profonde mutation qui mena seize ans plus tard à l’élection de Silvio Berlusconi.

Foro olimpico -Rome  © Olivier Favier.

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On l’aura compris, poser la question d’une « identité nationale » en Italie revêt une dimension civique qui n’a plus guère à voir avec le projet de Pierre Nora. Dans une société qui se perçoit comme postidéologique, l’enjeu est désormais celui d’une réappropriation possible du devenir commun. À ce titre, il convient de définir clairement ce qui nourrit le cadre démocratique, et de se confronter avec une mémoire trop souvent défaillante ou instrumentalisée. La célébration consensuelle d’une nation par elle-même, où l’élite intellectuelle revêt les charges d’un haut clergé laïc, ne peut être à l’ordre du jour.

Après un siècle et demi d’existence, l’Italie n’a par exemple pas de fête nationale, ce qui ne veut en rien signifier que le débat est clos, ou que le désir ne s’en fait pas sentir. Ce qui en tient lieu est la Fête de la République italienne, le 2 juin, accompagnée comme il se doit d’un défilé militaire. Cette date commémore le référendum des 2 et 3 juin 1946. Lors de ce vote, le nord du pays, qui rassemblait les deux tiers de la population globale, se prononça clairement pour la République, le Sud pour la monarchie. Le résultat final fut connu le 10 juin. Le lendemain, à Naples, des émeutes firent 9 morts et 150 blessés.

De 1977 à 2000, la Fête de la République fut déplacée au premier dimanche de juin, officiellement pour des raisons économiques. On rappellera cependant que du temps de « l’Italie libérale », autrement dit avant la marche sur Rome et l’arrivée du fascisme, cette date commémorait le Statuto Albertino, première constitution du royaume de Piémont-Sardaigne, puis de l’Italie unifiée. En 2012 enfin, une fête concurrente a été instaurée le 27 mars, devenu « jour de l’Unité nationale », acte de naissance en 1861 de la monarchie italienne. Le roi n’en garda pas moins son nom de Victor-Emmanuel II. À ses yeux, donc, la dynastie primait sur la nation.

D’une cérémonie l’autre, entre des guerres de mémoire et une histoire qui opère par brusques revirements, les odonymes cisalpins ont gravé de nombreux événements dans le marbre, à l’appui d’identités multiples, à-demi affirmées. En Italie en effet, les plaques indiquent le plus souvent les jours en chiffres romains, les mois en toutes lettres, comme autant de mystères dans un tableau métaphysique, de ceux que peignaient, à l’aube du vingtième siècle, Carlo Carrà ou Giorgio de Chirico. C’est aux Archéologues du présent11d’en retrouver l’année, partant le sens, sous la solennité d’un souvenir bégayant, mutilé pourrait-on dire: via II giugno et via XXVII marzo donc, mais aussi via XXI aprile (date légendaire de la fondation de Rome, en 753 avant JC), via XXV aprile (insurrection générale en 1945 contre l’occupant nazi et son allié fasciste, la gauche italienne y voyant depuis lors la vraie fête nationale), via VIII settembre (armistice italo-anglo-américain de 1943), via XX settembre (prise de Rome en 1870 aux troupes pontificales abandonnées par leur allié français), via IV novembre (armistice italo-autrichien de 1918).

Chacune de ces dates renvoie à une question: l’Italie est-elle l’héritière de la Rome antique? Jusqu’à quelle année doit-on la tenir redevable de son alliance avec le nazisme: 1943 ou 1945? Jusqu’où son identité politique d’après-guerre peut-elle s’identifier aux valeurs de l’antifascisme? Quelle est son autonomie réelle par rapport à la religion catholique et à ce micro-état au pouvoir mondial en plein cœur de Rome, le Vatican? L’entrée dans la première guerre mondiale a-t-elle été la dernière étape de l’unité politique, du Risorgimento, ou le mauvais rêve d’un pays encore très pauvre, vivant au-dessus de ses moyens, que sa folie des grandeurs va conduire au fascisme? Certaines de ces questions reviendront tout au long de ce livre, mais un constat s’impose. En Italie, à toute affirmation répond une déchirure.

J’ai parlé de dialectique. Plus que celle qu’entretiennent la mémoire et l’oubli, je voudrais ici évoquer le rapport entre histoire et mémoire. Dans chacun des récits que vous allez lire – qui marquent une gradation vers un retour du fascisme dans la « normalité », comme fondement et comme identité possibles, acceptables – la mémoire est omniprésente, serait-elle incomplète, défigurée ou instrumentalisée. Elle est figée dans la pierre, elle alimente les conversations de rue comme le débat politique, renvoie dos à dos des engagements et des réalités qui ne sont en rien comparables, choisit ce qui sera mis en valeur et ce qui sera tu, s’appuie sur d’anciennes mystifications qu’elle entend réactiver sinon reproduire à l’identique. Elle n’est parfois vivante qu’à une échelle locale, ou parmi des groupes idéologiquement préparés, mais son rapport à l’Histoire est toujours défaillant. Elle est du reste intimement liée au politique qui en use à plaisir et dont on sait trop bien, en Italie comme en France, qu’il la préfère à tout regard un tant soit peu rigoureux, parce que plus malléable et beaucoup plus séduisante. À toute mémoire répond une propagande.

