De 1429 à 1942. Cet in-folio de 394 pages aujourd’hui totalement oublié a été dirigé et partiellement écrit par Sacha Guitry en 1942, publié en 675 exemplaires par Sant’Andrea et Lafuma à Paris en 1944.
L’ouvrage a été imprimé sur papier pur chiffon filigrané à la francisque. Il a été présenté aux souscripteurs le 23 avril, puis de nouveau lors d’un gala à l’Opéra le 23 juin.
Ce soir-là, l’auteur nous invite à découvrir son ouvrage dans un plan fixe de 58 mn, dès lors inclus dans sa filmographie. Toujours ce soir-là, alors que la bataille de Normandie fait rage et que l’URSS lance sa grande offensive d’été, un exemplaire est vendu aux enchères à 400 000 francs au profit de l’Union des Arts.
Voici quelques extraits de l’introduction -on notera l’usage de l’Eszett pour marquer le double s:
Oui, de Jeanne d’Arc à Philippe Pétain, de 1429 à 1942, c’est-à-dire: la France.
(…) 1429-1942!
C’est le même problème – avec les mêmes chiffres.
(…) Jeanne dit:
« Avant que soit la Mi-carême, il faut que je sois vers le Roi, duβé-je user mes pieds jusqu’aux genoux. Car il n’y a au monde ni rois, ni ducs, ni autres, qui puiβent recouvrer le Royaume de France. Il n’y a secours que de moi-même »
Puis elle dit encore que « la grande pitié qui est au Royaume de France » a déterminé son départ.
N’est-ce pas pour la même raison que le Maréchal a quitté sa retraite & qu’il fit « à la France le don de sa personne »? (…)
Voilà pourquoi je dis de Jeanne d’Arc à Philippe Pétain, de Celle qui l’a faite à Celui qui la tient tendrement dans ses bras.
Et si quelqu’un s’avisait de me dire:
-Mais…
Je lui couperais la parole, aussi poliment que possible, en lui répondant que, pour moi, il n’y a pas de « mais ».
Ailleurs dans l’ouvrage, le ton de Sacha Guitry est celui que nous lui connaissons:
Et d’ailleurs, de Jeanne d’Arc à Philippe Pétain, il est une autre continuité que, certes, il convient de ne pas négliger -c’est celle de l’esprit.
(…) Les Français ont toujours passé pour être les gens les plus spirituels du monde. Ce n’est pas à nous de le dire, bien entendu, mais ce n’est pas à nous, non plus, de l’oublier – ni de le faire oublier.
(…) Légers, nous le sommes à l’excès, je n’en disconviens pas. Mais, si nous le sommes à l’excès, c’est que nous sommes excessifs -& nous tomberions alors dans l’excès contraire si nous cessions d’être légers. Or, ne vaut-il pas mieux être excessivement légers qu’excessivement lourds?
Et, du reste, il n’est pas admissible que l’on se permette de reprocher à toute une nation certaines particularités qui, précisément, le caractérisent & le différencient.
(…) Ce n’est pas être psychologie -ou bien c’est être malveillant- que de tourner en dérision ce qui constitue l’originalité même d’un peuple ou d’une race.
Faire grief à quelqu’un d’avoir le nez trop court ne serait pas plus sot -& cela n’est pas moins fou que de désapprouver la profondeur d’un lac, la longueur d’une route ou la hauteur d’un pic.
La censure nazie ne s’est guère inquiétée, faut-il croire, d’un pareil acte de résistance. Il semble seulement, si l’on en croit les éditeurs, que l’ouvrage n’ait pas été considérée comme tout à fait prioritaire par les forces d’occupation:
Lorsque nous avons sollicité votre inscription à l’ouvrage de M. Guitry, la préparation en était très avancée. La plupart des collaborateurs avaient remis leur texte et les premières pages allaient être imprimées. Vint la « relève », Draeger nous informa qu’il ne pouvait plus assurer l’exécution dans les délais prévus. Nous passons alors de nouveaux accords avec un autre graveur. Le travail commence, mais quelques jours plus tard, le matériel est réquisitionné par les autorités occupantes pour la fabrication de cartes géographiques. Et, à son tour, l’Imprimerie Nationale chargée de la typographie, subit une amputation de son personnel spécialisé…
Dans cette longue genèse de la France, la période révolutionnaire n’est abordée que par la bande. Il y a, bien sûr, mais s’ouvrant sur le titre « l’Amour sacré de la Patrie », une double page consacrée à Rouget de l’Isle et à sa « Marseillaise ». Pour le reste, le lecteur devra se contenter d’Antoine Lavoisier (guillotiné en 1794) et de Charles-Maurice de Talleyrand. « Éloquence des dates », souligne encore Sacha Guitry « mais de 91 à 94, aucun grand homme ne veut naître. » Tant pis pour Géricault.
Dans une page intitulée « L’Esprit de Talleyrand », il retient cette phrase parmi quelques autres:
La loyauté, c’est très beau, mais, malheureusement, ce pays ne nous laisse jamais le temps d’être fidèle.
