Comptoir fondé au dixième siècle par des migrants arabes et peut-être persans, Mogadiscio est gouverné jusqu’au treizième siècle par une fédération de tribus. « Ils n’ont roi, mais quatre cheïkhs, ce qui veut dire quatre hommes qui ont le gouvernement de toute cette île [sic] », écrit Marco Polo. Un sultanat héréditaire y est établi à partir de la fin du treizième siècle. L’évolution de la structure du pouvoir dans l’actuelle capitale de la Somalie est caractéristique de la colonisation arabe dans l’océan Indien. Au début, les clans des tribus ayant pris part à la colonisation fondent une fédération. Par la suite, la fonction du cadi, dont la prééminence se trouve à la base de la loi islamique, se détache. Parallèlement fortune et puissance se concentrent dans un seul clan . La fonction du cadi finit ainsi par devenir héréditaire au sein d’un clan et une première cristallisation de pouvoir s’opère. C’est le cas de la tribu des Muqri à Mogadiscio. Enfin, dans des conditions mal connues pour cette ville, un personnage, ici Abu Bakr bin Fakhr al-Din, établit une dynastie. C’est vers la fin du XIIIe siècle, à l’issue d’un compromis avec les Muqri, qui gardent la fonction de cadi pour leur descendance. Les choses se trouvent dans cet état lors du passage d’Ibn Battûta et le restent probablement jusqu’au XVIe siècle.
Mogadiscio est le plus septentrional des grands comptoirs islamiques situés sous la corne d’Afrique. Ces comptoirs ont été fondés vers le dixième siècle par des Arabes de l’Arabie du Sud ou des Iraniens du golfe Persique, souvent des hérétiques fuyant les persécutions, comme les zaydites. Ils constituent le départ d’un grand arc de cercle, qui va de Madagascar à Ceylan en longeant les côtes de l’Afrique, et le sud de la péninsule arabique. Les comptoirs de l’Afrique fournissent surtout de l’or, de l’ivoire et des esclaves, auxquels viennent s’ajouter l’ambre, l’encens et les chevaux de l’Arabie du Sud. Certaines de ces marchandises, notamment les esclaves et une partie de l’or, bifurquent vers la mer Rouge ou le golfe Persique, à destination du Moyen-Orient. Le reste, notamment l’ivoire, continue vers l’Inde où il s’échange contre les épices et les étoffes qui remontent ainsi vers le nord, tandis que des vivres s’acheminent pour l’approvisionnement des comptoirs africains. Ces comptoirs connaîtront tous le même sort, balayés ou réduits à l’impuissance par la pénétration portugaise au début du seizième siècle.
Les centres les plus importants sur le continent africain sont à l’époque Mogadiscio et Kilwa, et c’est là qu’Ibn Battûta s’arrête le plus longtemps, dans les premiers mois de l’an 1331.
À Mogadiscio, le commerce de coton tissé y est florissant. Il est exporté vers l’Égypte, l’Arabie et le golfe Persique, mais commence à décliner après la destruction des colonies arabes de la côte par les Portugais.
Après être partis de Zeïla’, nous voyageâmes sur mer pendant quinze jours, et arrivâmes à Makdachaou, ville extrêmement vaste. Les habitants ont un grand nombre de chameaux, et ils en égorgent plusieurs centaines chaque jour. Ils ont aussi beaucoup de moutons, et sont de riches marchands. C’est à Makdachaou que l’on fabrique les étoffes qui tirent leur nom de celui de cette ville, et qui n’ont pas leurs pareilles. De Makdachaou, on les exporte en Égypte et ailleurs. Parmi les coutumes des habitants de cette ville est la suivante : lorsqu’un vaisseau arrive dans le port, il est abordé par des sonboûks, c’est-à-dire de petits bateaux. Chaque sonboûk renferme plusieurs jeunes habitants de Makdachaou, dont chacun apporte un plat couvert, contenant de la nourriture. Il le présente à un des marchands du vaisseau, en s’écriant : « Cet homme est mon hôte » ; et tous agissent de la même manière. Aucun trafiquant ne descend du vaisseau, que pour se rendre à la maison de son hôte d’entre ces jeune gens, sauf toutefois le marchand qui est déjà venu fréquemment dans la ville, et en connaît bien les habitants. Dans ce cas, il descend où il lui plaît. Lorsqu’un commerçant est arrivé chez son hôte, celui-ci vend pour lui ce qu’il a apporté et lui fait ses achats. Si l’on achète de ce marchand quelque objet pour un prix au-dessous de sa valeur, ou qu’on lui vende autre chose hors de la présence de son hôte, un pareil marché est frappé de réprobation aux yeux des habitants de Makdachaou. Ceux-ci trouvent de l’avantage à se conduire ainsi.
