Famines, libre-échange et colonisation, par Olivier Favier.

 

Le discours est bien connu: en matière de passé colonial, la poutre dans l’œil du voisin -on ne peut guère parler de paille- est souvent la seule utile pour soulager la conscience. Aussi les Français sont-ils depuis longtemps diserts, ou pour dire mieux nébuleusement implacables, sur les horreurs perpétrés dans l’ex-Congo belge, sur le gaz moutarde des Italiens durant la guerre d’Éthiopie, et les guerres hors d’âge -pensez-y, dix ans après les accords d’Évian!- du Portugal au Mozambique, en Angola et en Guinée-Bissau, pour ne rien dire de l’antécédent tudesque du génocide herero -une manie d’outre-Rhin, faut-il croire. Si vous allez en Belgique ou en Italie, on vous dira bien haut, car vous en êtes sans aucun doute en partie responsables, les horreurs des guerres d’Indochine et d’Algérie, mais on fera silence sur l’impunité dont ont bénéficié, ici, les assassins de Patrice Lumumba, là, le criminel de guerre Rodolfo Graziani pour ses actions en Libye et Addis-Abeba.

De 1889 à 1892, la famine en Ethiopie emporta un tiers de la population, encourageant l’Italie à passer à l’offensive depuis l’Érythrée. La guerre voulut par Francesco Crispi se solda par la défaite historique d’une armée occidentale face aux troupes de Ménélik II à Adoua en 1896. La famine dans la Corne de l’Afrique, dont une des causes immédiates est une sécheresse tel que la région n’en a pas connu depuis 60 ans, menace aujourd’hui la vie de 12 millions de personnes.

Cette médiocrité unanime et les mesquineries comptables qui les accompagnent généralement laissent cependant de côté une exception insolite, le Royaume-Uni, qui, à la fin du dix-neuvième siècle, dispose du premier Empire colonial du monde et du second sur le continent africain. Quelles raisons trouver à cette clémence des comptoirs -de café, entendons-nous bien- quand on évoque l’Inde de Rudyard Kipling ou tout ce qui pouvait se passer autour du Kilimandjaro? D’une part, il est vrai, c’est en langue anglaise -des États-Unis- qu’on peut trouver des études sur des épisodes totalement oubliés de telle ou telle histoire coloniale -je pense par exemple à la révolte générale qui se déclenche en Haute-Volta contre la conscription française en 1915. Surtout, et c’est là l’essentiel, la colonisation britannique, qui a suivi un modèle d’exploitation basée sur le libre-échange et une économie-monde, était à la fois en rupture avec les crispations strictement autoritaires des puissances de second ordre -dont la guerre d’Éthiopie demeure le parangon absolu- et en phase avec l’avenir de la planète, plus encore après les décolonisations et la fin du monde bipolaire. Aussi n’est-ce pas un hasard si le processus de décolonisation instaurée par Londres est si souvent cité en exemple.

Ces réflexions préliminaires m’amènent à préciser deux choses. L’histoire des guerres de décolonisation, que l’on commence depuis peu à faire avec sérieux -et je renvoie sur ce point aux exemples malgaches et camerounais, parmi les plus célèbres méconnus de l’histoire coloniale française- laisse encore de côté une autre beaucoup plus longue, et au fond infiniment plus tragique et essentielle: celle des longues guerres de conquêtes et de « pacifications », et celle de la domination elle-même -dont l’aspect juridique est un excellent révélateur. Derrière les potentats laissés un peu partout pour servir l’ancienne puissance coloniale, il y a souvent un demi-siècle, un siècle ou plus de destructuration politique, économique, culturelle et sociale. Il est au demeurant impossible d’en mesurer les ravages -par manque de sources comme par l’effet de brisure que ces longues périodes ont eu sur l’histoire des peuples colonisés. Je renvoie sur ce point aux analyses de Catherine Coquery-Vidrovitch -notamment dans L´Afrique et les Africains au XIXe siècle, Paris, Colin, 1999. Dans ce livre, elle a cherché à reprendre l’histoire de l’Afrique subsaharienne avant la décennie 1880 non comme une histoire précoloniale -avec toute la distorsion rétrospective que cela peut impliquer- mais comme celle d’un continent en pleine mutation interne -notamment d’un point de vue politique et religieux- dans lequel les incursions européennes sont encore une donnée parmi d’autres, et quelquefois secondaire.

De juin à août 1900, le quartier des Légations -qui regroupe les autorités des puissances coloniales en Chine- est assiégé par les Boxers, jusqu’à l’intervention del’Alliance des huit nations. Sur cette vignette japonaise de 1900, sont représentés des militaires des huit états de la coalition, avec leurs drapeaux navals respectifs, de gauche à droite : Italie, États-Unis, France, Empire austro-hongrois, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, Russie. Certains apparaissent comme des puissances coloniales insolites, mais cette entente momentanée en dit long sur un partage du monde dont l’actuel G8 perpétue la tradition.