« Si nous imaginions un singulier dialogue », propose encore Sacha Guitry vers la fin de l’ouvrage. Ce dialogue a lieu entre « Celui-Qui-Questionne-Le-Passé » et « Celui-Qui-Interroge-L’Avenir ». Il est précédé de ces réflexions:
Donc, de 1429 à 1942, cinq siècles de grandeur, de misères & de joies -& devant nus, maintenant: l’Inconnu.
C’était l’abîme en juin 1940 -& nous nous attendions au pire. Le pire, à cette heure-là, n’étant pas advenu, chacun de nous, journellement, pendant des heures & des heures, s’est assis devant son échiquier &, prenant sa tête à deux mains, s’est mis à chercher la solution du problème -car la partie était perdue, mais la question restait posée, & cela continuait pour nous d’être un problème.
L’ouvrage accueille la « collaboration » des écrivains suivants: Pierre Benoit, Le Duc de Broglie, Maurice Donnay, Georges Duhamel, Abel Hermant, Jean Tharaud, Paul Valéry, René Benjamin, Pierre Champion, Léo Larguier, J.-H.Rosny jeune, Jean de la Varende, Colette, Louis Beydts, Jean Cocteau, Alfred Cortot, René Fauchois, Paul Fort, Jean Giraudoux, Aristide Maillol, Paul Morand, Le R. P. Sertillanges, Jérôme Tharaud.
La liste des illustrateurs n’est pas moins éloquente : Guy Arnoux, Pierre Bonnard, Lucien Boucher, Louis Bouquet, Brianchon, Robert Cami, Despiau, Dignimont, Dunoyer de Segonzac, Léon Gard, Jacques Ferrand, Valentin Le Campion, Georges Lepape, Aristide Maillol, Bernard Naudin, Maurice-Edmond Pérot, Utrillo.
Les lettrines, bandeaux, culs-de-lampes et dessins des frontispices, sont de Galanis.
Dans la version filmée, on peut « entendre les voix » de: Sacha Guitry, Roger Bourdin, Jean Cocteau, René Fauchois, Jean Hervé, Jacques Varennes, Michèle Alfa, Geori Boué, Jacqueline Francell, Suzy Prim, Madeleine Renaud, Denise Scharley.
En 1947, dans Quatre ans d’occupation (Éditions de l’Élan), Sacha Guitry décrit cet ouvrage comme:
« un véritable monument à la gloire de la France… Un cri de foi, d’amour et d’espérance, et l’on ne saurait lui attribuer sans mentir une signification politique. »
Il ajoute:
« Je n’en connais pas qui soit plus beau. Je n’en connais pas qui montre mieux le vrai visage de la France – et son ardente volonté de se suffire à elle-même – et de rester, seule, chez elle. L’avoir réalisé sous l’œil de l’Occupant, cela représente un tour de force inégalé. »
À son crédit, il faut reconnaître une inclusion surprenante dans le contexte de la collaboration: un fac-similé de « J’accuse… ! », la lettre d’Émile Zola publiée dans « L’Aurore » du 13 janvier 1898, en défense du capitaine Dreyfus. Sacha Guitry s’est empressé de le rappeler:
N’était-ce pas audacieux, provoquant même?
Plusieurs personnalités d’origine juive sont par ailleurs évoquées: Georges de Porto-Riche, Henri Bergson, Sarah Bernhardt, Camille Pissarro, Paul Dukas, Rachel, Marcel Schwob.
D’autres artistes sont connus pour leurs idées révolutionnaires: Paul Verlaine -mais sans Arthur Rimbaud- Gustave Courbet ou encore Octave Mirbeau -qu’il s’efforce de dépolitiser. Tous cependant appartiennent à un dix-neuvième siècle politiquement incarné par Napoléon, et plus vaguement par Adolphe Thiers (et son journal « Le National »).
Revendicatif, Sacha Guitry sait parfois l’être, mais dans un esprit évidemment corporatiste, comme en témoigne cette lettre ouverte à un ministre inexistant, en commentaire d’une autre lettre signée Pierre Corneille.
Sacha Guitry est arrêté le 23 août 1944 par un groupe de résistants. Il reste incarcéré 60 jours sans chef d’inculpation. L’affaire se conclue par un non-lieu en 1947.
L’ouvrage a été réimprimé en 1951 par Raoul Solar -sans le « filigrane », mais toujours au format in-folio. En plus de quelques exemplaires hors-commerce, il a été tiré en 305 exemplaires sur pur chiffon, numérotés et signés par l’auteur et en 4630 exemplaire sur vélin. Les illustrations de cet article proviennent du numéro 3064. Une édition reliée in-octavo est parue chez Perrin en 1966.
Merci à Philippe et Christiane Ribeyre de la bouquinerie Tropique à Saint-Étienne qui, il y a bien longtemps, m’ont fait découvrir ce livre.