Lorsque les jeunes gens furent montés à bord du vaisseau où je me trouvais, un d’entre eux s’approcha de moi. Mes compagnons lui dirent : « Cet individu n’est pas un marchand, mais un jurisconsulte. » Alors le jeune homme appela ses compagnons et leur dit : « Ce personnage est l’hôte du kâdhi. » Parmi eux se trouvait un des employés du kâdhi, qui lui fit connaître cela. Le magistrat se rendit sur le rivage de la mer, accompagné d’un certain nombre de thâlibs1 ; il me dépêcha un de ceux-ci. Je descendis à terre avec mes camarades, et saluai le kâdhi et son cortège. Il me dit : « Au nom de Dieu, allons saluer le cheïkh. — Quel est donc ce cheïkh ? répondis-je — C’est le sultan, répliqua-t-il. » Car ce peuple a l’habitude d’appeler le sultan cheïkh. Je répondis au kâdhi : « Lorsque j’aurai pris mon logement, j’irai trouver le cheïkh. » Mais il repartit : « C’est la coutume, quand il arrive un légiste, ou un chérîf, ou un homme pieux, qu’il ne se repose qu’après avoir vu le sultan. » Je me conformai donc à leur demande, en allant avec eux trouver le souverain.
Ainsi que nous l’avons dit, le sultan de Makdachaou n’est appelé par ses sujets que du titre de cheïkh. Il a nom Abou Becr, fils du cheïkh Omar, et est d’origine berbère ; il parle l’idiome makda-chain, mais il connaît la langue arabe. C’est la coutume, quand arrive un vaisseau, que le sonboûk du sultan se rende à son bord, pour de-mander d’où vient ce navire, quels sont son propriétaire et son roub-bân, c’est-à-dire son pilote ou capitaine, quelle est sa cargaison et quels marchands ou autres individus se trouvent à bord. Lorsque l’équipage du sonboûk a pris connaissance de tout cela, on en donne avis au sultan, qui loge près de lui les personnes dignes d’un pareil honneur.
Quand je fus arrivé au palais du sultan, avec le kâdhi susmentionné, qui s’appelait Ibn Borhân Eddîn et était originaire d’Égypte, un eunuque en sortit et salua le p086 juge, qui lui dit : « Remets le dépôt qui t’est confié, et apprends à notre maître le cheïkh que cet homme-ci est arrivé du Hidjâz. » L’eunuque s’acquitta de son message et revint, portant un plat dans lequel se trouvaient des feuilles de bétel et des noix d’arec. Il me donna dix feuilles du premier, avec un peu de faou-fel et en donna la même quantité au kâdhi ; ensuite il partagea entre mes camarades et les disciples du kâdhi ce qui restait dans le plat. Puis il apporta une cruche d’eau de roses de Damas, et en versa sur moi et sur le kâdhi, en disant : « Notre maître ordonne que cet étranger soit logé dans la maison des thâlibs. » C’était une maison destinée à traiter ceux-ci. Le kâdhi m’ayant pris par la main, nous allâmes à cette mai-son, qui est située dans le voisinage de celle du cheïkh, décorée de tapis et pourvue de tous les objets nécessaires. Plus tard le dit eunuque apporta de la maison du cheïkh un repas ; il était accompagné d’un des vizirs, chargé de prendre soin des hôtes, et qui nous dit : « Notre maître vous salue et vous fait dire que vous êtes les bienvenus » ; après quoi il servit le repas et nous mangeâmes. La nourriture de ce peuple consiste en riz cuit avec du beurre, qu’ils servent dans un grand plat de bois, et par-dessus lequel ils placent des écuelles de coû-chân2, qui est un ragoût composé de poulets, de viande, de poisson et de légumes. Ils font cuire les bananes, avant leur maturité, dans du lait frais, et ils les servent dans une écuelle. Ils versent le lait caillé dans une autre écuelle, et mettent par-dessus des limons confits et des grappes de poivre confit dans le vinaigre et la saumure, du gingembre vert et des mangues qui ressemblent à des pommes, sauf qu’elles ont un noyau. Lorsque la mangue est parvenue à sa maturité, elle est extrêmement douce et se mange comme un fruit ; mais, avant cela, elle est acide comme le limon, et on la confit dans du vinaigre. Quand les habitants de Makdachaou ont mangé une bouchée de riz, ils avalent de ces salaisons et de ces conserves au vinaigre. Un seul de ces individus mange autant que plusieurs de nous : c’est là leur habitude ; ils sont d’une extrême corpulence et d’un excessif embonpoint.
