Le 13 novembre 2015, lorsqu’un message me demande si je suis en sécurité, je ne sais pas qui m’écrit, n’ayant à ma disposition qu’un portable de rechange où mes numéros ne sont pas enregistrés. Mais je me doute aussitôt qu’il y a eu un nouvel attentat à Paris. Je me trouve sur le chemin des Dunes, aux abords du bidonville de Calais, en compagnie de deux militantes italiennes et d’un petit groupe de migrants. Sur la toile, je découvre progressivement comme tant d’autres au même instant un peu partout dans le monde, l’ampleur et le bilan des attaques en cours. Les lieux visés me sont plus ou moins familiers, je suis allé dans certains d’entre eux, ce sont des rues que je connais, où je passe régulièrement. Comme tant d’autres au même instant, j’appelle quelques proches, de fait les rares amis dont je parviens à retrouver le numéro. Je réponds aussi à quelques messages.
Juliette m’explique qu’avec les enfants ils ont entendu les tirs sur le Petit Cambodge depuis la maison. Mamadou est chez elle ce week-end-là. Je suis triste aussi pour lui, parce qu’il n’est ici en France que pour vivre en paix, protégé. Pour lui, oui, Paris est une fête dont il repart toujours plein de projets et d’envies. Nous échangeons quelques phrases, je le sens très nerveux, j’essaie de trouver les mots justes, je lui dis, je crois, que ce n’est qu’un éclat de la violence du monde, terrible bien sûr, mais cela ne signifie pas pour autant que Paris sera une ville en guerre. Autour de moi, deux amies italiennes me posent des questions. Elles traduisent les quelques informations que je peux leur donner en anglais, en arabe et en amharique, à l’intention de quelques autres amis du bidonville.
De temps en temps, délaissant l’écran de mon téléphone portable, je jette un œil autour de moi. Je vois des regards tristes et résignés, un homme répète « Boko Haram, ISIS » en secouant la tête. Les migrants qui nous entourent, me semble-t-il, ne mesurent pas d’emblée les conséquences néfastes qu’une telle action va avoir sur leur avenir déjà bien incertain. Ils ne savent pas que, d’une certaine manière, ce que beaucoup ont fui les aura poursuivi jusque là. Voilà ce qui m’obsède surtout en cet instant, leur sort et celui de ceux qui viendront après eux, comme je pensais à celui de mes amis syriens que je venais de laisser sous le porche venteux d’une église, le 7 janvier dernier, quand la nouvelle de l’attentat de Charlie Hebdo m’est arrivée par téléphone. On est loin quoi qu’il en soit des regards d’angoisse que je verrai deux jours plus tard dans les rues de la capitale. Dans ce qui est aujourd’hui le plus grand bidonville d’Europe, le reste du monde devient parfois presque irréel, comme sont irréels les conflits et la misère des autres pour tant de gens d’ordinaire à Paris. Dans notre monde où l’information circule en temps réel, le réel s’écoule partout ailleurs comme le temps.
Soudain, je vois l’une de mes amies italiennes courir sur le chemin des Dunes, le portable à la main. La seconde lui emboîte le pas, et sans même réfléchir, je me mets à courir à mon tour. J’arrive à leur hauteur et je découvre avec elles, à quelques dizaines de mètres, un ciel rouge orangé. Des gens marchent vers nous, calmement. J’ai rangé mon téléphone pour me saisir de mon appareil photo. Je m’approche du feu, je n’entends aucun cri, aucun appel, rien qui ne laisse penser que quelqu’un est resté prisonnier des flammes qui s’élèvent à plusieurs dizaines de mètres de haut désormais. Alors je commence à faire des images. Des détonations sourdes retentissent, des bonbonnes de gaz qui explosent. Le vent vient vers nous, ce qui veut dire qu’une large partie du bidonville demeure hors de danger. J’ai l’impression d’assister à une catastrophe naturelle, à une apocalypse hors du monde, non à la conséquence évidente de l’incurie des pouvoirs publics qui ont laissé sans équipement ou presque l’écrasante majorité des quatre mille cinq cents personnes présentes actuellement sur les lieux.
Plus tard encore, je me souviens de deux jeunes Érythréens enroulés dans une couverture, assis sur une chaise, le regard vide, au bord du chemin. Pour eux, Paris est aussi loin que l’est pour nous leur mauvais sort du jour, la lande où ils vivent, la dictature qu’ils ont fuie, les souffrances endurées durant leur voyage. En accompagnant ceux qui sont demeurés sans-abri jusqu’à un lieu d’accueil trouvé par les bénévoles sur le camp, je constate que le reste du bidonville a continué de vivre, presque comme si de rien n’était. Il est si étendu que certains, probablement, ne se sont aperçu de rien. Nous sommes à deux pas d’un périmètre dédié à la vie nocturne, l’endroit sans doute le plus hallucinant de cet immense non-sens, où résonnent les moteurs de quelques groupes électrogènes, avec ses quelques discothèques improvisées, ses bagarres, ses lumières de fête foraine multicolores et mouvantes, quand tout le reste est plongé dans l’ombre.
Ce vendredi 13 était, dit-on, la journée mondiale de la gentillesse. Ce fut aussi la dernière d’un magnifique été indien, symptôme parmi d’autres du dérèglement climatique en cours.
Huit jours plus tard, un nouvel incendie de moindre importance fera cette fois deux blessés.
Pour aller plus loin:
- La rubrique Migrations de ce site.
- Le blog Passeurs d’hospitalités de Philippe Wannesson. Sur le sujet en particulier cet article.