Réintroduire l’Histoire là-même où la mémoire s’active est plus que jamais nécessaire. Si toute mémoire est construite, son récit n’est jamais innocent. Derrière les fabricants de mémoire, se cache toujours un pouvoir qui aime à surveiller les croyances et prétend domestiquer les pensées. Mais c’est aux fabricants d’Histoire qu’il revient de révéler au grand jour l’inaccepté d’une nation, et non l’image qu’elle entend cultiver.

Ce texte écrit durant l’été 2013 est la préface d’un livre encore à écrire et dont le titre est tiré de l’incipit du premier manifeste fasciste dit de San Sepolcro (23/03/ 1919):  “Italiani! Ecco il programma di un movimento genuinamente italiano.” / “Italiens! Voici le programme d’un mouvement naturellement italien.”

Naturellement italien? Comment le fascisme n’est pas entré dans l’Histoire.

  • Première partie: L’INASSIMILABLE: Le « fascisme de pierre » ou la pérennisation du passé.
  • Deuxième partie: L’INCONCILIABLE: Le massacre des Fosses ardéatines ou la banalisation du mal. 
  • Troisième partie: L’INSEPARABLE: Le « jour du souvenir » ou l’instrumentalisation de la mémoire.
  • Quatrième partie: L’IMPRESCRIPTIBLE: Le mausolée à Rodolfo Graziani ou la glorification du crime.
  • Cinquième partie: LA MYSTIFICATION: Fascisme et néofascisme, de la propagande au marketing.
  • Conclusion: VIOLENCE ET POUVOIR: le fascisme comme « idéologie de guerre ».
Foro olimpico -Rome  © Olivier Favier.

Foro olimpico -Rome © Olivier Favier.

Pour aller plus loin:

  • En plus des références citées dans ce texte, on lira avec profit l’ouvrage d’Alessandro PortelliL’ordine è già stato eseguito, Roma, Donzelli, 1999, dont la longue introduction est intégralement traduite sur ce site, ainsi que ceux du journaliste et ami Guido Caldiron, Populismo globale, Roma, Manifestolibri, 2008, La Destra sociale, da Salò a Tremonti, Roma, Manifestolibri, 2009,  et enfin Estrema destra, Roma, Newton Compton, 2013.
  • Sur ce site, on pourra consulter la rubrique « L’Italie derrière la mémoire » et pour ce qui concerne la critique de la notion de « Lieu de mémoire » en France la rubrique intitulée « Les lieux de l’oubli ».
  1. Cette remarque fut faite par Antonio Tabucchi lors d’une rencontre au Théâtre de l’Odéon le 17/03/2002, qui faisait suite à la réélection de Silvio Berlusconi en 2001. La table ronde fut retransmise en direct sur France Culture. Je l’entends encore répéter : « Mais l’Italie est un grand pays ». []
  2. Erik Gandini (2009). []
  3. Guy-Ernest Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Éditions Gérard Lebovici, 1988. Extrait repris en ligne sur ce site. []
  4. Dominique Vidal, Le ventre est encore fécond, Les nouvelles extrêmes-droites européennes, Paris, Libertalia, 2012. []
  5. Je ne cite là que les mouvements les plus durs bénéficiant d’une représentativité. Mais on pourrait y ajouter pour le moins la montée spectaculaire de Pym Fortuin aux Pays-Bas (jusqu’à sa mort en 2002), celui des mouvements nationalistes flamands, pour ne rien dire du Front National. []
  6. Aux élections régionales de 1998, trois candidats de l’UDF furent élus avec les voix du Front National et aussitôt exclus. Si la personnalité de Jean-Marie Le Pen ne prêtait guère à une refondation de l’extrême-droite française, celle de sa fille a ravivé des craintes quant à la pérennité du « Front républicain ». []
  7. Plus encore que le film manifeste de Francesco Rosi, Les hommes contre (1970), on regardera du côté de Mario Monicelli et de La Grande Guerre (1959), portrait de deux candidats spontanés à la désertion réalisé avec une indulgence et une liberté d’esprit totalement inimaginable dans la France des années cinquante. []
  8. Un choix d’articles a été traduit en français sous la direction de Gilles Pécout: Mario Isnenghi, L’Italie par elle-même, Les lieux de mémoire italiens de 1848 à nos jours, Paris, Editions de la rue d’Ulm, 2006. []
  9. Voir sur ce site le témoignage du poète et historien italien Carlo Bordini, qui a commencé par cet épisode dix années de militance politique. []
  10. Leonardo Paggi, « Una repubblica senza Pantheon », in Le Memorie della Repubblica, La nuova Italia, Florence, 1999, page 262 (la traduction est la mienne). []
  11. Titre d’un roman de Sebastiano Vassalli (Einaudi, 2001). []

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