Lorsque nous eûmes mangé, le kâdhi s’en retourna. Nous demeurâmes en cet endroit pendant trois jours, et on nous apportait à manger trois fois dans la journée, car telle est leur coutume. Le quatrième jour, qui était un vendredi, le kâdhi, les étudiants et un des vizirs du cheïkh vinrent me trouver, et me présentèrent un vêtement. Leur habillement consiste en un pagne de filoselle, que les hommes s’attachent au milieu du corps, en place de caleçon, qu’ils ne connais-sent pas ; en une tunique de toile de lin d’Égypte, avec une bordure ; en une fardjîyeh de kodsy3 doublée, et en un turban d’étoffe d’Égypte, avec une bordure. On apporta pour mes compagnons des habits convenables.
Nous nous rendîmes à la mosquée principale, et nous y priâmes derrière la tribune grillée. Lorsque le cheïkh sortit de cet endroit, je le saluai avec le kâdhi. Il répondit par des vœux en notre faveur, et conversa avec le kâdhi dans l’idiome de la contrée ; puis il me dit en arabe : « Tu es le bienvenu, tu as honoré notre pays et tu nous as ré-jouis. » Il sortit dans la cour de la mosquée, et s’arrêta près du tombeau de son père, qui se trouve en cet endroit ; il y fit une lecture dans le Coran et une prière, après quoi les vizirs, les émirs et les chefs des troupes arrivèrent et saluèrent le sultan. On suit, dans cette cérémonie, la même coutume qu’observent les habitants du Yaman. Celui qui sa-lue place son index sur la terre, puis il le pose sur sa tête, en disant : « Que Dieu perpétue ta gloire ! »
Après cela, le cheïkh franchit la porte de la mosquée, revêtit ses sandales, et ordonna au kâdhi et à moi d’en faire autant. Il se dirigea à pied vers sa demeure, qui était située dans le voisinage du temple, et tous les assistants marchaient nu-pieds. On portait au-dessus de la tête du cheïkh quatre dais de soie de couleur, dont chacun était surmonté d’une figure d’oiseau en or. Son vêtement consistait ce jour-là en une robe flottante de kodsy vert, qui recouvrait de beaux et amples habits de fabrique égyptienne. Il était ceint d’un pagne de soie et coiffé d’un turban volumineux. On frappa devant lui les timbales et l’on sonna des trompettes et des clairons. Les chefs des troupes le précédaient et le suivaient ; le kâdhi, les jurisconsultes et les chérîfs l’accompagnaient. Ce fut dans cet appareil qu’il entra dans sa salle d’audience.
Les vizirs, les émirs et les chefs des troupes s’assirent sur une estrade, située en cet endroit. On étendit pour le kâdhi un tapis, sur lequel nul autre que lui ne prit place. Les fakîhs et les cherîfs accompagnaient ce magistrat. Ils restèrent ainsi jusqu’à la prière de trois à quatre heures de l’après-midi. Lorsqu’ils eurent célébré cette prière en société du cheïkh, tous les soldats se présentèrent et se placèrent sur plusieurs files, conformément à leurs grades respectifs ; après quoi on fit réson-ner les timbales, les clairons, les trompettes et les flûtes. Pendant qu’on joue de ces instruments, personne ne bouge et ne remue de sa place, et quiconque se trouve alors en mouvement s’arrête, sans avan-cer ni reculer. Lorsqu’on eut fini de jouer de la musique militaire, les assistants saluèrent avec leurs doigts, ainsi que nous l’avons dit, et s’en retournèrent. Telle est leur coutume chaque vendredi.