Parmi les livres majeurs consacrés à la colonisation, il en est un du chercheur étasunien Mike Davis, qui constitue le pendant historique de son essai anthropologique sur Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte, 2007, et  dont le titre est pour le moins aussi réjouissant, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte, 2006. Ce livre, par ailleurs d’une immense richesse informative, est à mon sens capital à deux titres. Son objet est l’étude des deux périodes de famine qui de 1876 à 1879, puis de 1896 à 1902, ont causé, pour s’en tenir à trois zones du monde, à savoir l’Inde, la Chine et le Brésil, entre 30 et 60 millions de morts -l’auteur penche pour une estimation de 50 millions. Sur ces deux famines qui constituent la plus grave crise alimentaire de l’histoire de l’humanité, la plupart des historiens occidentaux font silence. Par exemple, Eric Hobsbawn -que Mike Davis, on s’en doute, ne peut guère soupçonner de nostalgie coloniale ou de vision ethnocentrée du monde- n’en fait aucune mention dans les trois livres qu’il consacre à l’histoire du dix-neuvième siècle -et notamment dans L’Ère des Empires, 1870-1914, Paris, Hachette, 2001. « Cela équivaut, ajoute l’auteur avec justesse, à écrire l’histoire du vingtième siècle sans mentionner la famine liée au Grand Bond en avant ou le génocide cambodgien. »

Cette constatation, dont on comprend qu’elle a largement motivée l’écriture du livre, en dit long sur la nécessité d’une réécriture globale de l’Histoire contemporaine, tant la vision qu’on en a à ce jour est violemment biaisée. Elle continue de l’être, avec la même obscénité tranquille, dans la survalorisation ubuesque des morts occidentaux lors de toutes les interventions militaires récentes, de l’échec de l’opération Restore hope en Somalie en 1993 aux guerres d’Irak ou d’Afghanistan. C’est ce qu’on pourrait nommer le « syndrome de Mogadiscio », du nom de cette ville où, lors des affrontements du 3 octobre 1993, dix-huit soldats américains ont été tués -un dix-neuvième mourra quelques jours plus tard. Cette journée eut pour conséquence immédiate le repli total, jusqu’ici toujours en vigueur, des troupes occidentales de Somalie -à l’exception des navires de guerre largement médiatisés qui luttent contre les pirates affamés du Golfe d’Aden. Lors de cette même « bataille de Mogadiscio »-, un millier de Somaliens, dont deux tiers de civils, ont perdu la vie. Ridley Scott a dû s’apercevoir a posteriori qu’ils n’étaient pas rentrés dans l’Histoire. Quoi qu’il en soit, dans son film Black Hawk down (2001),  il ne leur est fait allusion qu’en deux lignes dans le générique de fin.

Les économies faites dans l’application des théories d’Adam Smith et de Robert Malthus à la famine indienne permit au gouvernement britannique de se lancer dans une seconde guerre d’Afghanistan en 1878. Deux ans plus tard, ce pays perdait son indépendance pour une simple autonomie. Ici, les troupes britanniques et leurs auxiiliaires indiens dans une vallée afghane en 1879.

L’autre élément majeur apporté par ce livre, c’est l’analyse qui est faite, dès la fin du dix-neuvième siècle, des conséquences désastreuses de l’idéologie libérale -au sens économique cela s’entend- sur la gestion -ou la non-gestion- des crises alimentaires -entendons des famines- des trente dernières années du dix-neuvième siècle. Nous venons de traverser -et l’année 2011 sera je crois un tournant décisif sur ce point- deux décennies marquées par la théorie de la « fin des idéologies » -toute la subtilité de cette expression étant dans le pluriel, car une au moins était appelée à se changer en pensée unique. Aussi, selon le même procédé évoqué au début de cet article, on a beaucoup glosé sur  les horreurs variées du stalinisme, sur la famine ukrainienne par exemple -la variante maoïste, dont les vieux chantres ont aujourd’hui le statut de rebelles émérites, faisant encore l’objet d’une relative discrétion. L’exemple de la famine en Inde, telle que traitée par les émissaires de la couronne britannique en 1876-1879 nous amène pourtant, à la façon dont elle est décrite par Mike Davis dans le chapitre intitulé « les fantômes de Victoria », sinon à relativiser, car ce serait imbécile et obscène, du moins à remettre en perspective le monopole de l’horreur attribué aux tristes années des totalitarismes -nazisme y compris.

Une phrase et deux données pourront donner un avant-goût des modalités de pensée -entendez de l’idéologie- et des réalités matérielles qui les ont accompagnées dans une crise, qui, en quatre ans et pour le seul sous-continent indien, fit entre 6 et 10 millions de morts -soit au minimum un exact équivalent numérique de la Shoah. Pour faire face à une pareille tragédie, voici la consigne donnée par le Conseil des Indes -britannique- au vice-gouverneur Richard Temple en 1877: « La tâche de sauver des vies quel qu’en soit le coût est une entreprise qui se situe au-delà de nos compétences. Le poids de l’endettement et de la charge fiscale qu’entraineraient de telles dépenses auraient rapidement des conséquences plus fatales que la famine elle-même ». Ajoutons, car il est toujours bon d’aller de la théorie à la pratique, deux chiffres puisés dans le même livre de Mike Davis: en 1877, Temple établit une ration alimentaire minimum pour les travaux de force à Madras équivalente à 1627 calories par jour -soit 100 de moins que celle attribuée en 1944 aux internés du camp de Buchenwald.  Quant au volume des exportations de blé de l’Inde vers le Royaume-Uni, il  fit plus que quadrupler entre 1875 et 1878 -déclenchant au passage d’intenses spéculations que le télégraphe aura fini d’affoler. « Il paraît étrange, notait alors Cornelius Walford en 1879, qu’avec les famines qu’elle a à supporter, l’Inde soit capable d’alimenter d’autres régions du monde. »

Victimes de la famine en Inde, 1877. British royal identity services.

Pour aller plus loin: (en plus des références apparaissant en cours d’article

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