Lorsqu’arrive le samedi, les habitants se présentent à la porte du cheïkh, et s’asseyent sur des estrades, en dehors de la maison. Le kâdhi, les fakîhs, les chérîfs, les gens pieux, les personnes respectables et les pèlerins entrent dans la seconde salle et s’asseyent sur des estrades en bois destinées à cet usage. Le kâdhi se tient sur une estrade séparée, et chaque classe a son estrade particulière, que personne ne partage avec elle. Le cheïkh s’assied ensuite dans son salon et envoie chercher le kâdhi, qui prend place à sa gauche, après quoi les légistes entrent, et leurs chefs s’asseyent devant le sultan ; les autres saluent et s’en retournent. Les chérîfs entrent alors, et les principaux d’entre eux s’asseyent devant lui ; les autres saluent et s’en retournent. Mais, s’ils sont les hôtes du cheïkh, ils s’asseyent à sa droite. Le même cérémo-nial est observé par les personnes respectables et les pèlerins, puis par les vizirs, puis par les émirs, et enfin par les chefs des troupes, chacune de ces classes succédant à une autre. On apporte des aliments ; le kâdhi, les chérîfs et ceux qui sont assis dans le salon mangent en présence du cheïkh, qui partage ce festin avec eux. Lorsqu’il veut honorer un de ses principaux émirs, il l’envoie chercher et le fait manger en leur compagnie ; les autres individus prennent leur repas dans le réfectoire. Ils observent en cela le même ordre qu’ils ont suivi lors de leur admission près du cheïkh.
Celui-ci rentre ensuite dans sa demeure ; le kâdhi, les vizirs, le secrétaire intime, et quatre d’entre les principaux émirs, s’asseyent, afin de juger les procès et les plaintes. Ce qui a rapport aux prescriptions de la loi est décidé par le kâdhi ; les autres causes sont jugées par les membres du conseil, c’est-à-dire les vizirs et les émirs. Lorsqu’une affaire exige que l’on consulte le sultan, on lui écrit à ce sujet, et il envoie sur-le-champ sa réponse, tracée sur le dos du billet, conformément à ce que décide sa prudence. Telle est la coutume que ces peuples observent continuellement.
Extrait de Voyages, traduction de l’arabe de C. Defremery et B.R. Sanguinetti, 1858. L’introduction et les notes sont reprises et adaptées de l’édition de Stéphane Yérasimos, François Maspéro, 1982.
Pour aller plus loin: Mogadiscio d’hier, Mogadiscio aujourd’hui.
- Mogadoxo 1878 (Mogadiscio), par Georges Révoil. Extrait de Voyages aux pays des Aromates, Paris, E.Dentu, 1880.
- Magdochou 1888 (Mogadiscio), par Élisée Reclus.
- Mogadiscio 1891. Une description de la ville somalienne par Luigi Robecchi Bricchetti, explorateur italien, sous son aspect précolonial. Avec des liens sur la catastrophe alimentaire à l’été 2011. Texte repris sur Rue 89.
- Moga 1993 (Mogadiscio), par Giovanni Porzio.
- Mogadiscio 2002-2008 ou l’abandon photographié, entretien avec Pascal Maitre.
- Rouge (Mogadiscio 1991), par Ubax Cristina Ali Farah.
- Étudiants [↩]
- Sorte de curry. [↩]
- Robe flottante d’étoffe de Jérusalem. Un voyageur chinois qui a visité Mogadiscio vers 1417-1419 note que les hommes avaient des cheveux en boucles qui pendaient de tous les côtés et portaient des étoffes de coton ceintes autour de la taille et que les femmes appliquaient un vernis jaune sur leurs têtes rasées et portaient des disques à leurs oreilles ainsi que des anneaux d’argent au-tour du cou. [↩]